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Full text of "Une vieille maitresse"

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OE  U  V  R  E  s 


§ARBEY   D'AUREVILLY 


h-   -X^    VIEILLE    V^C^4IT%ESSE 


PciSC-rare  cîlabolicum. 


TOME     PREMIER 


PARIS 
LPHONSE    LEMERRE      ÉDITEUR 

23-31,    PASSAGE    CIIOISEUL,     25-3I 


i  V 1; 


OEUVRES 


BARBEY    D'AUREVILLY 


Présentée  to  the 

LffiRARY  ofthe 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 

from 

the  estate  of 

GIORGIO  BANDINI 


OE  U  V  R  E  s 


J.    BARBEY   D'AUREVILLY 


UKE    VIEILLE    îM^AIT%ESSE 

Perseverare  diabolicum. 


TOME      PREMIER 


PARIS 
ALPHONSE    LEMERRE,     ÉDITEUR 

23-31,    PASSAGE    CHOISEUL,     23-3I 


A  M.  le  Vicomte  Joseph  d'Izarn-Fréissinet 


o  1  c  I ,  Vicomte,  cette  Vieille  MaU 
Tresse  que  je  vous  ai  dédiée  quand 
elle  n'était  encore,  comme  l'opéra 
de  Gluck,  dans  Hoffmann,  qu'un 
cahier  de  papier  blanc.  Elle  est  restée  long^*- 
temps  inachevée  sous  votre  regard  bienveillant 
et  curieux.  Hélas!  en  tout  les  premiers  mo- 
ments sont  si  beaux  qu'on  a  peut-être  tort 
d'achever  les  livres  qu'on  commence.  Le  mien, 
qui  s'est  trouvé  fini  par  je  ne  sais  quelle  inex- 
plicable persévérance,  prend  votre  nom  pour 
son  étoile.  Qii'il  vous  plaise,  à  vous,  esprit  dif- 
ficile, éprouvé,  sybarite  de  l'intelligence,  et 
pour  moi  tout  sera  dit;  mais  vous  plaira-t-il? 
J'ai  l'inquiétude  des  ambitieux  et  des  coquet- 
tes. Vous  qui  êtes  profond  —  sans  y  tenir  — 
comme  si   vous  n'étiez   pas  brillant,  et  brillant 


comme  si  vous  n'étiez  pas  profond,  —  sans 
avoir  l'air  d'y  tenir  davantage,  —  trouverez- 
vous  un  peu  de  peinture  vraie  et  d'observation 
réelle  dans  ce  livre  que  je  vous  dédie?  Trou- 
verez-vous  que  ce  sont  là  des  portraits  qui 
marchent  et  que  j'ai  im  peu  éclairé,  à  ma  ma- 
nière, ces  obscurs  replis  entortillés  et  redoublés 
de  l'àme  humaine,  que  tous  les  penseurs  du 
monde  déroulent  et  détirent,  chacun  tle  son 
côté,  et  qui  se  rétractent  tant  sous  leurs 
efforts?...  Jugez-en.  Mon  succès  sera  surtout 
la  faveur  de  votre  opinion.  Je  ne  rêve  plus 
grand'chose  maintenant,  même  la  gloire.  J'ai 
trop  perdu  de  plomb  à  tirer  les  hirondelles 
sur  les  rivières  pour  bien  viser  ce  bel  Oiseau 
bleu  moqueur,  couleur  du  Temps,  qui  ne  vient  d 
nous  prompîement  que  dans  les  contes.  Je  l'y  ai 
laissé.  Je  troquerais  toutes  les  plumes  de  ses 
ailes  pour  votre  seule  approbation.  Je  la  choi- 
sirais entre  toutes  les  autres,  en  me  rappelant 
l'épigramme  de  Goethe  :  «  Qjie  le  sable  reste 
le  sable,  mais  la  pierre  précieuse  est  à  moi  1  » 

Jules  A.  Barbey  d'Aurevilly 


T\ÊFq4CE 


DE  LA  NOUVELLE  EDITION 


^Z^^<^:^  E  Roman  que  voici  fut piiblié  en  i8si, 
iz^   ^^^v\  pour  la  première  fois. 

A  cette  époque,  l'auteur  n'était  pas 
entré  dans  cette  voie  de  convictions 
et  d'idées  auxquelles  il  a  donné  sa  vie.  Il  n'avait 
jamais  été  un  ennemi  de  l'Eglise.  Il  l'avait,  au  con- 
traire, toujours  admirée  et  réputée  comme  la  plus 
belle  et  la  plus  grande  chose  qu'il  y  ait,  même  hu- 
mainement, sur  la  terre.  Mais  chrétien  par  le  bap- 
tême et  par  le  respect,  il  ne  l'était  pas  de  foi  et  de 
pratique,  comme  il  l'est  devenu,  grâce  à  Dieu. 
Et  comme  il  n'a  pas  simplement  été  son  esprit 


des  systhics  auxquels  il  l'avait,  en  passant,  accro- 
che, mais  que,  dans  la  mesure  de  son  action  et  de 
sa  force,  il  a  combattu  la  philosophie  et  qu'il  la 
condmttra  tant  qu'il  aura  souffle,  les  Libres  Pen- 
seurs, avec  cette  loyauté  et  cette  largeur  de  tête  qu'on 
leur  connaît,  n'ont  pas  manqué  d'opposer  à  son  ca- 
tholicisme d'une  date  récente  un  Roman  d'ancienne 
date,  qui  ose  bien  s'appeler  UNE  VIEILLE 
MAITRESSE,  et  dont  le  but  a  été  de  montrer 
non  seulement  les  ivresses  de  la  passion,  mais  ses 
esclavages. 

Eh  bien  !  c'est  cette  opposition  entre  un  livre  pa- 
reil et  sa  foi  que  l'auteur  d'UNE  VIEILLE 
MAITRESSE  entend  repousser  aujourd'hui.  Il 
n'admet  mdlement,  quoiqu'il  plaise  aux  Libres 
Penseurs  de  le  dire,  que  son  livre,  dont  il  accepte 
la  responsabilité  puisqu'il  le  réédite,  soit  véritable- 
ment une  inconséquence  atix  doctrines  qui  sont  à 
ses  yeux  la  vérité  même.  A  l'exception  d'un  détail 
libertin  dont  il  se  reconnaît  coupable,  détail  de  trois 
lignes,  et  qu'il  a  supprimé  dans  l'édition  qu'il  offre 
aujourd'hui  au  public,  UNE  VIEILLE  MAI- 
TRESSE, quand  il  l'écrivit,  méritait  d'être 
rangée  dans  la  catégorie  de  toutes  les  compositions 
de  littérature  et  d'art  qui  ont  pour  objet  de  repré- 
senter la  passion  sans  laquelle  il  n'y  aurait  ni  art, 


VELLE    ÉDITi« 


ni  littérature,  ni  vie  morale,  car  l'excès  de  la  pas- 
sion, c'est  l'abus  de  notre  liberté. 

L'auteur  d'UNE  VIEILLE  MAITRESSE 
n'était  donc  alors,  comme  il  n'est  encore  aujour- 
d'hui, qu'un  romancier  qui  a  peint  la  passion  telle 
qu'elle  est  et  telle  qu'il  l'a  vue;  tnnis  qui,  en  la  pei- 
gnant, à  toute  page  de  son  livre  l'a  condamnée.  Il 
n'a  prêché  ni  avec  elle  ni  pour  elle.  Comme  les  ro- 
manciers de  la  Libre  Pensée,  il  n'a  pas  fait  de  la 
passion  et  de  ses  jouissances  le  droit  de  l'homme  et 
de  la  femme  et  la  religion  de  l'avenir.  Il  Va  expri- 
mée, il  est  vrai,  le  plus  énergiquement  qu'il  a  pu, 
mais  est-ce  de  cela  qu'on  lui  fait  un  reproche  7. . . 
Est-ce  de  l'ardeur  de  sa  couleur  comme  peintre  qu'il 
doit  caû\o\\c[\itvi\Qnts' accuser? . .  .End'autre  termes, 
la  question  posée  contre  lui  à  propos  d'UNE 
VIEILLE  MAITRESSE  n'est-elle  pas  beau- 
coup plus  haute  et  plus  générale  que  l'intérêt  d'un 
livre  dont  on  ne  parlait  pas  tout  le  temps  qu'on 
manquait  de  motif  pour  le  jeter  à  la  tête  de  son  au- 
teur? Et  cette  question  n'est-elle  pas,  en  effet,  celle 
du  roman  lui-même,  auquel  les  ennemis  du  Ca- 
tholicisme nous  défendent,  à  nous.  Catholiques,  de 
toucher  ? 

Oui,  voilà  la  question  !  Posée  ainsi,  elle  est  im- 
pertinente et  comique.  Voye::^  plutôt  !  Dans  la  morale 


des  Libres  Penseurs,  les  Catholiques  n'ont  pas  Je 
droit  de  toucher  au  roman  et  à  la  passion,  sous  le 
prétexte  qu'ils  doivent  avoir  les  mains  trop  pures, 
comme  si  toutes  les  blessures  qui  jettent  du  sang  ou 
du  poison  n'appartenaient  pas  aux  mains  pures  !  Ils 
ne  peuvent  pas  toucher  au  drame  non  plus,  car  c'est 
de  la  passion  encore.  Ils  ne  doivent  toucher  ni  à 
l'art,  ni  à  la  littérature,  ni  à  rien,  mais  s'age- 
nouiller dans  un  coin,  prier  et  laisser  le  monde  et  la 
Libre  Pensée  tranquilles.  Certes!  je  le  crois  bien  que 
les  Libres  Penseurs  voudraient  cela  !  Si  c'est  bouffon 
par  un  coté,  par  l'autre  une  telle  idée  a  sa  profon- 
deur. Je  crois  bien  qu'ils  aimeraient  à  se  débarrasser 
de  nous  par  un  tel  ostracisme,  à  pouvoir  dire,  nous 
ayant  barré  toutes  les  avenues,  toutes  les  spécialités 
de  la  pensée  :  «  Ces  misérables  Catholiques  !  Sont- 
ils  asse:(  en  dehors  de  toutes  les  voies  de  l'esprit  hu- 
main! n  Mais,  franchement,  il  nous  faut  une  autre 
raison  que  celle-là  pour  accepter,  d'un  cœur  humble 
et  docile,  la  leçon  que  les  ennemis  du  Catholicisme 
ont  la  bonté  de  nous  faire  sur  la  conséquence  catho- 
lique de  nos  actes  et  l'accomplissement  de  nos  de- 
voirs. 

Et  pour  en  parler,  d'ailleurs,  d'où  le  connaissent- 
ils,  le  Catholicisme  ?. . .  Ils  n'en  savent  pas  le  premier 
mot.  Ils  le  méprisent  trop  pour  l'avoir  jamais  étudié. 


DE    LA    NOUVELLE    ÉDITION. 


Est-ce  leur  haine  qui  en  a  deviné  l'esprit  sous  la 
lettre?  Ce  qu'il  y  a  moralement  et  intellectuelle- 
ment de  magnifique  dans  le  Catholicisme,  c'est  qu'il 
est  large,  compre'hensif,  immense;  c'est  qu'il  em- 
brasse la  Nature  humaine  tout  entière  et  ses  diverses 
sphères  d'activité  et  que, par-dessus  ce  qu'il  embrasse, 
il  déploie  encore  la  grande  maxime  :  te  Malheur  à 
celui  qui  se  scandalise  !  »  Le  Catholicisme  n'a  rien 
de  prude,  de  bégueule,  de  pédant,  d'inquiet.  Il  laisse 
cela  aux  vertus  fausses,  aux  puritanismes  tondus. 
Le  Catholicisme  aime  les  arts  et  accepte,  sans  trem- 
bler, leurs  audaces.  Il  admet  leurs  passions  et  leurs 
peintures,  parce  qu'il  sait  qu'on  en  peut  tirer  des 
enseignements,  même  quand  l'artiste  lui-même  ne 
les  tire  pas. 

Il  y  a  pour  les  esprits  impurs  de  terribles  indé- 
cences dans  le  tableau  de  Michel- Ange  (le  Juge- 
ment dernier),  et  on  trouve  dans  plus  d'une  cathé- 
drale de  ces  choses  qui  auraient  fait  couvrir  les  yeux 
d'un  protestant  avec  le  mouchoir  de  Tartuffe.  Est-ce 
que  le  Catholicisme  les  condamne,  les  repousse  et 
les  a  effacées  ?. . .  Est-ce  que  les  plus  grands  Papes  et 
les  plus  saints  n'ont  pas  protégé  les  Artistes  qui  fai- 
saient de  ces  choses,  dont  l'austérité  des  protestants 
aurait  eu  et  a  eu  horreur  comme  de  sacrilèges  ?. . . 
Quand  le  Catholicisme  a-t-il  interdit  de  raconter  un 


fait  de  passion  si  affreux,  si  criminel  qu'il  fût,  d'en 
tirer  des  effets  pathétiques,  d'éclairer  un  gouffre 
dans  Je  cœur  de  l'hounne,  quand  même  il  y  aurait 
au  fond  du  sang  et  de  la  fange;  enfin  d'écrire  du 
roman,  c'est-à-dire  de  l'histoire  possible  quand  elle 
Il  est  pas  réelle,  c'est-à-dire,  en  d'autres  termes,  de 
l'histoire  humaine  ?...  Nulle  part  !  Il  a  tout  permis, 
au  contraire,  mais  sous  cette  réserve  absolue  que  le 
roman  ne  serait  jamais  une  propagande  de  vices  ou 
mie  prédication  d'erreur;  que  jamais  il  ne  se  per- 
mettrait de  dire  que  le  lien  est  le  mal  et  que  le  mal 
est  le  bien,  et  qu'il  ne  sophistiquerait  point  au  profit 
de  doctrines  abjectes  ou  perverses  comme  les  romans 
de  Madame  Sand  et  de  Jean-facques  Rousseau.  Sous 
cette  réserve,  le  Catholicisme  a  même  permis  de 
peindre  le  vice  et  l'erreur  dans  leurs  faits  et  gestes 
et  de  les  peindre  ressemblants.  Il  ne  coupe  point  les 
ailes  au  génie,  quand  génie  il  y  a... 

Il  n'eût  point  empêché Shahespeare,  si  Shahespeare 
lui  eût  appartenu,  d'écrire  cette  sublime  scène  qui 
ouvre  Richard  III,  dans  laquelle  la  femme  désolée 
qui  suit  le  cercueil  de  son  mari,  empoisonné  par  son 
frère,  après  avoir  vomi  des  imprécations  épouvan- 
tables contre  l'assassin,  finit  par  lui  donner  sa  bague 
d'épouse  et  par  s'abandonner  à  son  faux  et  inces- 
tueux amour.  C'est  abominable,  c'est  affreux,  les 


DE     LA     NOUVELLE     EDITION. 


niais  disent  même  improbable,  j^^/r^  que  ce  hideux 
changement  du  cœur  d'une  femme  a  lieu  dans  la 
courte  durée  d'une  scène,  —  ce  qui  est,  selon  moi, 
une  vérité  de  plus  ;  oui,  c'est  abominable  et  affreux, 
mais  c'est  beau  de  vérité  humaine,  profondément, 
cruellement,  effroyablement  beau,  et  la  vérité  et  la 
beauté,  en  quelque  genre  qu'elles  soient,  ne  sont  point 
retranchées  ni  abolies  par  le  Catholicisme,  qui  est 
la  vérité  absolue.  Et,  remarqueT^  bien  !  Shakespeare 
ne  dogmatise  pas.  Il  expose.  Une  dit  pas  ou  ne  fait 
pas  dire  au  spectateur  :  «  Richard  III  a  raison. 
Cette  femme  qu'il  a  séduite  sur  le  corps  chaud  de 
son  mari  assassiné,  a  raison  de  se  laisser  séduire 
par  le  beau-frère  assassin  que  voilà  roi.  »  —  Ne  n  ! 
Il  dit  :  «  Cela  est,  »  et  avec  la  superbe  impassibilité 
de  l'artiste,  qui  est  quelquefois  impassible,  il  le  fait 
voir,  et  d'une  façon  si  puissante  que  le  cœur  s'en 
tord  dans  la  poitrine,  et  que  le  cerveau  en  est  frappé 
comme  d'une  décharge  d'électricité  foudroyante. 

Eh  bien  !  descende^  de  Shakespeare  à  tous  les  ar- 
tistes, et  vous  ave^  le  procédé  de  l'art  que  le  Catho- 
licisme absout  et  qui  consiste  à  ne  rien  diminuer  du 
péché  ou  du  crime  qu'on  avait  pour  but  d'exprimer. 

Mais  il  y  a  plus,  et  le  Catholicisme  va  plus  loin 
encore.  Quelquefois  le  vice  est  aimable.  Quelquefois 
la  passion  a  des  éloquences,  quand  elle  se  raconte 


ou  se  parle,  qui  sont  presque  des  fascinations.  U ar- 
tiste catholique  reculera-t-il  devant  les  séductions  du 
vice  ?  Étouffera-t-il  ces  éloquences  de  la  passion  ? 
Devra-t-il  s'abstenir  dépeindre  l'un  et  l'autre,  parce 
qu'ils  sont  puissants  tous  deux  ?  Dieu,  qui  les  a  per- 
mis à  la  liberté  de  l'homme,  ne  permettra-t-il  pas  à 
V artiste  de  les  mettre  dans  son  œuvre  à  son  tour  ?. . . 
Non  !  Dieu,  le  créateur  de  toutes  les  réalités,  n'en 
défend  aucune  à  l'artiste,  pourvu,  je  le  répète,  que 
l'artiste  n'en  fasse  pas  un  instrument  de  perdition. 
Le  Catholicisme  n'écloppepas  V  art  par  peur  du  scan- 
dale. Il  est  bon  même  parfois  que  le  scandale  soit. 
Il  y  a  quelque  clKise  (qu'on  me  passe  le  mot)  de 
plus  catholique  qu'on  ne  croit  dans  l'inspiration  de 
tous  ces  peintres  qui  se  sont  plu  à  retracer  la  beauté 
splendide  comme  l'or,  la  pourpre  et  la  neige,  de  cette 
bouchère,  de  cette  bourrelé  d'Hérodiade,  /'assassine 
de  saint  fean.  Ils  ne  l'ont  privée  d'aucun  de  ses 
charmes.  Ils  l'ont  faite  divine  de  beauté,  en  regar- 
dant la  tête  coupée  qu'on  lui  offre,  et  elle  n'en  est 
que  plus  infernale  d'être  si  divine  !  Voilà,  en  tout, 
comme  l'art  doit  s'y  prendre.  Peindre  ce  qui  est, 
saisir  la  réalité  humaine,  crime  ou  vertu,  et  la  faire 
vivre  par  la  toute-puissance  de  l'inspiration  et  de 
la  forme,  montrer  la  réalité,  vivifier  jusqu'à  l'idéal, 
voilà  la  mission  de  l'artiste.  Les  artistes  sont  ca- 


DE     LA     NOUVELLE    EDITION. 


tholiquernent  au-dessous  des  Ascètes,  mais  Us  ne 
sont  point  des  Ascètes  :  Us  sont  des  artistes.  Le  Ca- 
tholicisme hiérarchise  les  mérites,  mais  ne  mutile 
pas  l'homme.  Chacun  de  nous  a  sa  vocation  dans  ses 
facultés.  L'artiste  n'est  pas  non  plus  un  préfet  de 
police  d'idées.  Quand  il  a  créé  tine  réalité,  en  la 
peignant,  il  a  accompli  son  œuvre.  Ne  lui  demandei 
rien  de  plus  ! 

Mais  j'entends  l'objection  et  je  la  connais. . .  Mais 
la  moralité  de  son  œuvre  !  mais  l'influence  de  son 
œuvre  sur  la  moralité  publique  déjà  ébranlée!  etc., 
etc.,  etc. 

A  tout  cela,  je  réponds  en  sécurité  :  la  moralité 
de  l'artiste  est  dans  la  force  et  la  vérité  de  sa  pein- 
ture. En  peignant  la  réalité,  eu  lui  infiltrant,  en  lui 
insufflant  la  vie,  il  a  été  asse:(  moral  :  il  a  été  vrai. 
Vérité  ne  peut  jamais  être  péché  ou  crime.  Si  on 
abuse  d'une  vérité,  tant  pis  pour  ceux  qui  en  abu- 
sent !  Si  on  conclut  d'une  œuvre  d'art  vivante  et 
vraie,  si  on  en  conclut  des  choses  mauvaises,  tant  pis 
pour  les  coupables  raisonneurs!  L'artiste  n'est  pour 
rien  dans  la  conclusion.  «  Il  y  a  prêté,  »  dire:(-vous. 
Est-ce  que  Dieu  a  prêté  aux  crimes  et  aux  péchés 
des  hommes  en  créant  Vdme  libre  de  l'homme  ?  Est-ce 
qu'il  a  prêté  au  mal  que  les  hommes  peuvent  faire, 
en  leur  donnant  tout  ce  dont  ils  abusent,  en  leur 


victtant  sa  magnifique  et  calme  et  bonne  création 
sons  leurs  mains,  sous  leurs  pieds,  dans  leurs  bras  ?. . . 
Allei!  j'ai  connu  des  imaginations  si  déréglées  et 
si  charnelles  qu'elles  sentaient  le  fouet  de  feu  du  désir 
en  regardant  les  cils  baissés  des  Vierges  de  Raphaël. 
Fallait-il  que  Raphaël  s'arrêtât  pour  éviter  ce  danger 
et  qu'il  jetât  au  feu  sa  Vierge  d' Albe,  sa  Vierge 
à  la  Chaise,  et  tous  ces  chefs-d'œuvre  de  pureté, 
apothéoses  vingt  fois  recommencées  de  la  Virginité 
humaine  ?  A  certaines  gens,  tout  n'est-il  pas  achop- 
pement, occasion  de  chute?...  L'Art  doit-il  expirer 
vaincu  par  des  considérations  à  hauteur  d'appui  pour 
toutes  les  défaillances  ?  Doit-on  le  remplacer  par  un 
système  préventif  de  haute  prudence  qui  ne  permette 
rien  de  tout  ce  qui  peut  être  dangereux,  c'est-à-dire, 
en  définitive,  rien  de  rien  ? 

L'artiste  crée,  en  reproduisant  les  choses  que  Dieu 
a  faites  et  que  l'homme  fausse  et  bouleverse.  Quand 
il  les  a  reproduites  exactement,  lumineusement,  il 
a,  cela  est  certain,  comme  artiste,  toute  la  moralité 
qu'il  doit  avoir.  Si  on  a  l'esprit  juste  et  pénétrant, 
on  peut  toujours  tirer  de  son  œuvre,  désintéressée 
de  tout  ce  qui  n'est  pas  la  vérité,  l'enseignement, 
parfois  contenu,  qu'elle  enveloppe,  fe  sais  bien  qu'on 
sera  quelquefois  obligé  de  creuser  avant,  mais  les 
artistes  écrivent  pour  leurs  pairs,  ou  du  moins  pour 


DE    LA    NOUVELLE    ÉDITION.  1} 

ceux  qui  les  comprennent.  Et  d'ailleurs,  est-ce  tin 
crime  que  la  profondeur?...  Assurément  la  sagesse 
catholique  est  plus  vaste,  plus  ronde,  plus  franche  et . 
plus  robuste  que  ne  l'imaginent  Messieurs  les  Mo- 
ralistes de  la  Libre  Pensée.  Qu'ils  demandent  aux 
Jésuites,  à  ces  étonnants  politiques  du  cœur  humain, 
qui  entendaient  si  grandement  la  morale,  qui  la, 
voyaient  de  si  haut,  quand  au  contraire  les  fansé- 
nistes  la  rapetissaient  et  la  voyaient  de  si  bas,  la 
rendaient  si  étroite,  si  Vête  et  si  dure! qu'ils  inter- 
rogeait un  de  ces  Casuistes  à  l'esprit  de  discernement 
et  de  soulagement,  comme  l'Eglise  en  a  tant  produit, 
surtout  en  Italie,  et  ils  apprendront, puisqu'ils  l'igno- 
rent, qu'aucune  prescription  ne  nous  arrache  des 
mains  la  passion  dont  le  roman  écrit  l'histoire,  et 
que  le  Catholicisme  étroit,  chagrin  et  scrupuleux, 
qu'ils  inventent  contre  nous,  n'est  pas  celui-là  qui 
fut  toujours  la  Civilisation  du  monde,  aussi  bien 
dans  l'ordre  de  la  pensée  que  dans  l'ordre  de  la  mo- 
ralité! 

Et  ceci  n'est  point  une  théorie  inventée  à  plaisir 
pour  les  besoins  d'une  cause,  c'est  l'esprit  même 
du  Catholicisme.  L'auteur  d'UNE  VIEILLE 
MAITRESSE  demande  à  être  jugé  à  cette  lu- 
mière. Le  Catholicisme  est  la  science  du  Bien  et  du 
Mal.  Il  sonde  les  reins  et  les  cœurs,  deux  cloaques. 


remplis,  connue  tous  les  cloaques,  d'un  phosphore 
incendiaire;  il  regarde  dans  l'âme  :  c'est  ce  que  l'au- 
teur d'UNE  VIEILLE  MAITRESSE  a 
fait.  Ce  qu'il  a  montré  s'y  trouve- t-il?...  Il  a  dit 
la  passion  et  ses  fautes,  mais  en  a-t-il  fait  l'apo- 
théose ?. ..  Il  a  dit  sa  puissance,  ses  encharmements, 
l'espèce  de  harre  qu'elle  met  dans  notre  libre  arbitre, 
comme  dans  un  écusson  faussé.  Il  n'a  étriqué  ni  la 
passion,  ni  le  Catholicisme,  tout  en  les  peignant. 
Ou  UNE  VIEILLE  MAITRESSE  doit 
être  absoute  de  ce  qu'elle  est,  quoi  qu'elle  soit,  ou  il 
faut  renoncer  à  cette  chose  qui  s'appelle  le  roman. 
Ou  il  faut  renoncer  à  peindre  le  cœur  humain,  ou 
il  faut  le  peindre  tel  qu'il  est. 

Il  n'y  a  que  Messieurs  de  la  Libre  Pensée,  si  dé- 
voués aux  intérêts  sociaux,  comme  on  sait,  qui  aient 
pu  trouver  UNE  VIEILLE  MAITRESSE 
subversive.  Elle  !  Mais  l'auteur,  en  racontant  cette 
triste  histoire,  aurait  pu  être  impassible,  et  il  ne  l'a 
pas  été!  Il  a  condamné  Marigny,  le  mari  coupable! 
il  lui  a  donné  des  remords  et  même  des  hontes  !  il 
Va  fait  se  confesser  à  sa  grand' mère  et  se  condamner 
lui-même.  Mais  safemme,  à  qui  Marigfiy  finît  par  de- 
mander pardon,  ne  lui  pardonne  pas  !  Aucun  roman* 
cier  n'a  été  plus  que  l'auteur  d'UNE  VIEILLE 
MAITRESSE  le  Torquemada  de  ses  héros.  Sub- 


I 


DE    LA     NOUVELLE    EDITION. 


M 


versif,  son  livre!  Mais  n'y  a-t-il  plus  à  peindre, 
sous  peine  de  mettre  tout  en  péril,  que  des  Grandis- 
sons?... Oui,  la  passion  est  révolutionnaire,  mais 
c'est  parce  qu'elle  l'est  qu'il  importe  de  la  montrer 
dans  toute  son  étrange  et  abominable  gloire.  C'est, 
au  point  de  vue  de  l'Ordre,  une  bonne  histoire  à 
écrire  que  l'histoire  des  Révolutions. 

Voilà  ce  que  nous  avions  à  dire  à  Messieurs  de  la 
Libre  Pensée!  Finissons  par  un  mot  de  leur  Maître  : 
«  Il  est  de  viles  décences,  »  disait  Rousseau. 

Le  Catholicisme  ne  les  connaît  pas. 


J"  octobre  1865. 


].  B.  d'A... 


UNE 

VIEILLE    MAITRESSE 


T%EMIÈ%.E    T^4%TIE 


UN     THÉ     DE    DOUAIRIÈRES 


toutes   les 


NE  nuit  de  février  183.,  le  vent 
sifflait  et  jetait  la  pluie  contre  les 
vitres  d'un  appartement ,  situé 
rue  de  Varennes,  et  meublé  avec 

mignardes    élégances   de   ce    temps 

3 


UNE     VIEILLE     MAITUESSE, 


d'égoïsme  sans  grandeur.  Cet  appartement  — 
boudoir  dessiné  en  forme  de  lente  — était  gris 
de  lin  et  rose  pâle,  et  il  était  aussi  chaud, 
aussi  odorant,  aussi  ouaté  que  l'intérieur  d'un 
manchon. 

C'était  le  boudoir  d'ime  femme  qui  n'avait 
jamais  boudé  infiniment,  mais  qui  ne  boudait 
plus  du  tout,  —  de  la  vieille  marquise  de  Fiers. 

Une  petite  table  en  laque  de  Chine,  couverte 
de  porcelaines  du  Japon,  était  placée  devant 
un  large  feu  qui  achevait  de  se  consumer  en 
braise  ardente.  La  théière  ouverte  attendait 
l'infusion  parfumée.  La  bouilloire  d'argent 
bruissait...  rêveur  murmure  qu'a  chanté  Words- 
worth,  le  Iakiste,  quoique  ce  ne  fût  pas  le 
bruit  d'un  lac. 

Aux  deux  angles  de  la  cheminée,  dans  de 
grands  fauteuils  de  velours  violet,  deux  fem- 
mes, vieilles  toutes  deux,  au  front  carré,  enca- 
dré de  cheveux  gris  lissés,  l'air  patricien,  —  phy- 
sionomie de  plus  en  plus  rare,  —  causaient  peut- 
être  depuis  longtemps.  Elles  ne  travaillaient 
pas  ;  elles  étaient  oisives  ;  mais  le  rien-faire  sied 
à  la  vieillesse,  surtout  quand  elle  a  cette  di- 
gnité. Entre  ces  deux  nobles  et  antiques  caria- 
tides, entre  ces  vieilles  aux  mains  luisantes  et 
polies  comme  la  porcelaine  dans  laquelle  elles 
allaient  boire  leur  thé,  il  y  avait,  capricieuse- 
ment assise  sur    un  coussin  de   divan,  à    leurs 


UN     THÉ     DE     DOUAIRIÈRES.  I9 

pieds,  une  jeune  fille  dont  le  profil,  éclairé 
par  l'écarlate  reflet  de  la  braise,  ressemblait  à 
la  belle  médaille  grecque  qui  représente  Syra- 
cuse, non  sur  du  bronze  alors,  mais  sur  un 
fond  d'or  enflammé.  Elle  avait  travaillé  tout  le 
soir  en  silence.  Mais  la  soirée  s'avançant  tou- 
jours, fatiguée  de  son  éternelle  tapisserie,  elle 
l'avait  laissée  rouler  de  ses  mains  avec  une  non- 
chalance douloureuse.  Puis  elle  s'était  levée, 
avait  pris  la  bouilloire  au  foyer,  et  s'était  mise 
à  verser  l'eau  fumante  sur  les  feuilles  qui  de- 
vaient l'ambrer  doucement  de  leurs  parfums. 

Cette  belle  tète  pâle,  les  cils  baissés,  le  front 
grossi  par  l'attente,  les  sourcils  froncés,  la 
bouche  sérieuse,  aperçue  à  travers  la  vapeur 
qui  s'élevait  de  la  théière,  était  d'une  beauté 
presque  aussi  grandiose  et  aussi  tragique  que 
celle  d'une  magicienne   composant  un  philtre. 

Hélas!  de  philtre,  elle  n'en  composait  pas... 
mais  elle  en  avait  bu  un  qui  lui  semblait  amer 
à  cette  heure,  et  qui  donnait  à  son  visage  la 
cruelle  expression  qui  l'animait. 

«  Il  ne  viendra  pas,  mon  enfant,  —  dit  ime  des 
vieilles,  la  marquise  de  Fiers,  —  voici  qu'il  est 
minuit,  et  il  avait  promis  d'être  ici  à  dix 
heures.  Il  aura  été  retenu  à  son  cercle  par  ses 
amis. 

—  Peut-être  va-t-il  venir  encore,  —  répon- 
dit la  jeune  fille  d'un  ton  désespéré,  mais  au 


UNE     VIEILLE     MAITRESSE, 


fond  duquel   il  y  avait  comme  une  pi'ière  que 
sa  grand'mère  entendit. 

—  Non,  il  ne  viendra  pa?,  —  reprit  la  mar- 
quise d'un  ton  absolu,  mais  sans  dureté,  —  Et 
quand  il  viendrait,  ma  chère  Hermangarde,  je 
ne  veux  pas  qu'il  te  trouve  ici  maintenant.  Il 
sait  qu'à  minuit  tu  rentres  chez  toi  quand  je  ne 
reçois  pas.  En  te  voyant,  il  s'imaginerait  que  tu 
l'as  attendu.  Il  croirait  qu'il  bouleverse  tes 
habitudes.  Vraiment  ce  serait  trop  tôt  déjà  ! 
L'amour  le  plus  sincère  n'est  pas  exempt  de 
fatuité.  Souhaite  le  bonsoir  à  madame  d'Artelles, 
et  va  fermer  ces  grands  yeux  bleus  auxquels  je 
défends  de  pleurer. 

—  Votre  grand'mère  a  raison,  ma  clière 
Hermangarde,  »  dit  la  comtesse  d'Artelles  à 
son  tour,  avec  une  gravité  froide  qui  tranchait 
sur  le  ton  aimable  de  M"*  de  Fiers. 

Écrasée  par  la  double  opinion  de  ces  deux 
vénérables  Sagesses,  Hermangarde  obéit  sans 
répondre.  Quielque  Parisienne  que  l'on  soit, 
quand  on  est  très  bien  élevée,  on  a  une  petite 
obéissance  dont  le  silence  est  presque  romain. 
C'est  l'avantage  des  fîUes  comme  il  faut  sur  les 
filles  qui  ne  le  sont  pas.  Les  enfants  trop  aimés 
des  bourgeois  murmurent  toujours.  D'ailleurs, 
Hermangarde  était  digne  de  son  nom  carlovin- 
gien.  Elle  était  fière;  fière  et  tendre,  combi- 
naison funeste  !   Les  grandes  choses  manquant 


UN     THE     DE     DOUAIRTERES. 


à  leur  vie,  les  jeunes  filles  ne  peuvent  marquer 
leur  fierté  que  dans  les  détails.  Hermangarde 
ne  demanda  donc  point  qu'on  eût  pitié  d'une 
attente  trompée  en  lui  permettant  de  la  pro- 
longer. Si  sa  grand'mère. avait  été  seule,  peut- 
être  aurait-elle  insisté  ;  mais  M""®  d'Arteiles 
était  là.  Elle  ramassa  lentement  sa  tapisserie, 
la  plia  plus  lentement  encore,  sonna  sa 
femme  de  chambre  d'un  bras  paresseux.  Elle 
gagnait  du  temps  à  être  lente,  mais  le  temps 
inexorable  devait  passer...  passer  en  vain.  Elle 
embrassa  M"**  d'Arteiles,  puis  sa  grand'mère, 
qui  lui  prit  les  tempes  par-dessus  ses  ban- 
deaux dorés,  en  lui  disant  avec  une  gaieté  qui 
était  aussi  une  mélancolie*. 

a  Repose  en  paix,  ma  pauvre  fille;  tu  as 
pour  toute  ressource  de  le  bien  bouder  de- 
main. 

—  C'est  une  ressource  dont  elle  n'usera  pas, 
—  dit  la  comtesse  quand  la  jeune  fille  fut 
partie.  —  Elle  l'aime,  hélas!  bien  trop  pour 
cela.  Réellement,  je  suis  effrayée  de  cet  amour, 
ma  chère  marquise.  Il  est  trop  violent. 

—  C'est  de  l'effroi  de  trop,  comtesse,  — 
répliqua  la  marquise.  —  Qiiel  danger  y  a-t-il  à 
aimer  bien  fort  l'homme  qu'on  doit  épouser 
dans  un  mois? 

—  Eh  !  eh  !  —  dit  la  comtesse,  —  il  y  a  tou- 
jours du  danger  à  aimer  un  homme.  Nous  ne 


UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 


sommes  pas  vieilles  pour  rien,  ma  chère,  et 
vous  devriez  savoir  cela.  L'amour,  n'importe 
pour  qui,  est  un  jeu  terrible,  mais  c'est  pres- 
que une  partie  perdue  quand  l'homme  qui 
l'inspire  ne  présente  pas  plus  de  garanties  de 
caractère  que  votre  futur  petit-fils, 

—  Vous  lui  en  voulez  donc  beaucoup? — ré- 
pondit la  marquise  avec  un  reproche  moqueur. 

—  A  lui,  ma  chère?  —  dit  la  comtesse.  — 
Non,  certes,  ce  n'est  pas  à  lui  que  j'en  veux! 
Mais  lui,  il  fait  son  métier  d'homme.  Il  joue 
sa  comédie  de  sentiment;  il  flatte,  il  rampe,  il 
éblouit,  il  fascine.  On  s'y  prend;  les  jeunes 
filles  et  même  les  mères.  Seulement,  les  grand'- 
mères  ne  devraient-elles  pas  un  peu  se  sauver 
de  la  séduction  universelle? 

—  Il  paraît  donc  que  je  suis  plus  jeune  que 
mon  âge,  —  dit  M'"*  de  Fiers  avec  son  imper- 
turbable bonne  humeur,  —  car  j'ai  été  prise 
comme  les  autres,  et  tellement  prise,  ma  très 
chère  belle,  que  toutes  vos  prétentions  sinistres 
n'ont  pas  pouvoir  de  m'effrayer, 

—  QLioi!  —  répondit  M""*  d'Artelles,  en 
montant  sa  voix  d'une  octave,  —  à  la  veille 
de  marier  cette  chère  enfant,  vous  n'éprouvez 
pas  la  moindre  anxiété,  le  moindre  trouble? 

—  Je  n'ai  jamais  été  plus  calme,  —  répon- 
dit M*"*  de  Fiers,  majestueuse  d'ironie. 

—  Alors,  ma  chère,  — s'écria  M'"^  d'Artelles 


UN     THÉ     DE     DOUAIRIÈRES.  3^ 

confondue,  ■ —  vous   avez    la    tête    encore  plus 
perdue  qu'Hermaugarde! 

—  N'est-ce  pas?  —  dit  en  riant  doucennent 
la  marquise.  —  Tenez  !  prenez  une  tasse  de 
thé,  ma  chère.  —  Et  l'aimable  femme  allongea 
sa  main  restée  belle  au  bout  d'un  bras  qui 
avait  été  beau,  inclina  la  théière,  et  versa  le 
breuvage  musqué  dans  la  tasse  de  son  amie, 
comme  pour  lui  faire  digérer  ce  qu'évidem- 
ment elle  ne  digérait  pas,  —  le  mariage  de  la 
petite-fille  et  le  calme  de  la  grand'mère. 

—  Oui,  vous  avez  la  tête  encore  plus  perdue 
qu'Hermaugarde,  —  reprit  la  comtesse,  tenant 
à  justifier  jusqu'au  bout  ses  étonnements  et  ses 
craintes,  —  car  vous  êtes  du  monde,  et  d'or- 
dinaire vous  en  écoutez  mieux  la  voix.  Or,  le 
monde  a  sur  le  mari  de  votre  petite-fille  les 
opinions  les  plus  tranchées,  les  plus  répandues 
et  malheureusement  les  moins  flatteuses.  On 
dit  que  c'est  un  joueur  qui  a  jeté  aux  quatre 
vents  du  ciel  et  des  tapis  verts  tout  ce  qu'il 
avait,  si  jamais  il  a  eu  quelque  chose.  C'est 
un  homme  qui  a  toujours  vécu  comme  un 
aventurier,  et  qui  s'en  vante!  C'est  enfin  un 
libertin  effréné,  qui  a  compromis  une  foule  de 
femmes  dont  vous  savez  les  noms  aussi  bien 
que  moi,  ma  chère.  Ai-je  besoin  de  vous  défi- 
ler ce  chapelet? 

—  Oui,  défilez  !  défilez  !  —  interrompit  la  mar- 


24  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

qiiise.  —  Ce  sera  plus  gai  que  toutes  vos  mo- 
ralités. On  irait  plus  souvent  au  sermon  si  on 
y  disait  les  noms  propres. 

—  Je  ne  sermonne  point,  ma  chère.  Pour- 
quoi cette  légèreté  et  cette  injustice?  —  dit 
M'"®  d'Aftelles  sans  fâcherie,  mais  tenant  sa 
gravité  et  ne  voulant  pas  s'en  départir.  — 
Pourquoi  sermonnerais-je?  Je  ne  suis  pas  dé- 
vote. Jeune,  je  n'étais  pas  prude;  vieille,  je 
ne  me  soucie  pas  d'être  pédante.  J'ai  vécu  à 
peu  près  comme  vous,  moins  le  bonheur  dans 
le  mariage  que.  vous  avez  eu  et  que  j'ai  man- 
qué. A  cela  près,  nous  avons  appris  la  vie  des 
mêmes  maîtres.  Nous  avons  vu  le  même 
monde.  Nous  avions  les  mêmes  goûts  et  pres- 
que les  mêmes  sentiments.  Cette  fabuleuse 
chimère  d'une  amitié  entre  femmes  et  d'une 
amitié  qui  dure  quarante  ans  en  se  voyant  tous 
les  jours,  n'est-elle  pas  la  preuve  que  nous  dif- 
férons de  bien  peu  et  que  nos  jugements  sur 
toutes  choses  doivent  infiniment  se  ressem- 
bler? Ne  puis-je  donc  m'étonner,  chère  amie, 
si,  dans  une  grande  occasion  comme  celle  du 
mariage  d'Hermangarde,  nos  manières  de  voir 
sur  l'homme  qu'elle  épouse  sont  diamétrale- 
ment opposées;  et  au  nom  de  notre  amitié, 
au  nom  de  l'intérêt  de  la  petite,  ne  puis-je 
m'en  affliger?  Ne  puis-je  en  parler  sans  avoir 
l'air  de  faire  un  sermon?... 


UN     THÉ     DE     DOUAIRIÈRES.  2^ 

—  Ma  chère  comtesse,  me  voici  sérieuse,  — 
dit  la  marquise  de  Fiers  émue,  en  tendant  la 
main  à  son  amie.  —  N'imputez  jamais  à  mon 
cœur  les  péchés  de  mon  esprit. 

—  Ils  ne  sont  pas  mortels,  — -reprit  gracieu- 
sement son  amie  en  pressant  cette  main,  tendue 
vers  elle,  avec  le  mouvement  d'une  sensibilité 
charmante  et  sauvée  du  temps.  —  Laissez-moi 
donc  vous  dire  mes  craintes,  dussent-elles  ne 
pas  avoir  le  sens  commun.  Tout  le  temps  que 
je  les  aurai,  je  penserai  qu'un  mariage  qui 
n'est  pas  encore  fait  peut  se  défaire,  et  je  vous 
tourmenterai  un  peu.  » 

Il  y  eut  un  moment  de  silence. 

«  Si  vous  n'avez  —  dit  gravement  la  mar- 
quise, en  replaçant  sa  soucoupe  sur  le  plateau, 
—  que  les  bruits  du  monde  à  opposer  à 
l'amour  d'Hermangarde  et  à  son  mariage,  per- 
mettez-moi de  vous  dire  que  ces  bruits  mal- 
veillants ont  peu  d'influence  sur  une  femme 
qui  a  passé  toute  sa  vie  à  voir  des  choses  par- 
faitement opposées  à  ce  qu'elles  étaient  en 
réalité,  et  qui  a  connu  Mirabeau,  lequel  disait, 
du  haut  de  la  tribune  de  son  égoïsme^  que  les 
grandes  réputations  sont  fondées  sur  de  grandes 
calomnies,  car  il  aurait  pu  ajouter  que  les  pe- 
tites l'étaient  aussi. 

—  Je  n'ai  pas  que  cela,  —  fit  M"**  d'Ar- 
telles. 


36  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

—  Eh  bien,  qu'avez-voiis  de  plu?,  chère 
amie?  des  faits  positifs?...  Voyons-les! 
Qiioi  !  mon  petit-fils  de  choix  est  un  affreux 
Lovelace  parce  qu'il  a  eu  quelques  femmes  qui 
vont  à  la  messe  à  Saint-Thomas  d'Aquin,  avec 
un  paroissien  de  velours,  fermé  d'or!  Mais 
nous  sommes  du  temps  de  Laclos,  ma  chère 
belle,  et  nous  appartenons  à  une  époque  où 
ces  choses-là  se  pardonnaient  très  bien!  Soyons 
justes,  si  nous  ne  sommes  pas  indulgentes.  La 
jeunesse  que  nous  avons  connue  et...  aimée 
faisait  bien  pis  que  les  jeunes  gens  d'à  présent. 
Et  cependant  nous  ne  sommes  pas  restées 
vieilles  filles.  Nos  mères  ont  eu  la  bravoure  de 
nous  mariera  ces  abominables  mauvais  sujets, 
et  nous  avons  eu  le  hasard  effronté  de  n'être 
pas  trop  malheureuses! 

—  Ne  parlez  que  de  vous,  —  dit  M*"^  d'Ar- 
telles.  —  Vous  avez  eu  l'extrême  bonheur 
d'aimer  et  d'être  aimée.  Vous  aviez  asservi 
complètement  le  marquis  de  Fiers;  il  vous  au- 
rait sacrifié  ses  maîtresses,  s'il  n'avait  pas  fallu... 
les  reprendre  pour  vous  les  sacrifier.  Qijand  il 
se  souvenait  d'elles,  c'était  pour  se  féliciter  de 
n'appartenir  qu'à  vous.  Vous  l'aviez  ensorcelé. 

—  Eh  bien!  —  dit  la  marquise,  s'épanouis- 
sant  à  cet  éloge  et  à  ce  souvenir,  et  souriant 
avec  un  double  orgueil,  l'orgueil  de  la  femme 
et   l'orgueil   de   la   mère,  —  Hermangarde   est 


UN     THÉ     DE     DOUAIRIÈRES.  2/ 

encore  plus  belle  que  je   ne  l'étais,  et  elle  en- 
sorcellera son  mari! 

—  Croyez-vous?  —  fit  M*"^  d'ArtelIes  avec 
une  tristesse  douce  et  profonde,  la  tristesse 
d'un  scepticisme  sans  espoir.  —  Est-ce  qu'il 
est,  votre  futur  beau-petit-fîls,  de  ces  têtes-là 
qu'on  ensorcelle?  Je  l'ai  beaucoup  vu  chez 
vous  et  dans  le  monde.  Je  l'ai  beaucoup  étu- 
dié. Vous  m'avez  parfois  trouvée  pénétrante; 
mais  je  ne  crois  pas  qu'un  pareil  homme  puisse 
porter  le  poids  d'une  domination  quelconque, 
si  allégé  qu'il  soit  par  l'amour.  Il  a  des  facul- 
tés fort  étendues,  c'est  incontestable;  mais,  né 
pour  le  commandement,  il  porte  dans  toutes 
les  relations  de  la  vie  une  ambition  d'influence 
qui  le  rend  peu  propre  à  en  subir  une.  Ses 
passions  sont  des  passions  de  maître.  Voyez 
comme,  malgré  son  amabilité,  trop  charmante 
pour  n'être  pas  jouée,  il  opprime  déjà  Herman- 
garde!  comme,  avec  un  froncement  de  soin*- 
cils,  il  la  fait  obéir  et  trembler!  Et  pourtant, 
Hermangarde  est  un  caractère  fier  et  résolu! 
Cela  m'a  bien  souvent  révoltée.  Ses  manèges 
ne  m'en  imposent  point.  11  passe  pour  très 
éloquent  auprès  des  femmes.  Il  les  magnétise 
avec  des  flatteries  adorables  ou  des  imperti- 
nences qu'il  a  l'art  de  doubler  de  tendresses. 
Il  a  des  paroles  obscures  et  chatoyantes  qui 
font   rêver.  Mais   toute    cette   éloquence,    tous 


28  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

ces  entortillements  de  serpent  câlin  aux  pieds 
des  femmes  ne  sont  que  l'expression  de  son 
orgueil  et  de  son  mépris  pour  nous,  11  veut 
dominer,  despotiser  les  âmes,  et  trouver  dans 
les  relations  de  l'amour  vme  influence  que  les 
hommes  qu'il  blesse  lui  contestent,  et  que  les 
circonstances  ne  lui  ont  pas  donnée  sur  eux. 
Avec  les  hommes,  il  n'a  pas  toutes  ces  coquet- 
teries. Il  ne  cache  pas  la  conscience  qu'il  a  de 
lui-même,  et  par  là  il  les  offense,  même  sans 
y  penser.  Mais  avec  nous,  son  orgueil  est  bien 
plus  à  l'aise,  car  il  est  reçu  par  la  vanité  des 
hommes  qu'on  ne  s'abaisse  jamais  devant  nous. 
Il  fait  donc  avec  nous  ce  qu'il  est  trop  fier  [)our 
faire  avec  ses  semblables,  et  tout  cela,  mar- 
quise, bien  moins  pour  trouver  ce  que  nous 
pouvons  donner,  le  bonheur  dans  la  tendresse, 
que  pour  conquérir  un  pouvoir.  » 

M'"*  d'Artelles  était  d'un  temps  où  les  gens 
du  monde  aimaient  à  tracer  des  portraits.  Elle 
venait  d'en  faire  un.  M'"*  de  Fiers,  qui  allait 
porter  sa  tasse  de  thé  à  ses  lèvres,  la  replaça 
sur  le  plateau. 

a  Vertu  de  femme!  comme  vous  y  allez!  — 
dit-elle.  —  Mais  c'est  là  un  portrait  de  sombre 
fantaisie,  et  vous  m'aviez  promis  des  faits  po- 
sitifs. 

—  Des  faits  positifs  !  —  dit  l'intrépide  com- 
tesse que  rien  n'embarrassait,   que  rien  ne  dé- 


I 


UN     IHÉ     DE     DOUAIRIÈRES.  1C) 

sarmait,  —  Je  ne  demande  pas  mieux  que  de 
vous  en  donner,  des  faits  positifs,  pour  vous 
convaincre  du  danger  qu'il  y  a  de  marier  Her- 
mangarde  à  cet  homme  faux  et  détestable  !  Je 
ne  les  sais  que  d'hier,  et  je  vais  vous  les  dire 
aujourd'hui.  Malheureusement  les  choses  sont 
bien  avancées,  mais  on  a  vu  casser  des  maria- 
ges encore  plus  près  de  la  conclusion.  Qiiand 
je  dis  qu'il  est  faux,  votre  beau  fiancé,  je  ne 
crois  pas  que  son  amour  pour  Hermangarde 
soit  précisément  une  tartufîerie.  Non  !  Je  le 
crois  fort  amoureux,  au  contraire,  de  ses  ra- 
dieux dix-neuf  ans.  Mais  je  dis  qu'il  est  comme 
tous  les  êtres  vulgaires  de  cœur  et  grossiers  de 
sens,  qui  prennent  la  passion  pour  de  l'amour. 
Au  moment  où  il  joue  à  Hermangarde  de  ces 
airs  de  dévouement  et  de  tendresse  dont  nous 
sommes  toutes  dupes,  de  mère  en  fille,  il  a  une 
maîtresse,  ma  chère  marquise,  une  maîtresse 
chez  laquelle  il  va  passer  tous  ses  soirs,  non 
pas  mystérieusement,  mais  au  su  de  toute  la 
ville  et  sans  manteau  couleur  de  muraille.  Il  ne 
prend  même  pas  la  peine  de  se  cacher  !  Pro- 
bablement il  y  est  ce  soir  encore,  au  lieu  d'être 
ici  où  il  avait  promis  de  venir  et  où  Herman- 
garde l'attendait.  » 

La  marquise  de  Fiers  avait  repris  sa  tasse  de 
thé  pendant  que  M'""  d'Artelles  faisait  sa  Cati- 
linaire.  Elle   la   but,    et   avec    un    demi-sourire 


30  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 


OÙ     rindiil/^ence    et    la   malice    se    fondaient: 
a  Ah  !   —  (lit-elle    en   se    ravisant,   —   c'est 
madame  de  Mendoze. 

—  Eh  non,  ma  chère,  non,  ce  n'est  pas  ma- 
dame cie  Mendoze!  —  dit  à  son  tour  et  très 
vivement  M™*  d'Artelles. 

—  Alors,  c'est  madame  de  Solcy,  —  reprit 
la  pétulante  marquise. 

—  Ni  l'une  ni  l'autre,  —  fit  M."""  d'Artelles. 
—  Est-ce  que  vous  m'allez  nommer  tout  le 
faubourg  Saint-Germain  ?  Vous  êtes  plus  mau- 
vaise langue  que  moi,  ma  chère.  Je  sais  que 
les  haïssables  succès  de  M.  de  Marigny  ont  été 
nombreux.  Madame  de  Solcy,  madame  de  Men- 
doze et  malheureusement  beaucoup  d'autres,  ont 
fait  mille  folies  pour  lui,  et  ce  n'est  pas  une  rai- 
son pour  qu'il  ne  les  voie  plus  dans  les  salons 
de  Paris  ou  même  chez  elles.  L'amour,  dans  une 
société  de  gens  bien  élevés,  ne  doit  pas  empor- 
ter toutes  les  relations  de  la  vie.  Mais  la  maî- 
tresse actuelle  de  M.  de  Marigny  n'est  pas  une 
femme  comme  il  faut.  C'est  une  créature  qu'il 
a  depuis  dix  ans  ;  qu'il  a  peut-être  toujours 
eue.  Quand  la  société  de  Paris  parlait  de  ses 
liaisons  avec  mesdames  de  Mendoze  et  de  Solcy, 
quand  les  dévotes  criaient  au  scandale,  M.  de 
Marigny  mentait  impudemment  à  ces  femmes 
qui  ne  craignaient  pas  de  se  compromettre 
pour  ses  beaux  yeux.    Elles  étaient,  ma  chère 


UN    THÉ    DE     DOUAIRIÈRES.  ]1 

belle,  dans   la  position   où  Hermangarde  va  se 
trouver,  mais  avec  le  mariage  en  sus. 

—  Comment  savez-vous  cela  ?  —  dit  la 
vieille  marquise,  entassant  les  rides  sur  son 
front  devenu  songeur. 

—  Je  l'ai  su  —  reprit  la  comtesse  —  par  le 
vieux  vicomte  de  Prosny.  C'est  un  vieux  lynx, 
II  est  très  fin  et  très  madré.  Il  est  un  peu  de 
ces  vieillards  qui  eussent  regardé  Suzanne  au 
bain  par  le  trou  de  la  serrure  ;  mais  s'il  menait 
la  vie  d'un  sage,  nous  ne  saurions  rien  de  tout 
ce  qu'il  nous  faut  savoir.  Le  vicomte  connaît 
la  donzelle.  Il  va  chez  elle,  ou  il  y  allait  autre- 
fois. Il  vous  donnera,  si  vous  voulez,  les  dé- 
tails les  plus  circonstanciés  sur  cette  liaison  qui 
me  paraît  assez  ignoble. 

—  Dix  ans!  —  répondit  M'"*'  de  Fiers.  — 
Les  mariages  persans  n'en  durent  qlie  sept;  et 
en  Italie,  les  sigisbées  —  qui  fêtent  parfois  des 
cinquantaines  —  sont  d'assez  minces  posses- 
seurs. Ils  sont  la  petite  monnaie  de  cet  imbécile 
de  Pétrarque.  Mais  dix  ans  de  possession  inté- 
grale à  laquelle  la  loi  n'oblige  pas, —  ajouta-t-elle 
avec  un  reflet  tiède  du  xviii* siècle  dans  les  idées, 
—  voilà  quelque  chose  de  singulier  en  plein 
Paris!  Malepeste  !  il  faut  que  cette  femme  soit 
bien  belle  ou  terriblement  habile,  pour  rarne- 
ner  des  bras  de  toutes  les  autres  femmes  un 
homme  comme  M.  de  Marigny. 


32  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

—  Eh  bien,  pas  du  tout!  —  fit  M""'  d'Ar- 
telles,  qui  tenait  à  verser  sa  goutte  d'acide 
prussique  dans  toutes  les  pensées  de  son  amie. 
—  Le  vicomte  la  dit  assez  laide,  d'un  caractère 
fort  extravagant,  et  plus  âgée  que  M.  de  Mari- 
gny,  qui  a  trente  ans. 

—  Hein  !  ce  ne  sont  pas  là  des  séductions 
bien  omnipotentes,  —  dit  la  marquise.  —  Mais 
votre  vieux  scélérat  de  vicomte  n'a  vu  cette 
femme  que  dans  son  salon...  a-t-elle  un  salon  ?  et 
Marigny  l'a  vue  ailleurs.  Cela  change  la  thèse. 
Les  meilleures  actrices  ne  sont  bonnes  que  dans 
certaines  pièces.  Moi,  je  fais  ce  raisonnement- 
ci,  ma  chère  :  ou  c'est  une  ancienne  relation 
craquant  de  toutes  parts,  depuis  le  temps 
qu'elle  dure,  et  alors  Hermangarde  rompra  ce 
nœud  tiraillé  et  usé  en  se  jouant  ;  ou  la  créa- 
ture est  à  craindre,  et  alors,  si  elle  l'est,  elle 
l'est  beaucoup  !  car  Marigny  a  trop  expéri- 
menté les  femmes  pour  ne  pas  les  savoir  à 
fond,  et,  laide  ou  non,  ce  serait  donc  le  résu- 
mé de  toutes  les  séductions  des  autres,  puis- 
qu'on les  quitte  pour  revenir  à  elle;  enfin,  une 
espèce  de  maîtresse-sérail.  » 

Le  mot  était  hardi,  et  le  geste  qui  l'accom- 
pagna ne  le  fut  pas  moins.  La  marquise,  née 
en  1760  et  qui  avait  traversé  toutes  les  cor- 
ruptions de  Trianon,  de  l'Émigration  et  de 
l'Empire,   savait,   quand    il   le  fallait,   sauter   le 


UN     THÉ     DE     DOUAIRIÈRES.  ]] 


bâton  d'un  mot  vif.  Elle  avait  eu  la  jambe  leste, 
il  lui  restait  l'esprit  leste,  —  un  esprit  avec 
lequel,  dans  sa  jeunesse,  le  prince  de  Ligne 
avait  peloté.  Il  eût  dit  d'elle,  avecces  consonan- 
ces qu'il  recherchait  comme  une  audace  négli- 
gée :  Elle  avait  l'esprit  brillant  et  coupant 
comme  le  diamant,  et  attirant  comme  l'aimant, 
et  rien  n'était  si  provocant  ni  si  charmant,  et 
ni,  au  fond,  si  bon  enfant  !  Très  spirituelle 
donc,  comme  on  l'était  encore  en  1783  et 
comme  on  allait  cesser  de  l'être  ,  elle  avait 
plus  duré  que  son  époque.  Sa  grâce  était  de  si 
bonne  trempe  qu'elle  avait  résisté  au  mauvais 
ton  de  l'Empire.  La  société  de  la  Restauration  — 
cette  société  digne  d'être  Anglaise,  tant  elle  fut 
hypocrite,  —  dut  avoir  horreurdu  haut  goût  de 
l'esprit  de  M*"*  la  marquise  de  Fiers.  A  l'heure 
qu'il  est,  au  faubourg  Saint-Germain,  ne  prend- 
on  pas  pour  du  bon  ton  l'extrême  pruderie  en 
toutes  choses?  et  ne  réalise-t-on  pas  un  idéal  de 
société  à  faire  mourir  d'ennui  dans  leurs  cadres 
les  portraits  de  famille  qui,  heureusement, 
n'entendent  plus  ?  L'abâtardissement  des  races 
s'est  surtout  marqué  en  France  dans  l'esprit  de 
conversation.  Ce  volatil  parfum  s'est  évaporé. 
Au  moment  où  s'ouvre  cette  histoire,  il  fallait 
la  souveraine  aisance  de  la  marquise  de  Fiers 
pour  sauver  de  l'outrageante  condamnation  des 
prudes  un  reste  de  cet  esprit  fringant,   élancé 


J4  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

et  vraiment  français,  —  la  plus  jolie  gloire  de  nos 
ancêtres. 

«  Dans  le  premier  cas,  —  reprit  la  mar- 
quise, —  ça  regarderait  Hermangarde.  Ce  se- 
rait l'affaire  d'une  lune  de  miel.  Nulle  femme 
n'épouse  d'ange.  Les  plus  sots  même  —  quand 
ils  se  marient  —  ont  la  vanité  de  planter  là 
quelque  Ariane  dont  ils  offrent  l'abandon  à 
leur  femme  comme  un  cadeau  qui  complète 
bien  la  corbeille.  Marigny  n'a  pas  besoin,  lui, 
d'offrir  une  femme  sacrifiée  à  l'amour  d'Her- 
mangarde  pour  le  faire  flamber  mieux.  Et, 
d'ailleurs,  il  est  trop  distingué  (vous  diriez  or- 
gueilleux, vous  !)  pour  employer  cette  petite 
rouerie.  Seulement,  si,  comme  une  foule 
d'hommes  restés  longtemps  garçons,  il  a  des 
habitudes  d'intimité  déjà  anciennes ,  il  les 
perdra  très  aisément  au  sein  d'un  bonheur 
plus  neuf  et  plus  enivrant.  Mais  dans  le  second 
cas...  » 

Elle  s'arrêta,  se  mirant  dans  le  saphir  de  son 
petit  doigt  et  réfléchissant. 

o  Eh  bien  !  dans  le  second  cas?,..  —  inter- 
rogea M'"«  d'Artelles. 

—  Ah  !  ce  serait  tout  autre  chose,  —  repi'it 
la  marquise.  — Je  partagerais  vos  inquiétudes. 
J'aurais  là  du  fil  à  retordre.  Mais,  Dieu  ai- 
dant et  vous  aussi,  ma  chère  belle,  je  le  retor- 
drais !  » 


<^z^^ 


II 


1    PROMESSI     SPOSl 


ES  deux  douairières  veillèrent  long- 
temps cette  nuit-là.  Le  coupé  de 
la  comtesse  d'Artelles  ne  la  rem- 
porta que  fort  tard,  M.  de  Mari- 
gny  ne  vint  pas  troubler  par  sa  présence  un 
téte-à-tête  si  plein  de  lui.  Qiielquefois  il  reve- 
nait après  le  spectacle  à  l'hôtel  de  Fiers  où, 
quand  il  n'y  avait  personne,  il  était  toujours 
sûr  de  trouver  la  marquise  debout,  éveillée  et 
prenant  du  thé;  car,  malgré  son  grand  âge,  la 
marquise  aimait  à  veiller  comme  une  femme 
du  XVI 11^  siècle.  Elle  avait  lu  Montaigne.  Elle 
disait  que  veiller  allongeait  les  offices  de  la  vie. 


36  UNE    VIEILLE    MAITRESSE. 


Pour  elle,  comme  pour  toutes  les  femmes  de 
sa  génération,  —  corps  de  fer  forgés  au  feu  du 
plaisir  et  qui  ne  connaissaient  ni  gastrites,  ni 
inflammations  d'entrailles,  maux  consacrés 
d'une  époque  à  prétentions  intellectuelles,  —  les 
lits  n'étaient  pas  faits  pour  les  vieillards.  En  ne 
gagnant  le  sien  qu'à  la  dernière  extrémité,  elle 
honorait  avec  une  touchante  superstition  les 
souvenirs  de  sa  jeunesse. 

Après  le  départ  de  son  amie,  elle  resta  long- 
temps dans  le  boudoir  solitaire,  assise  au  coin 
du  feu  assoupi,  tournant  dans  ses  doigts  effilés 
sa  tabatière  d'écaillé;  mouvement  inquiet  et 
trahissant  en  elle  les  plus  grandes  préoccupa- 
tions. Ce  que  venait  de  lui  confier  M'"*'  d'Ar- 
telles  s'étendait  sur  sa  pensée  et  l'assombris- 
sait. Elle  avait  pour  Hermangarde  une  vraie 
passion  de  grand'mère,  et  voilà  que  s'il  fallait 
ajouter  foi  aux  paroles  de  son  amie,  le  bon- 
heur de  sa  chère  enfant  était  menacé.  Elle  esti- 
mait beaucoup  M"**  d'Artelles,  presque  aussi 
âgée  qu'elle,  plus  froide,  plus  raisonnable  dans 
le  sens  du  monde,  non  dans  le  sens  de  la  vérité. 
De  ces  deux  femmes,  en  effet,  la  marquise 
était,  au  fond,  la  plus  distinguée,  mais  le  meil- 
leur de  sa  supériorité  empêchait  qu'on  ne  la 
reconnût.  Pour  beaucoup  de  gens,  pour  la 
comtesse  elle-même,  la  marquise  était  victime 
de   sa    grâce    riante.     Parce   qu'on    lui    voyait 


I     PROMESSI     SPOSI.  37 

l'esprit  léger,  on  lui  croyait  toute  la  tête  légère; 
mais,  sous  les  frivoles  surfaces,  —  comme  sous 
les  grains  du  rouge  qu'elle  mettait  à  vingt  ans, 
circulait  la  vie,  —  il  y  avait  la  réflexion  qui  voit 
juste  et  la  sagacité  qui  voit  clair.  C'était  une 
femme  de  sens  qui  avait  eu  des  sens,  mais 
qui  n'avait  jamais  eu  plus  d'imagination  qu'une 
Française,  c'est-à-dire  que  la  femme  de  l'Eu- 
rope et  du  globe  qui  entend  le  mieux  les  ado- 
rables calculs  de  l'amour  et  le  ménage  de  son 
bonheur.  Cette  poésie  des  sens,  dans  une  créa- 
ture divinement  jolie  et  riche,  qui  pouvait, 
quand  il  lui  plaisait,  comme  une  des  princesses 
de  Brantôme,  recevoir  son  amant  dans  des 
draps  de  satin  noir,  avait  suppléé,  dès  sa  jeu- 
nesse, à  cette  imagination  absente  et  qui  eût 
peut-être  compromis  sa  vie.  Sa  renommée  était 
restée  saine  et  sauve.  Malgré  de  nombreuses 
fantaisies  dont  personne  ne  sut  le  chiffre  exact, 
elle  avait  marché  avec  une  précaution  et  une 
habileté  si  félines  sur  l'extrémité  de  ces  choses 
qui  tachent  les  pattes  veloutées  des  femmes, 
qu'elle  passa  pour  Hermine  de  fait  et  de  nom. 
Elle  s'appelait  Hermine  d'Ast,  marquise  de 
Fiers.  Pour  obtenir  ce  résultat,  elle  n'avait  ni 
dit  de  faussetés  ni  fait  de  bassesses.  Elle  n'avait 
point  joué  le  rôle  odieux  d'une  madame  Tar- 
tuffa  qui  met  le  crucifix  dans  son  alcôve.  Non! 
Elle  usa  d'un   tact  merveilleux  qu'une  femme 


JO  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

dans  Paris  a  seule  égalé,  mais  non  surpassé.  Ce 
fut  là  son  unique  hypocrisie.  Aussi  l'histoire 
de  sa  jeunesse  est-elle  un  magnifique  fragment 
d'une  Imitation  qu'il  serait  bon  de  donner,  dans 
l'état  actuel  de  nos  mœurs,  à  méditer  aux 
jeunes  personnes.  Tout  le  monde  y  gagnerait, 
même  les  maris. 

Le  sien,  le  marquis  de  Fiers,  écuyer  caval- 
cadour  de  Marie-Antoinette  et  très  lancé  dans 
la  coterie  des  Polignac,  l'avait  épousée  à  sa 
sortie  'du  couvent.  Lui  qui  par  l'àge  eût  été 
son  père  et  qui  semblait  devoir  être  invulné- 
rable à  tous  les  enchantements  possibles,  puis- 
qu'il avait  bu  à  la  coupe  de  la  Circé  du  temps, 
la  comtesse  Jules,  cette  reine  de  la  Reine,  aima, 
jusqu'à  l'adoration,  une  enfant  élevée  aux  Ur- 
sulines.  Sortie  de  son  parloir  à  quatorze  ans, 
traînant  sa  poupée  par  la  manche  et  regret- 
tant sa  récréation,  pour  aller  à  l'autel  et  à  la 
Cour,  cette  folle  fillette  s'improvisa  femme  du 
matin  au  soir,  ou  peut-être  du  soir  au  matin, 
et  tout  le  temps  qu'il  vécut  elle  asservit  le 
marquis  à  ses  caprices.  Elle  qui  sentait  sa  force, 
la  voila.  L'aima-t-elle?  Il  le  crut  et  jamais  illu- 
sion plus  savante  ne  fut  plus  complète.  Elle  le 
traita  comme  ce  féroce  enfant  athénien  traita 
son  moineau.  Elle  lui  creva  les  yeux...  mais 
sans  lui  faire  le  moindre  mal,  afin  qu'il  ne  la 
vît    pas   se    servir  des   siens.    Elle   trompa    son 


I     PROMESSl    SPOSI.  39 

mari  comme  on  trompe  un  amant,  en  se  don- 
nant une  peine  du  diable.  Aussi  l'écuyer  caval- 
cadour —  homme  d'esprit  pourtant —  mourut-il 
dans  son  bonheur  conjugal,  comme  le  roi  de 
Bohême,  aveugle,  à  la  bataille  de  Grécy. 

La  Révolution  éclatant  la  trouva  déjà  partie. 
Son  mari  fut  massacré  au  lo  août.  Mais  comme 
elle  avait  sauvé  sa  réputation  de  la  langue  des 
bourreaux  de  salon,  elle  déroba  une  tête  char- 
mante à  laquelle  elle  tenait  davantage  encore, 
à  la  faucille  qui  scia  plus  tard  les  cous  les  plus 
ronds  et  les  cheveux  les  plus  dorés  de  la  mo- 
narchie. Elle  avait  une  fille,  d'ailleurs,  qu'elle 
allait  élever  dans  l'exil.  Du  moins,  aux  rigueurs 
de  la  condition  des  proscrits  ne  s'ajouta  point 
la  misère.  Elle  avait  emporté  dans  un  petit 
portefeuille  semé  de  perles  fines,  et  sur  lequel 
elle  écrivait  le  nombre  de  polonaises  qu'elle 
avait  à  danser  dans  les  bals,  une  fortune  mo- 
bilière considérable.  Elle  vécut  à  Trieste,  à 
Venise,  à  Vienne,  de  manière  à  rappeler  sa 
maison  du  faubourg  Saint-Germain.  Ce  fameux 
abbé  de  Percy,  Normand  comme  elle,  l'avant- 
dernier  descendant  mâle  des  Percy  en  France, 
dont  la  laideur  et  l'esprit  furent  si  célèbres  à 
Londres  dans  le  high  Vife  pendant  l'émigration, 
cet  admirable  abbé  qui  avait  dans  l'esprit  l'épe- 
ron brûlant  de  son  parent  Hotspur  et  sur  sa 
face   la   lampe  allumée   de    Falstaff,    racontait, 


40  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

dans  ses  derniers  jours,  l'avoir  rencontrée,  en 
94,  chez  son  cousin,  le  duc  de  Northumber- 
land,  et  si  charmante,  même  pour  ces  Anglais, 
qu'ils  la  préféraient  à  la  chasse  au  renard.  Assez 
habile  pour  n'avoir  point  besoin  d'être  heu- 
reuse, elle  fut  heureuse  comme  si  elle  n'avait 
point  besoin  d'être  habile.  Les  intendants  d'alors 
étaient  des  fripons  (voir  toutes  les  comédies  du 
temps);  par  hasard,  le  sien  fut  un  honnête 
homme.  Il  acheta,  avec  les  assignats,  toutes 
les  propriétés  des  de  Fiers,  et  les  rendit  très 
noblement  à  la  marquise  quand  elle  revint  de 
l'émigration.  A  dater  de  ce  retour,  elle  ne 
quitta  jamais  Paris  que  pour  aller  aux  eaux  ou 
dans  ses  terres  de  Normandie,  prétendant 
«  qu'elle  avait  assez  voyagé  comme  cela.  »  Sa 
fille,  qu'elle  aimait  sans  doute,  mais  qui  ne  lui 
plaisait  pas,  —  cette  chose  importante  pour  que' 
les  affections  soient  profondes!  — avait  épousé 
un  des  descendants  des  Polastron.  Comme  les 
Larochejaquelein  et  les  Grillon,  Armand  de 
Polastron  avait  d'abord  refusé,  par  honneur 
monarchique,  de  servir  Bonaparte.  Il  y  fut 
bientôt  forcé  par  cet  Italien  du  xvi^  siècle, 
dont  la  politique  et  le  dépit  retournaient  contre 
les  mères  outragées  le  noble  refus  des  enfants. 
Armand  se  fît  tuer,  au  premier  feu,  en  vrai 
gentilhomme,  qui  oublie  tout  devant  l'ennemi. 
Il    laissa   sa  jeune  femme  enceinte.  Marie-An- 


1     PROMESSI     SPOSl.  41 

toinette  de  Fiers ,  vicomtesse  de  Polastron  , 
blonde  et  jolie  comme  sa  mère,  —  moins  la 
vie, moins  cette  flamme  allumée  aux  candélabres 
delà  Cour  de  France  et  qui  ne  brilla  plus  après 
1800, —  brisée  de  la  mort  de  son  mari,  mourut 
en  accouchant  d'Hermangarde.  C'était  la  pre- 
mière peine  qui  entrât  dans  le  cœur  de  la 
marquise.  Mais,  comme  ces  dards  qui  fixent 
aux  flancs  entr'ouverts  du  taureau  ime  bande- 
role de  pourpre,  en  y  entrant,  elle  y  mit  un 
amour  superbe,  —  l'amour  de  la  grand'mère 
pour  l'enfant  resté  orphelin. 

Sa  première  communion  faite,  au  Sacré-Cœur, 
sa  petite-fille  ne  la  quitta  plus.  Elle  fut  élevée  à 
côté  d'elle,  en  héritière  de  quatre-vingt  mille 
livres  de  rentes.  Éducation  qui  consista  surtout 
à  vivre  dans  le  rayonnement  de  cette  marquise 
demeurée  si  grande  dame,  quand  il  n'y  a  plus 
que  des  naines  comme  il  faut  dans  notre 
société  nivelée  et  décapitée  de  toute  grandeur. 
Hermangarde  apprit  plus  en  voyant  les  der- 
nières années  de  sa  grand'mère  qu'en  passant  par 
toutes  les  filières  des  éducations  fortes,  comme 
on  dit  si  plaisamment  maintenant,  et  qui  ne  sont 
que  les  infirmeries  de  la  médiocrité.  Femme  de 
haute  origine,  M'"*'  de  Fiers  avait  l'instinct  des 
mystérieux  privilèges  des  races.  Elle  savait 
que  tout  ce  qui  est  supérieur  s'élève  de  soi 
vers  le  grand  et  le  beau,  en  vertu  d'une  force 


42  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

latente^  (J'une  gravitation  secrète,  comme  les 
plantes  qui  n'ont  pas  besoin  qu'on  casse  leurs 
tiges  pour  se  retourner  vers  le  soleil.  Aussi,  la 
religion  exceptée,  qui  s'excepte  de  toutes  les 
choses  humaines,  la  marquise  avait-elle  appli- 
qué un  système  hardi  de  laisser  faire,  laisser 
passer,  à  toutes  les  impulsions  d'Hermangarde, 
et  ces  impulsions  s'étaient  produites  comme 
les  feuillages,  les  fruits  et  les  fleurs,  dans  un 
oranger  d'Albenga  poussé  en  pleine  liberté  de 
terre  et  de  ciel.  Belle  à  rendre  amoureux  tous 
les  peintres.  M"*  de  Polastron  avait  une  àme  à 
rendre  tous  les  moralistes  fous.  Sa  grand'mère 
put  la  gâter  impunément,  et  elle  n'y  manqua 
pas.  Mais  en  regardant  comme  des  lois  éter- 
nelles les  instincts  délicats  et  fiers  de  sa  petite- 
fille,  la  vieille  marquise  de  Fiers  montra  encore 
plus  d'intelligence  que  de  tendresse. 

C'était  une  nature  sérieuse  et  contenue  que 
M"^  Hermangarde  de  Polastron.  Elle  n'avait 
pas,  elle  n'aurait  jamais  eu  l'ardeur  d'enjoue- 
ment, le  charme  osé  et  vainqueur  qui  avait 
fait  de  son  aïeule  l'étoile  la  plus  étincelante 
des  Nocturnales  de  Versailles.  Hermangarde,  la 
chaste  Hermangarde,  avait  une  puissance  bien 
moins  conquérante  et  généralement  bien  moins 
sentie  que  celle  de  la  marquise  de  Fiers,  de 
cette  éclatante  blonde,  piquante  comme  une 
brune,  qui  pouvait  porter  des  deltas  de  ruban 


I     PROMESSI     SPOSI.  43 

ponceau  à  ses  corsets,  sans  tuer  son  teint  et 
ses  yeux,  et  qui  se  coiffait  en  Érigone  aux  sou- 
pers de  la  comtesse  de  Polignac.  Seulement, 
pour  ceux  qui  la  comprenaient,  cette  puis- 
sance, Hermangarde,  elle!  était  bien  autrement 
souveraine.  C'était  le  charme  qui  rend  le  plus 
esclave  et  que  la  nature  attacha  à  toutes  les 
choses  profondes  qu'il  faudrait  déchirer  pour 
voir.  Sa  beauté  était  plus  royale  encore  que 
n'avait  été  celle  de  sa  grand'mère.  Mais  l'idéa- 
lité de  ses  mouvements,  de  son  sourire,  de 
ses  yeux  baissés,  aurait  été  méconnue  au 
XVI 11^  siècle.  Blonde  aussi,  comme  toutes  les 
de  Fiers,  mais  d'un  blond  d'or  fluide,  elle  avait 
un  teint  pétri  de  lait  et  de  lumière,  pour  le- 
quel toutes  les  boîtes  de  rouge  inventées  à 
cette  époque  de  mensonge  auraient  été  d'af- 
freuses souillures.  Dieu  seul  était  assez  grand 
coloriste  pour  étendre  un  vermillon  sur  cette 
blancheur,  poiu-  y  broyer  la  rougeur  sainte  de 
la  pudeur  et  de  l'amour!  Ce  n'était  pas  là  le 
teint  de  brugnon  mùr  de  la  marquise  qui  n'a- 
vait jamais  eu  besoin  de  mouches  pour  en  re- 
lever l'éclat  sans  fadeur...  ni  ses  lèvres  qui 
avaient  la  forme  de  l'arc  enflammé  de  l'Amour 
(disaient  les  madrigaux  du  temps)  et  qui  lan- 
çaient si  bien  la  flèche  empermée  des  mo- 
queuses plaisanteries  ,  ni  son  ivre  sourire 
d'Érigone    qui  se  baignait  avec  tant  de  volupté 


44  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

rieuse  dans  la  mousse  d'un  verre  de  Champa- 
gne à  souper,  ni  son  regard  assassin  et  fripon 
qui  sautait  par-dessus  l'éventail  et  faisait  faire 
à  la  décence  toutes  les  voltiges  de  la  curiosité, 
ni  sa  prunelle  bleue  comme  la  flamme  du 
punch  et  brûlante  du  triple  feu  grégeois  de 
l'esprit,  des  sens,  de  la  coquetterie;  car  elle 
avait  été  une  coquette!  Elle  l'avait  été  jusqu'à 
la  fin,  toujours,  sans  repos  ni  trêve,  même 
avec  sa  femme  de  chambre,  comme  Fénelon 
qui  l'était  avec  ses  valets;  toujours  armée, 
toujours  implacable,  comme  la  République 
Romaine,  ne  désarmant  que  quand  on  s'était 
humilié  et  soumis  et  qu'elle  p..uvait  danser 
sur  le  cœur  des  rebelles  la  danse  du  triomphe, 
une  pyrrhique  à  elle,  avec  ses  mignonnettes 
mules  de  satin  blanc,  aux  talons  pourpres! 
Hermangarde  n'avait  rien  de  toute  cette  beauté 
inspirée  et  résonnante  comme  un  instrument 
de  fête,  de  cette  douce  fureur  invincible,  de 
toutes  ces  bacchanales  d'esprit,  de  reparties, 
d'agaceries  tentatrices,  malheureusement  ses  seu- 
les débauches,  disait  Chamfort,  avec  le  saty- 
riasis  d'un  regret  de  libertin,  quand  on  parlait 
de  cette  cruelle  et  charmante  Hermine  de 
Fiers,  aux  orgies  du  duc  d'Orléans.  Il  y  avait 
en  Hermangarde  des  lueurs  bien  plus  divines 
que  tous  ces  scintillements  lutins,  des  silences 
bien   plus  éloquents  que  tous  ces  pétillements 


I     PROMESSI     SPOSI.  45 

de  paroles,  des  reploiements  sous  la  nue  d'une 
virginité  troublée,  bien  plus  expressifs  que 
toutes  ces  fusées  d'étincelles...  L'opale,  avec 
ses  teintes  fondues,  l'emportait  sur  le  diamant 
malgré  l'insolence  de  ses  feux,  l'àme  sur  l'es- 
prit, la  poésie  du  voile  sur  le  charme  enivrant 
de  la  nudité.  M"^  de  Polastron  avait  en  toute 
sa  personne  quelque  chose  d'entr'ouvert  et  (Je 
caché,  d'enroulé,  de  mi-clos,  dont  l'effet 
était  irrésistible  et  qui  la  faisait  ressembler  à 
une  de  ces  créations  de  l'imagination  indienne, 
à  une  de  ces  belles  jeunes  filles  qui  sortent 
du  calice  d'une  fleur,  sans  qu'on  sache  bien 
où  la  fleur  finit,  où  la 'femme  commence!  Le 
contour  visible  plongeait  dans  l'infini  du  rêve. 
Accumulation  de  mystères  !  c'était  par  le  mys- 
tère qu'elle  prenait  le  cœur  et  la  pensée.  Espèce 
de  sphinx  sans  raillerie,  —  à  force  de  beauté 
pure,  de  calme,  de  pudique  attitude,  —  et  à  qui 
la  passion,  en  lui  fendant  sa  muette  poitrine, 
arracherait,  un  jour,  son  secret.       • 

Un  peu  de  l'énigme  s'était  déjà  révélé.  On 
savait  l'amour  d'Hermangarde  pour  M.  de 
Marigny;  mais  on  ne  savait  pas  l'àme  d'Her- 
mangarde. Nul  n'en  connaissait  l'étendue,  ni 
sa  grand'mère  qui  avait  approuvé  son  amour, 
ni  M'"^  d'Artelles  qui  en  redoutait  la  violence, 
ni  Marigny  lui-même,  qui  en  savourait  les  féli- 
cités et  qui  passait   une  partie  de  ses  jours  les 


46  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

regards  suspendus  aux  yeux  L)leu  de  roi  d'Her- 
maii;,^arde —  comme  Charlemagne,  la  vue  atta- 
chée sur  son  lac  de  Constance,  amoureux  de 
l'abîme  caché. 

Comment  si  jeune  avait-elle  aimé  Marigny? 
Prématurée  en  tout,  fleur  et  fruit  en  même 
temps,  elle  était  allée  de  bonne  heure  dans  le 
monde,  conduite  par  la  marquise  de  Fiers.  Les 
jeunes  gens  qu'elle  y  vit  passèrent  sous  ses 
yeux  et  ne  les  fixèrent  pas.  Au  milieu  de  ces 
hommes  sans  beauté  vraie  et  sans  élégance  qui 
forment  le  fond  commun  des  salons,  la  per- 
sonnalité fortement  accusée  de  M.  de  Marigny 
devait  nécessairement  la  frapper  et  la  captiver. 
Et,  d'ailleurs,  elle  l'aimait  même  avant  de  l'a- 
voir vu,  tant  il  y  a  des  affections  qui  ont  tous 
les  caractères  de  la  destinée!  Par  un  hasard 
de  circonstances  assez  peu  remarquable  en  soi, 
elle  ne  le  rencontra  que  tard  chez  les  person- 
nes où  elle  allait.  Mais  elle  avait  vécu,  pour 
ainsi  dire,*dans  l'air  contagieux  d'une  réputa- 
tion qui  fera  toujours  sur  les  jeunes  filles  l'effet 
enivrant  du  mancenillier.  M.  de  Marigny, 
contre  qui  l'effrayée  M*"®  d'Artelles  avait  lancé 
des  choses  si  vives,  était  le  scandale  vivant  du 
faubourg  Saint-Germain.  Comment  ne  l'eùt-il 
pas  été?  Il  possédait  la  puissance  de  l'esprit 
contre  laquelle  on  se  révolte  derrière  le  dos  de 
ceux   cjui    l'ont.  11  n'avait  pas  de  position  ;  on 


i     PKOMESSl     SPOSI.  47 


ignorait  sa  fortune:  ces  deux  seules  distinctions 
qu'on  respecte.  Tout  en  lui  reconnaissant  une 
amabilité  de  premier  ordre  quand  il  voulait 
causer,  on  maudissait  ses  vices,  si  toutefois 
une  société  aussi  énervée  que  celle  de  Paris 
peut  maudire.  Jamais  (comme  l'avait  dit 
M'"®  d'Artelles)  personne  n'avait  été  l'objet  de 
plus  de  commérages  que  M.  de  Marigny.  Les 
mères  avaient  beau  prendre  les  airs  pinces 
quand  on  en  parlait  devant  mesdemoiselles 
leurs  filles;  elles  avaient  beau  s'ingénier  à 
mettre  les  guimpes  les  plus  montantes  aux 
expressions  dont  elles  se  servaient  quand  la 
conversation  roulait  sur  M.  de  Marigny;  bien 
d'étranges  idées  s'étaient  éveillées  dans  la  tète 
d'Hermangarde,  —  cette  fière  Diane,  calme  en 
apparence,  mais  agitée  au  fond  sans  savoir 
pourquoi ,  —  lorsqu'elle  avait  recueilli  d'une 
oreille  curieuse  et  discrète  quelques  bruits 
épars  de  tous  ces  a-parte,  étouffés  à  demi  sous 
les  éventails.  Ah!  occuper  de  soi,  en  bien  ou 
en  mal,  c'est  déjà  une  force  ;  et  les  femmes 
aiment  la  force  comme  tout  ce  qu'on  n'a  pas 
et  ce  qu'on  désire  d'un  désir  vain.  Mais  si  on 
ajoute  à  cela  de  grands  torts  de  conduite,  — : 
comme  on  disait  de  M.  de  Marigny,  —  le  dérè- 
glement de  la  vie,  l'épouvante  des  âmes  timo- 
rées, on  s'expliquera  très  bien  la  disposition 
où  ce  qu'elle  avait  entendu  jeta  Hermangarde. 


48  UNE    VIEILLE     MAITRESSE. 

Loi  formidable  et  éternelle,  que  toutes  les  poé- 
sies du  cœur  de  la  femme  la  fassent  incliner  à 
sa  chute  ! 

Il  y  avait  alors,  dans  la  société  de  Paris,  une 
jeune  mariée  que  M.  de  Marigny  avait  com- 
promise. C'était  cette  comtesse  de  Mendoze  à 
laquelle,  on  l'a  vu,  la  vieille  marquise  avait 
décoché  une  allusion  si  directe.  Passionnée  et 
faible,  élevée  en  Italie,  où  la  société  n'apprend 
pas,  comme  en  France,  à  se  défier  des  mouve- 
ments les  plus  généreux  de  son  cœur,  M'"*  de 
Mendoze  avait  aimé  M.  de  Marigny  avec 
une  bonne  foi  qui  l'avait  perdue.  En  quelques 
instants,  la  passion  fit  une  horrible  razzia  de 
tous  les  dons  qui  ornaient  sa  vie.  Elle  n'était 
plus  belle  et  elle  avait  été  divine.  Les  femmes 
du  faubourg  Saint-Germain,  qui  savent  glisser 
dans  l'éloge  le  plus  caressant  de  ces  subtils 
poisons  d'ironie  auprès  desquels  les  poisons 
de  l'Italie  des  Borgia ,  qui  enfermaient  la  mort 
dans  les  plis  d'un  gant  parfumé,  auraient  été 
de  grossières  compositions,  l'appelaient  sérieu- 
sement la  Diva.  On  pensait  d'elle  à  cette  épo- 
que ce  que  Louise  de  Lorraine,  princesse  de 
Conti,  disait  d'une  des  trois  grandes  maîtres- 
ses d'Henri  IV,  la  duchesse  de  Beaufort: 
«  Celles  qui  ne  voulaient  pas  l'aimer  ne  pouvaient 
la  hdir.  »  Avant  que  l'amour  ne  l'eût  saisie 
dans  sa  griffe  de  flamme,  elle  avait  été  le  type 


I     PROMESSI     SPOSI.  49 

d'un  de  ces  genres  de  beauté  évidemment  pré- 
destinés au  malheur,  en  raison  même  de  la 
sublime  délicatesse  de  leur  essence  et  de  leur 
forme.  Cette  délicatesse  exceptionnelle,  qui 
n'est  pas  la  beauté,  — car  la  beauté  a  la  force 
d'une  harmonie  et,  au  contraire,  cette  déli- 
catesse exquise,  incomparable,  vient  peut-être 
d'un  trouble,  d'un  élément  céleste  de  trop  dans 
la  composition  de  l'être  humain,  —  s'élevait  en 
M"**  de  Mendoze  jusqu'au  phénomène.  Elle 
ravissait  le  regard  comme  un  miracle  accompli, 
et  elle  l'effrayait  comme  une  catastrophe  qui 
menace.  Pour  l'observateur  philosophe,  il  était 
certain  que  le  premier  malheur  de  la  vie  dé- 
chirerait cette  organisation  ténue  et  diaphane, 
comme  le  cuivre  auquel  on  l'accroche  en  pas- 
sant, déchire  une  dentelle.  En  effet,  les  plus 
transparentes  ladies  que  l'Angleterre  présente 
à  l'admiration  du  monde  comme  les  plus  purs 
échantillons  d'une  aristocratie  bien  conservée, 
n'eussent  pas  approché  de  cette  femme  chez 
qui  les  lignes  et  les  couleurs  avaient  une  légè- 
reté, un  Jondu,  un  flottant  de  lueurs  qu'on  ne 
saurait  rendre  que  par  un  mot  intraduisible, 
le  mot  Anglais  ethereal.  Qiiand  on  suivait, 
comme  un  fil  de  la  Vierge  dans  l'air  rose  du 
matin,  l'espèce  de  nitescence  qui  courait  au 
profil  de  ses  cheveux  d'ambre  pâle  jusqu'à  la 
nacre  de  ses  épaules,  on  aurait  cru  à  une  fan- 


UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 


taisie  de  Raphaël,  tracée  avec  quelque  mer- 
veilleux fusain  d'argent  sur  du  papier  de  soie 
couleur  de  chair.  Ses  yeux  —  elle  était  un  peu 
myope  —  étaient  de  ce  tendre  bleu  de  la  tur- 
quoise, qui  n'a  pas  de  rayons  et  qui  semble 
dormir,  et  ils  avaient  l'expression  singulière  et 
vague  de  ces  sortes  d'yeux  qui  n'étreignent  pas 
le  contour  des  choses.  Ils  paraissaient  mats  de 
rêverie.  Ainsi  Dieu  ne  l'avait  faite  qu'avec  des 
nuances.  Mélange  unique  de  clartés  sans  ful- 
gurances et  d'ombres  lactées,  elle  berçait  le 
regard  en  l'attirant  et  très  certainement  eJle 
eût  produit  l'engourdissement  magnétique  des 
choses  vues  en  rêve,  sans  l'ardeur  sanguine  de 
ses  lèvres,  qui  réveillait  tout  à  coup  le  regard, 
énervé  par  tant  de  mollesses,  et  montrait,  par 
une  forte  brusquerie  de  contraste,  que  le  cœur 
de  feu  de  la  femme  brûlait  dans  le  corps  va- 
poreusement  opalisé  du  séraphin.  M'"^  de 
Mendoze  avait  la  lèvre  roulée  que  la  maison 
de  Bourgogne  apporta  en  dot,  comme  une 
grappe  de  rubis,  à  la  maison  d'Autriche.  Issue 
d'une  antique  famille  du  Beaujolais  dans  la- 
quelle un  des  nombreux  bâtards  de  Philippe- 
le-Bon  était  entré,  on  reconnaissait  au  liquide 
cinabre  de  sa  bouche  les  ramifications  lointai- 
nes de  ce  sang  flamand  qui  moula  pour  la 
volupté  la  lèvre  impérieuse  de  la  lymphatique 
race   allemande,  et  qui  depuis  coula  sur  la  pa- 


I     PROMESSI     SPOSI.  51 

lette  de  Riibens.  Ce  bouillonnement  d'un  sang 
qui  arrosait  si  mystérieusement  ce  corps  flave, 
et  qui  trahissait  tout  à  coup  sa  rutilance  sous 
le  tissu  pénétré  des  lèvres;  ce  trait  héréditaire 
et  dépaysé  dans  ce  suave  et  calme  visage,  était 
le  sceau  de  pourpre  d'une  destinée. 

Il  disait  bien  que  cette  femme  frêle  à  qui  les 
poètes  eussent  attaché  par  la  pensée  sur  le 
front  de  mystiques  bijoux,  comme  le  béryl  ou 
la  cyanée,  et  aux  épaules  la  tunique  d'hyacin- 
the, appartenait  dans  son  corps  autant  que 
dans  son  âme  au  double  amour  qui  n'en  est 
qu'un  seul.  Un  tel  signe  n'avait  pas  menti.  La 
passion  de  M"*®  de  Mendoze  pour  M.  de  Ma- 
rigny  et  dont  cette  Italienne  manquée  n'avait 
pas  su  faire  une  relajione  de  plus  d'un  an,  eut 
toute  l'insouciance  d'un  malheur  suprême  après 
avoir  eu  toutes  les  imprudences  d'une  félicité 
sans  bornes.  La  comtesse  s'était  doublement  affi- 
chée. On  la  recevait  toujours,  à  cause  du  rang 
qu'elle  tenait  par  sa  famille  en  France  et  par 
celle  de  son  mari  en  Espagne  (elle  était  alliée 
aux  Médina-Cœli),  mais  l'opinion  ne  lui  mar- 
chandait pas  les  cruautés.  Elle  les  brava  comme 
une  plus  fière,  non  par  hauteur  de  courage, 
mais  par  entraînement  aveugle  et  fatal  ;  parce 
qu'elle  ne  pouvait  rencontrer  son  ancien  amant 
que  dans  ce  monde  qui  la  flétrissait  tout  en 
restant  poli   pour  elle.  Elle  y  allait  donc,  pous- 


53  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

sée  par  l'espérance.  Attelée  au  joug  d'une 
idée  fixe,  elle  y  traînait  un  cœur  désolé,  une 
santé  dévastée.  Rien  ne  l'arrêtait.  Ni  la  fièvre, 
ni  la  toux  convulsive  d'une  poitrine  atteinte 
de  consomption.  Elle  avait  bien  toujours  le 
courage  de  sa  toilette,  et  brisée,  mourante, 
anéantie,  elle  venait  la  première  et  s'en  allait 
la  dernière  partout,  l'attendant,  voulant  le 
voir  encore,  même  de  loin,  et  dùt-elle  expirer 
en  rentrant  du  souvenir  des  jours  passés! 
Ame  acharnée  qui  n'arrachait  pas  le  trait,  mais 
l'enfonçait  chaque  jour  davantage!  Herman- 
garde  savait,  confusément,  il  est  vrai,  l'histoire 
de  M*"*  de  Mendoze,  mais  assez  pour  suspen- 
dre toutes  sortes  de  rêveries  à  cette  femme  qui 
aimait  sa  faute  jusque  dans  son  supplice,  à  ce 
front  d'Éloa  tombée  qui  n'eût  pas  voulu  se  re- 
lever, à  ce  maigre  et  pâle  visage  fondu  au  feu 
d'un  mal  intérieur  où  il  n'y  avait  plus  que 
deux  grands  yeux  flétris,  cernés,  dévorés, 
sanglants  d'insomnie  et  de  pleurs...  Malgré  la 
réserve  d'une  éducation  vraiment  patricienne, 
M"^  de  Polastron  ne  pouvait  s'empêcher  de 
regarder  M'"^  de  Mendoze  avec  étonnement, 
avec  épouvante,  avec  jalousie,  avec  pitié.  C'é- 
tait, dans  ce  sein  jeune  et  pur,  une  confusion 
de  tous  les  sentiments  qui  s'ignorent.  Pour  elle, 
la  comtesse  était  une  curiosité  funeste.  Elle 
contemplait  trop  Marigny  ià  travers  cette  femme 


I     PROMESSl     SPOSl.  5J 

qu'il  tuait...  Chaque  fois  qu'elle  la  rencontrait, 
elle  épiait  avec  un  intérêt  aussi  dissimulé  que 
s'il  avait  été  coupable,  le  progrès  du  mal  qui 
la  minait,  mettant  le  sentiment  partout  où  il  y 
avait  la  maladie.  Elle  ne  se  doutait  pas  qu'elle 
aimait  déjà...  qu'elle  caressait  déjà  les  ailes 
d'épervier  de  la  terrible  Chimère,  «r  Quiand 
donc  le  verrait-elle  aussi,  cet  homme  qui  tuait 
si  bien  les  femmes?  »  Elle  n'avait  pas  peur  de 
lui,  mais  elle  éprouvait  cette  émotion  chère 
aux  int''épides  qui  inspirait  les  paroles  de  Cé- 
sar, allant  se  faire  tuer  au  Capitole,  au  mo- 
ment où  sa  femme  cherche  à  le  retenir  :  «  César 
et  le  danger  sont  deux  lions  mis  bas  le  même 
jour,  mais  César  est  l'aîné  et  César  sortira*.  » 
Ces  troubles  d'une  âme  romanesque  durèrent 
tout  le  temps  qu'il  fallut  pour  que,  s'il  n'était 
pas  complètement  vulgaire,  Marigny  dût  être 
un  dieu  pour  elle  au  premier  coup  d'œil.  Aussi 
le  fut-il.  Un  soir,  chez  la  duchesse  de  Val- 
breuse,  il  y  avait  beaucoup  de  monde  et  l'on 
dansait.  La  musique,  le  mouvement  du  bal, 
les  conversations,  couvraient  la  voix  des  do- 
mestiques qui  annonçaient.  La  soirée  était  très 
avancée.  Hermangarde,  après  plusieurs  valses, 
s'était  rassise  près  de  sa  grand'mère,  et  comme 
d'ordinaire,    elle   observait    son   drame   vivant, 

/ 

*  Shakespeare. 


54  UNE     VIEIL1.F.     MAITRESSE. 

M"'"  de  Mendoze,  plus  souffrante  que  jamais, 
affaissée  sur  un  divan,  et  dont  l'œil  rougi,  fa- 
tigué d'attendre,  avait  l'hébétement  d'une  rê- 
verie folle.  Tout  à  coup,  elle  la  vit  devenir  plus 
pâle  encore,  et  ses  yeux  lourds  s'agrandir 
et  projeter  des  rayons  comme  deux  soleils.  Un 
mouvement  insensé  qui  n'était  pas  un  sourire, 
agita  ses  lèvres  flétries  qu'un  jet  de  sang  —  en- 
voyé par  le  cœur  sans  doute  —  colora  : 

«  Voyez-vous  —  dit  une  voix  derrière  Her- 
mangarde  —  cette  pauvre  madame  de  Mendoze 
et  l'effet  que  produit  sur  elle  l'arrivée  de  M.  de 
Marigny?  » 

La  jeune  fille  n'en  entendit  pas  davantage. 
Elle  ne  vit  plus  M"**  de  Mendoze.  Elle  vit  Ma- 
rigny debout  contre  la  portière  de  velours 
pourpre  qui  retombait  en  plis  nombreux  der- 
rière sa  tête,  et  sur  laquelle  il  se  détachait  avec 
une  sombre  netteté.  Il  était  tout  en  noir.  Elle 
ne  l'analysa  pas.  Elle  ne  le  jugea  pas.  Sa  pre- 
mière pensée  fut  le  Lara  de  lord  Byron  ;  la  se- 
conde, qu'elle  aimait. 

Alors,  involontairement  et  par  un  mouvement 
de  rivale  heureuse,  -puisqu'il  ne  l'aimait  plus,  elle 
se  reprit  à  regarder  M™*  de  Mendoze.  L'émo- 
tion n'avait  pas  lâché  la  malheureuse  comtesse. 
D'inépuisables  éclairs  jaillissaient  de  son  regard 
incendié.  Mais  les  lèvres  payaient  cher  la  vie 
qui   leur  était  revenue.    Elles  en  déposaient  le 


I     PROMESSI     SPOSI.  55 

secret  dans  le  mouchoir  dont  elles  rougissaient 
les  dentelles. 

«  C'est  beau,  malgré  tout,  qu'une  passion  pa- 
reille !  —  dit  près  d'Hermangarde  la  même  voix 
qui  avait  parlé.  —  Elle  est  mourante,  cette  petite 
femme-là.  Tenez  !  voilà  que  le  sang  l'étouffé. 
Regardez  son  mouchoir,  Thadée;  mais,  bah  ! 
elle  n'y  prend  seulement  pas  garde,  et  tout  le 
temps  que  Marigny  sera  là,  elle  n'est  pas 
femme  à  s'évanouir.  » 

Cette,  scène  rapide,  d'un  tragique  simple 
comme  nos  moeurs,  auxquelles  les  convenances 
dessinent  un  cadre  si  étroit,  donna  à  la  belle 
Hermangarde  le  frisson  d'une  émotion  inex- 
primable. La  marquise  de  Fiers,  qui  le  vit  pas- 
ser sur  ses  épaules,  la  gloire  et  l'orgueil  de  sa 
vieillesse  maternelle,  craignit  que  sa  petite- 
fille  n'eût  froid  et  lui  jeta,  en  souriant,  l'é- 
charpe  oubliée  au  dos  du  fauteuil.  Qiiant  à 
M.  de  Marigny,  c'était  à  son  tour  de  regarder. 
Parmi  tous  ces  fronts  chargés  de  diadèmes  ou 
de  fleurs,  il  avait  aperçu  le  front  nud  et  pur 
d'Hermangarde.  Ses  cheveux  blonds  relevés 
droit  sous  le  peigne  découvraient  des  temyjes 
divines  de  transparence  et  de  fraîcheur.  Mari- 
gny, malgré  l'expérience  de  sa  vie  et  les  mu^ 
sées  de  sa  mémoire,  n'avait  rien  vu  d'aussi 
saintement  beau  que  M"^  de  Polastron.  Une 
pulsation    de   dix-huit   ans    rajeunit    son    cœur 


^6  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

blasé.  II  s'avança  vers  elle,  et,  tournant  le  dos  à 
M*"*  de  Mendoze,  il  vint  saluer  M"""  de  Fiers 
pour  voir  de  plus  près  cette  idéale  jeime 
fille,  —  attirante,  invincible  et  belle  comme 
une  illusion. 

«  C'est  mademoiselle  de  Polastron ?»  —  dit-il, 
en  s'inclinant  devant  Hermangarde,  mais  il  n'a- 
jouta rien  de  plus.  Lui  qui  savait  si  bien  parler 
le  langage  de  la  flatterie,  lui  (disait-on)  le  plus 
éloquent  des  corrupteurs,  il  ne  risqua  pas  avec 
^me  jg  Fiers  un  seul  de  ces  éloges  que  la  beauté 
d'Hermangarde  arrachait  également  aux  hom- 
mes et  aux  femmes.  Un  respect  qu'il  n'avait 
jamais  senti  en  présence  d'une  créature  hu- 
maine lui  inspira  de  se  taire.  Sa  parole  lui 
semblait  trop  prostituée  pour  qu'il  osât  s'en 
servir...  Peut-être  aussi  craignait-il  dé  se  tra- 
hir ;  car,  depuis  cinq  minutes,  il  aimait,  et,  pour 
la  première  fois,  —  sensation  étrange  et  mau- 
dite! —  il  tremblait  de  ne  pas  être  aimé. 

Mais,  quelques  jours  après  cette  soirée,  il 
avait  repris,  une  par  une,  toutes  les  sécurités 
de  son  infernal  orgueil.  Il  était  allé  chez  la 
rrrarquise,  et  l'àme  naturelle  d'Hermangarde 
s'était  ouverte  comme  un  livre,  sur  toutes  les 
pages  duquel  il  put  lire  son  nom.  Certain 
d'être  aimé  et  assez  épris  pour  vouloir  le  bon- 
heur suprême  au  prix  des  liens  qu'il  avait 
jusque-là    redoutés,    il    s'efforça  de    plaire  à  la 


I     PROMESSI     SPOSI.  57 

marquise.  Avec  Hermangarde  il  n'avait  besoin 
d'aucune  séduction,  d'aucune  coquetterie.  Elle 
était  soumise  à  ce  magnétisme  de  l'amour,  si 
absurde  et  si  divin;  car  bien  souvent,  rien  dans 
la  personne  qui  l'exerce  ne  le  justifie.  Un 
homme  de  cet  esprit,  de  ce  jet  de  conversa- 
tion si  tari  maintenant  en  France,  de  cet  éclat 
de  manières  qui  rappelait  à  la  douairière  de 
Fiers  les  plus  beaux  jeunes  gens  de  sa  jeunesse, 
dut  l'émerveiller  et  l'entraîner.  Elle  raffola 
bientôt  de  Marigny.  Pendant  une  année,  il 
alla  chez  elle  tous  les  soirs.  C'était  se  poser  en 
prétendant  à  la  main  de  M"*  de  Polastron.  Les 
vicomtesses  du  noble  faubourg  crièrent  de  toute 
la  force  de  leurs  voix  de  tête  contre  une  telle 
audace.  Mais  la  marquise,  hardie  comme  une 
femme  du  xviii*  siècle,  et  qui  savait  les  vrais 
revenant-bons  de  la  vie,  souriait  et  ne  pen- 
sait pas  qu'un  mauvais  sujet  comme  Marigny 
fût  un  si  mauvais  mari  pour  Hermangarde.  Se 
trompait-elle?  l'avenir  le  prouvera.  A  coup 
sûr,  il  y  avait  en  Marigny  des  replis  d'âme 
qu'elle  ne  voyait  pas...  de  ces  profondeurs 
creusées  par  un  siècle  de  plus  dans  l'esprit  des 
générations  ;  mais  la  société  myope  du  fau- 
bourg Saint-Germain  les  voyait-elle  davantage? 
Le  bon  sens  de  la  marquise,  qui  n'avait  rien 
de  bourgeois,  lui  disait  qu'après  tout,  dans 
cette  loterie  du  mariage,  les  qualités  de  M.  de 


58  UNE    VIEILLE     MAITRESSE, 


Marigny  étaient  encore  la  meilleure  mise. 
«  Les  passions  —  pensait-elle  —  font  moins 
de  mal  que  l'ennui,  car  les  passions  tendent 
toujours  à  diminuer,  tandis  que  l'ennui  tend 
toujours  à  s'accroître.  »  Enfin,  elle  se  connais- 
sait à  l'amour,  et  celui  de  Marigny  était  sin- 
cère et  loyal.  Il  avait  des  dettes,  «  mais  Her- 
mangarde  —  disait-elle  avec  une  élévation 
très  spirituelle  —  a  quatre-vingt  mille  raisons 
pour  se  passer  de  la  fortune  d'un  mari.  »  Un 
soir,  troublée  comme  une  fille  noble  et  une 
chaste  fille,  Hermangarde  avait  avoué  son 
amour  et  caché  dans  les  plis  de  la  douillette 
de  sa  grand'mère  des  rougeurs  à  rendre  ja- 
louse la  blancheur  des  marbres.  La  vieille 
douairière  l'avait  absoute  et  bénie.  Elle  avait 
hâte  d'assurer  le  bonheur  de  sa  chère  enfant, 
avant  de  mourir.  Elle  avait  donc  approuvé  le 
mariage  dont  ils  avaient,  ces  heureux  enfants, 
célébré  les  fiançailles  dans  leurs  cœurs.  Au 
lever  du  rideau  de  cette  histoire,  il  ne  leur 
restait  plus  qu'un  mois  à  attendre;  le  plus 
long  de  tous,  puisqu'il  est  le  dernier  ! 

Depuis  un  an,  la  comtesse  d'Artelles  ne  s'é- 
tait pas  démentie.  Elle  n'avait  pas  cessé  d'en- 
visager avec  mécontentement  et  avec  défiance 
l'amour  d'Hermangarde,  qui  grandissait  de 
plus  en  plus  dans  cette  intimité,  couverte  des 
ailes    de   la   marquise.    L'amabilité  de  Marigny 


PROMESSI     SPOSI.  59 


avait  échoué  contre  elle.  Tout  avait  glissé  sur 
cette  àme,  lisse  de  préjugés  et  qui  avait  la 
force  de  retenir  ses  préventions.  Elle  s'était 
ouvertement  déclarée  hostile  au  mariage.  Elle 
aimait  M"®  de  Polastron  comme  une  nièce. 
Moins  sensible  par  l'esprit  que  son  amie,  restée 
plus  jeune  sous  ses  cheveux  blancs,  elle  se 
préoccupait  davantage  des  idées  communes. 
Il  y  avait  en  Marigny  quelque  chose  qui  l'é- 
pouvantait. N'ayant  d'abord  contre  cet  homme, 
d'une  influence  si  prodigieuse  sur  la  marquise, 
que  des  impressions  personnelles  et  des  bruits 
de  salon,  elle  s'était  trouvée  presque  heureuse 
d'avoir  mis  la  main  sur  des  faits  positifs.  Le 
vicomte  de  Prosny,  le  cavalier  servant  de  sa  jeu- 
nesse, à  qui  jadis  elle  avait  fait  porter  chez 
son  bijoutier  tant  de  bracelets  dont  elle  chan- 
geait les  médaillons,  allait  avoir  de  bien  autres 
emplois  à  présent!  Elle  avait  projeté  de  l'en- 
voyer à  la  découverte  des  relations  qui  exis- 
taient entre  Marigny  et  une  ancienne  maîtresse, 
que  lui,  Prosny,  —  avec  ces  airs  de  gourmet 
qu'ont  les  vieux  libertins  comme  les  vieux 
gourmands,  —  disait  être  digne  de  figurer  au 
premier  rang  des  impures  de  monseigneur  le 
comte    d'Artois. 


-tiSS^ 


UN     ANCIEN     CAVALIER     SERVANT 


LUS  I  EUR  S  jours  après  la  révéla- 
tion qui  avait  rembruni  le  front 
jj  î^imwij  ouvert  de  la  marquise,  le  vicomte 
S^Kà»^  de  Prosny  buvait  son  dernier  verre 
de  liqueur  des  Iles  chez  son  ancienne  reine, 
la  comtesse  d'Artelles,  qui  lui  avait  donné  à 
dîner. 

Elle  l'avait  traité  en  vieille  qui  veut  séduire 
un  vieillard,  et  qui  le  prend  par  la  seule  anse 
qui  reste,  —  la  passion  suprême,  celle  qui  ferme 
la  porte  à  toutes  les  autres, —  le  péché  capital 
qui  est,   hélas!  aussi  le  péché  final! 


UN     ANCIEN     CAVALIER    SERVANT.  6l 

Elle  lui  avait  donné  un  dîner  des  dieux  :  un 
petit  repas,  substantiel,  savoureux  et  fin,  cal- 
culé de  manière  à  ce  qu'il  excitât  sans  irriter  et 
communiquât  une  activité  suffisante...  Dire  com- 
ment elle  savait  le  degré  juste  d'animation  qu'il 
fallait  au  sang  transi  du  vieux  pécheur,  ce  serait 
répéter  les  mauvais  propos  d'un  autre  âge,  et 
d'ailleurs,  règle  générale,  les  femmes  savent  tou- 
jours à  merveille  ce  qu'il  leur  importe  de  savoir. 

«  Ce  sont  les  délices  de  Capoue  que  votre 
dîner,  ma  chère  comtesse ,  »  dit  le  vicomte 
avec  la  tendre  reconnaissance  d'un  estomac 
heureux  depuis  une  heure  et  demie. 

Car  le  bonheur  avait  commencé  à  la  pre- 
mière cuillerée  d'un  excellent  potage,  et  le 
vicomte,  qui  n'avait  plus  de  dents  et  qui  avait 
des  principes,  mangeait  fort  lentement. 

o  N'est-ce  pas...  —  fît  la  comtesse  comme  une 
femme  qui  sait  sa  force,  —  mais  il  ne  faut 
pas  qu'Annibal  s'endorme  dans  ces  délices-là.  » 

Le  trait  était  doublement  historique:  le  vieux 
Prosny  s'endormait  presque  toujours  après  son 
dîner. 

«  Non,  je  vais  à  Rome  à  l'instant  même,  — 
reprit  le  vicomte.  —  C'est-à-dire,  —  ajouta-t-il, 

—  rue  de  Provence,  46,  chez  la  sefîora  Vellini. 
—  C'est  donc  ainsi  que  cette e.îpéce s'appelle? 

—  dit  M'"*  d'Artelles  avec  un  mépris  de  grande 
dame,  —  le  plus  insolent  des  mépris. 


63  UNE    VIEILLE    MAITRESSE. 


—  Oui,  c'est  comme  cela,  —  répondit  le 
vicomte;  —  elle  est  Espagnole,  née  à  Malaga 
en  1799,  de  manière  que,,,  de  manière 
que... 

—  De  manière  que...  elle  a  trente-six  ans  !  » 
dit  vivement  la  comtesse,  fort  impertinemment 
pour  la  sefiora  en  question  et  pour  le  vicomte, 
qui,  très  souvent,  l'impatientait  avec  la  forme 
habituelle  sous  laquelle  il  cachait,  assez  mal, 
l'absence  du  mot  qui  le  fuyait. 

Ici,  une  parenthèse.  Le  vicomte  Éloy  de 
Bourlande,  Chastenay  de  Prosny,  avait  été  des- 
tiné à  la  magistrature  dès  sa  jeunesse.  II  ap- 
partenait à  une  ancienne  famille  de  Parlement. 
Sa  vie  de  jurisconsulte  avait  été  fort  courte.  Avant 
la  Révolution,  il  était  ce  qu'on  appelait  alors 
avocat  de  sep  heures,  avec  M.  Roy,  depuis  mi- 
nistre, et  beaucoup  d'autres  devenus  fameux. 
Les  avocats  de  sept  heures  étaient,  comme  on 
le  sait,  les  jeunes  avocats  au  début  qui  plai- 
daient aux  audiences  du  matin,  quand  les  il- 
lustres de  l'Ordre,  les  chanoines  de  la  grand' 
manche,  les  hommes  à  position  et  à  réputa- 
tion, dormaient  encore  aux  pieds  de  leurs 
sacs.  Né  pour  être  conseiller  de  grand'cham- 
bre,  la  Révolution  tua  son  avenir,  mais,  du 
moins,  respecta  sa  personne.  Et  pourtant  il 
n'avait  pas  émigré.  Il  s'était  caché  pendant 
la    Terreur    comme  beaucoup    de   nobles  dans 


UN     ANCIEN     CAVALIER     SERVANT.  6] 

certaines  provinces.  Sa  famille  était  du  Niver- 
nais. Il  avait  été  très  beau,  comme  on  pou- 
vait en  juger  par  un  portrait  fort  ressemblant 
accroché  à  la  glace  de  son  entresol,  rue  Louis- 
le-Grand,  et  qui  le  représentait  coiffé  en  cade- 
nettes,  avec  le  collet  de  velours  vert,  tel  qu'il 
était  quand  il  se  maria.  Cette  belle  tête,  aux 
yeux  d'outremer,  à  la  bouche  fine,  si  romanes- 
que et  si  féodale  en  même  temps,  on  n'en  re- 
connaissait guères  le  galbe  dans  le  vicomte  de 
Prosny  actuel.  Le  nez  busqué  s'était  allongé, 
la  bouche  dégarnie  de  ses  dents  était  rentrée 
et  avait  un  faux  air  de  celle  de  Voltaire  sur 
son  déclin.  Le  menton  impérieux  avait  suivi  le 
nez  dans  son  mouvement  en  avant,  et  le  me- 
naçait. La  peau  du  visage  était  jaune  comme 
un  parchemin  d'antique  noblesse;  les  yeux 
gonflés  comme  ceux  de  tous  les  hommes  sen- 
suels et  qui  ont  pratiqué  la  vie,  mais  ils  dar- 
daient toujours  leur  flamme  verte  avec  cette 
énergie  de  curiosité  insatiable  qui  ressemble  à 
de  la  pénétration,  mais  qui  n'en  est  pas.  Le 
front,  on  n'en  pouvait  juger,  caché  qu'il  était 
par  une  perruque  châtain  clair,  très  frisée  et 
posée  perpendiculairement  sur  les  yeux.  On 
ne  compte  plus  maintenant  que  deux  perru- 
ques de  ce  style-là  dans  tout  le  faubourg  Saint- 
Germain.  Tel  était  devenu  le  beau  Prosny,  le 
plus  agile  danseur  et  la  plus  forte  lame  d'épée 


64  UNE    VIEILLE     MAITRESSE. 

d'après  Thermidor.  Il  s'était  battu  pour  \epeîit 
Capet  et  les  dix-huit  boutons  à  l'habit*,  autant 
que  s'il  avait  été  élevé,  avant  les  désastres  de 
la  monarchie,  pour  entrer  dans  la  Maison 
Roufje  au  lieu  d'entrer  dans  les  Enquêtes.  Il 
avait  été  le  poing  le  plus  sur  la  hanche  de  cette 
époque  de  bretteurs,  et  lajleur  des  pois  des  mus- 
cadins. A  cette  époque,  il  avait  tourné  la  tête  à 
une  héritière  avec  le  muscle  de  son  mollet.  Il 
s'était  marié  richement  et  avait  vécu  sur  ses 
terres.  Très  poli  pour  les  autres,  mais  très 
pointilleux,  très  despote  chez  lui,  très  colère, 
il  avait  été  dans  sa  campagne  le  plus  violent 
des  juges  de  paix.  Libertin,  mais  galant  et  dis- 
cret; égoïste  comme  Fontenelle  lui-même,  sans 
cet  esprit  qui  excuse  tout,  mais  avec  l'excel- 
lent ton  qui  le  vaut  presque,  il  avait  fait  mou- 
rir sa  femme  de  chagrin,  planté  une  magnifique 
croix  sur  sa  tombe,  et  sur  sa  mémoire  une 
phrase  convenablement  mélancolique  qu'il  ré- 
pétait toujours  quand  on  lui  en  parlait,  et... 
tout   avait    été   dit.    Difficile  à  satisfaire,  quin- 


*  Historique.  Le  petit  Capet  (chapeau)  voulait  dire 
Louis  XVII;  les  dix-huit  boutons,  Louis  XVIII.  Cette 
époque  fut  magnifique  d'héroïsme  individuel.  La  monarchie 
de  Richelieu,  ingrate  dans  le  passé  pour  la  noblesse  de 
France,  avait  trouvé  moyen  de  l'être  dans  l'avenir.  Les  der- 
niers combats  de  la  noblesse  française  pour  la  royauté  ont  été 
des  duels.  (Noie  de  l'auteur.) 


UN     ANCIEN     CAVALIER     SERVANT.  05 

teux  en  diable,  parlant  toujours  de  dëgaîner 
quand  on  le  contrariait,  et  l'ayant  fait  très  vo- 
lontiers tout  vieux  qu'il  fût  (il  s'était  battu  ju- 
vénilement,  lorsque  les  alliés  étaient  venus  en 
France,  avec  un  colonel  de  Cosaques  qui  lo- 
geait chez  lui  et  qui  avait  trouvé  que  les  infu- 
sions de  marjolaine  qu'on  lui  servait  le  matin 
n'étaient  pas  du  thé  hyson  et  souchong,  et  il 
l'avait  blessé),  très  mécontent  de  son  gendre, 
qui  était  encore  plus  mécontent. de  lui,  il  était 
revenu  vivre  à  Paris,  en  garçon,  touchant  ses 
fermages  chez  son  banquier,  et  se  moquant  de 
l'opinion  publique  de  sa  province,  qui  l'appe- 
lait un  vieux  dénaturé,  parce  que,  disait-il,  il 
voulait  la  paix  dans  ses  derniers  jours. 

Il  était  de  haute  taille,  droit  et  sec  comme 
un  bambou,  dont  il  avait  les  nœuds  dans  l'hu- 
meur. Il  aimait  autant  le  trictrac  que  la  li- 
queur des  Iles.  Né  pour  être  juge,  il  ne  bégayait 
pas  comme  Bridoison,  mais  souvent  il  cher- 
chait ses  mots.  Et  comme  dans  la  conversa- 
tion il  n'y  a  point  de  dictionnaiVe,  pour  se 
donner  le  temps  de  les  trouver  il  avait  pris, 
en  vieillissant,  la  risible  et  déplorable  habitude 
de  répéter  à  chaque  bout  de  phrase  h  locution 
de  manière  que...  Quand  on  lui  parlait,  il  avait 
toujours  l'air  attentif  et  très  étonné,  quoiqu'il 
fût  bien  loin  d'être  naïf,  et  il  poussait  avec  sa 
langue  sa  joue  creuse,  en  vous  regardant. 


66  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

«  Allez  donc,  vicomte!  —  fit  M'^'^d'Artelles. 
—  Tâchez  de  m'avoir  des  détails;  tâchez  de 
savoir  par  quel  diabolique  talisman  cette 
femme,  qui  n'est  ni  jeune,  ni  belle,  dites-vous, 
a  pris  sur  M.  de  Marigny  un  ascendant  qu'elle 
n'a  jamais  perdu,  tandis  que  cette  pauvre  ma- 
dame de  Mendoze,  par  exemple,  tue  sa  jeunesse 
et  sa  jolie  figure  dans  les  larmes,  pour  un 
homme  qui  a  la  monstrueuse  ingratitude  de  ne 
pas  même  s'en  apercevoir. 

—  C'est  difficile,  c'est  difficile,  —  répondit 
le  vicomte.  —  La  drôlesse  est  insaisissable. 
Elle  ne  répond  à  aucune  question  et  elle 
échappe  à  l'observation  la  plus  aiguisée.  C'est 
du  feu  grégeois  ou  du  vif-argent  incarné...  de 
manière  que...  de  manière  que... 

—  ...  Vous  ne  voyez  rien  à  travers  vos  lu- 
nettes, mon  cher  contemporain? — interrompit 
la  comtesse,  jouant  l'incrédulité  avec  une  càli- 
nerie  perverse.  —  Dois-je  croire  cela  de  votre 
ancienne  sagacité? 

—  Oui,  ma  chère,  croyez-le,  —  fit  le  vi- 
comte, obligé,  acculé  à  êtpe  vrai.  —  J'ai  su 
les  femmes  autrefois.  J'ai  connu  leurs  mille 
diableries  pour  nous  faire,  quand  ça  leur  con- 
vient, marcher  à  quatre  pattes  comme  feu 
Nabuchodonosor.  Mais,  voyez-vous!  la  Vellini 
n'a  pas  d'analogue  dans  mon  répertoire  de 
souvenirs.    On    ne    comprend    rien   à  celle-là  ! 


UN     ANCIEN     CAVALIER    SERVANT.  67 

C'est  un  logogriphe,  c'est  un  hiéroglyphe,  c'est 
un  casse-tête  chinois,  et  peut-être  est-ce  tout 
cela  qui  fait  sa  puissance!  Depuis  quelque 
temps,  j'ai  cessé  de  la  voir,  mais  je  l'ai  vue 
beaucoup  autrefois,  de  manière  que  je  puis  bien 
la  revoir  encore.  Seulement,  je  ne  crois  pas 
avoir  à  vous  donner  les  détails  dont  vous  êtes 
friande  et  que  vous  avez  promis  à  madame  la 
marquise  de  Fiers. 

—  Hypocrite  !  —  fît  encore  l'astucieuse 
comtesse,  en  lui  lançant  deux  regards  d'une 
date  reculée,  presque  tendres,  et  qui  prenaient 
en  écharpe  la  fatuité  de  l'ancien  cavalier  ser- 
vant. —  Est-ce  que  vous  ne  découvririez  pas  la 
pierre  philosophale,  si  vous  le  vouliez? 

—  Enfin,  j'essaierai!  —  dit  le  vicomte,  divi- 
nisé par  l'idée  que  la  comtesse  avait  de  lui. — 
Dans  tous  les  cas,  du  reste,  j'apprendrai  à  la 
sefîora  le  mariage  prochain  de  mademoiselle  de 
Polastron  et  de  M.  de  Marigny,  et  je  compte 
sur  un  fier  tapage. 

—  Si  le  tapage  —  reprit  la  comtesse  — 
peut  empêcher  le  mariage,  vous  m'aurez 
donné  mon  dernier  plaisir.  »  — Et  elle  lui  tendit 
la  main,  en  appuyant  sur  ce  mot,  que  la  dis- 
crète délicatesse  du  vicomte  n'osa  relever,  mais 
qu'il  comprit.  Il  baisa  cette  main  avec  la  dou- 
ceur du  souvenir,  prit  sa  canne  et  s'en  alla 
chez  la  senora  Vclliiii, 


68  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

Il  faisait  un  clair  de  lune  perçant  et  glacé. 
Le  vieux  vicomte,  qui  aimait  à  marcher  après 
son  repas,  arriva,  tout  en  chantonnant,  rue  de 
Provence.  Il  monta  les  quatre  étages,  qu'il  con- 
naissait bien,  avec  une  jambe  rajeunie  à  la 
fontaine  de  Jouvence  de  l'excellent  dîner  de  la 
comtesse,  et  sonna  à  la  double  porte  en  tapis- 
serie, qu'une  jeune  fille  splendidement  belle 
vint  ouvrij-. 

«  Ah!  c'est  monsieur  de  Prosny!  —  dit  la 
jeime  fille,  un  peu  étonnée  de  revoir  un  ancien 
visage  probablement  oublié. 

—  Lui-même  !  —  repartit  le  vicomte.  —  Com- 
ment te  portes-tu,  mon  enfant?  —  ajouta-t-il, 
en  passant  la  main  sous  le  menton  royal  qui 
n'appartenait  qu'à  une  soubrette,  mais  qui 
n'en  était  pas  honteux.  Comme  toutes  les  per- 
sonnes de  son  temps,  M.  de  Prosny  tutoyait 
les  domestiques.  —  La  senora  est-elle  visible, 
ce  soir?... 

—  Oui,  monsieur,» — dit  Oliva  en  débarras- 
sant le  vicomte  de  son  manteau.  Cette  belle 
soubrette,  à  la  taille  de  déesse,  étalait  une 
beauté  étrange  et  une  mise  plus  étrange  en- 
core. Elle  avait  les  cheveux  d'un  rouge  flam- 
boyant, largement  tordus  sous  un  peigne  d'é- 
caille  blonde,  les  bras  nuds  et  une  robe  de  soie. 
C'était  mauvais  ton  peut-être  que  cette  mise, 
pour  une   fille    de  service   chez  qui    rien   n'in- 


UN     ANCIEN     CAVALIER    SERVANT.  69 

cliquait  la  femme  de  chambre,  si  ce  n'est  le 
tablier  blanc  consacré.  Elle  éclaira,  de  son 
bougeoir  de  cristal,  M.  de  Prosny  et  lui  fit 
traverser  plusieurs  pièces.  Elle  marchait  d'un 
pas  résolu  et  voluptueux  tout  ensemble,  et 
l'on  entendait  craquer  sur  les  tapis  le  satin 
turc  de  sa  bottine.  Son  ondoyante  taille  profi- 
lait d'alliciantes  ombres  sur  les  draperies 
qu'elle  éclairait  en  passant.  Il  fallait  que  la  se- 
nora  Vellini  eût  une  grande  idée  de  sa  beauté 
pour  garder  chez  elle  une  camériste  de  cet  air- 
là.  Il  fallait  qu'elle  eût  l'orgueil  immense  qui 
naît  de  la  force  éprouvée.  La  plus  altière  du 
faubourg  Saint-Germain  aurait  renvoyé  haut  la 
main  une  femme  de  chambre  au  port5ipn/î- 
cesse,et  qui,  en  tendant  un  plateau  ou  une  let- 
tre, prenait  tout  naturellement  des  attitudes 
à  exposer  ses  amies  et  soi-même  aux  plus  écra- 
santes comparaisons. 

Quand  on  voyait  Oliva,  l'idée  venait:  si  c'est 
là  la  soubrette,  qu'est  donc  la  maîtresse?  Mais 
le  vicomte  de  Prosny  ne  pouvait  se  prendre  à 
une  telle  préface.  Il  connaissait  la  senora  Vel- 
lini, et  il  devait  la  retrouver  avec  quelques 
années  de  plus. 


IV 


UNE    MAITRESSE-SERAIL 


APPARTEMENT  dans  lequel  Oli- 
va-la-Rousse  fit  pénétrer  M.  de 
Prosny  ne  ressemblait  guèresàun 
appartement  de  femme.  Si  on  en 
croyait  les  récits  du  vicomte  à  madame  d'Ar- 
telles,  la  senora  était  peut-être  d'un  ordre  un 
peu  plus  élevé  que  toutes  celles  qui  font  tom- 
ber des  sequins  en  agitant  leurs  jupes  ;  mais, 
après  tout,  disons  le  mot,  le  monde,  qui  ne 
veut  que  des  situations  expliquées,  l'appelait 
une  courtisane.  Eh  bien,  l'aurait-on  dit  en  en- 
trant dans  cet  appartement  si  fier  et  si  sombre 


UNE     MAITRESSE-SERAIL.  Jl 

et  qui  ressemblait  plus  à  un  cabinet  qu'à  un 
boudoir?...  Là,  nulle  mollesse,  nul  mystère 
dans  le  jeu  des  glaces,  nulle  combinaison  scé- 
lérate dans  le  jeté  des  draperies,  nul  parfum 
provocant  ou  révélateur.  Les  lambris,  sans 
aucun  ornement,  étaient  revêtus  de  cuir  de 
Russie  doré.  D'immenses  rideaux  à  l'Italienne 
en  velours  froc-de-capucin  étaient  retenus  par 
des  torsades,  or  bruni  et  aurore.  Sur  la  che- 
minée, tout  bronze.  Une  assez  belle  glace  de 
Venise  s'y  penchait.  Des  fauteuils  en  chêne 
sculpté  étaient  couverts  d'un  velours  semblable 
au  velours  des  rideaux,  et  le  tapis,  d'une 
épaisseur  inaccoutumée,  n'avait  non  plus  que 
les  deux  sérieuses  couleurs,  brun  et  aurore. 
Du  reste,  pas  de  meubles  attestant  la  présence 
d'une  femme.  Point  de  chiffonnière,  point  de 
corbeille.  On  eût  pu  se  croire  chez  un  homme, 
mais  quel  homme?  Un  homme  d'action  ou  un 
penseur?  Il  n'y  avait  ni  pipes  ni  armes  contre 
les  lambris,  ni  table  à  écrire,  ni  bibliothèque. 
Le  seul  meuble  qui  fût  remarquable  au  milieu 
de  cette  nudité  simple  et  ferme,  c'était  une 
espèce  de  lit  de  repos  en  satin  vert,  soutenu 
par  deux  images  d'hippogriffes,  aux  ailes 
reployées,  et  que  l'artiste  avait  sculptés  avec 
la  plus  ivre  fantaisie. 

Un  tel  appartement  avec  ses  couleurs  sévères 
n'était  pas  trop  éclairé  par  le   feu   de   la  che- 


72  UNE     VIEILLE     MAITRESSE, 


minée  et  deux  lampes,  dont  les  globes  de  cristal 
colorié  répandaient  un  jour  à  reflets  chan- 
geants et  incertains. 

«  C'est  M.  le  vicomte  de  Prosny,  sériera,  — 
fit  Oliva  à  sa  maîtresse,  couchée  à  terre,  en 
face  du  feu,  sur  une  magnifique  peau  de  tigre, 
et  qui  se  souleva  sur  le  coude  pour  dire  bon- 
jour au  vieux  vicomte. 

—  Eh  quoi!  c'est  vous!  C'est  vous!  »  — dit- 
elle  avec  un  peu  d'étonnêment,  comme  Oliva. 
Et  elle  lui  tendit  la  main  avec  une  cordialité 
vive.  Le  vieux  galant,  qui  venait  de  baiser  celle 
de  ses  anciennes  amours  et  qui  avait  la  lèvre 
humide  encore  de  la  liqueur  des  Iles  de 
^me  d'Artelles,  serra  cette  main,  mais  n'osa 
l'embrasser. 

L'historien  de  M""*  d'Artelles,  M.  de  Prosny, 
n'avait  rien  exagéré.  La  sefiora  Vellini  n'é- 
tait plus  jeune  et  n'avait  jamais  été  jolie. 
Oliva  n'était  donc  point  comme  un  degré  de 
lumière,  placé  là  par  l'Orgueil  enivré,  pour 
monter  d'une  femme  belle  à  une  femme  plus 
belle.  Au  contraire,  on  descendait  à  une  femme 
soudainement  laide  quand  on  regardait  Vellini, 
l'œil  ébloui  par  Oliva.  La  comparaison  avait 
alors  toute  la  surprise  du  contraste.  Vellini 
était  petite  et  maigre.  Sa  peau,  qui  manquait 
ordinairement  de  transparence,  était  d'un  ton 
presque    aussi    foncé    que    le   vin    extrait    du 


UNE     MAITRESSE-SERAIL.  7{ 

raisin  brûlé  de  son  pays.  Son  front,  projeté 
durement  en  avant,  paraissait  d'autant  plus 
bombé  que  le  nez  se  creusait  un  peu  à  la  racine  ; 
une  bouche  trop  grande,  estompée  d'un  duvet 
noir  bleu,  qui,  avec  la  poitrine  extrêmement 
plate  de  la  senora,  lui  donnait  fort  un  air  de 
jeune  garçon  déguisé  ;  oui,  voilà  ce  qui  parais- 
sait, aveuglait  d'abord,  ce  qui  choquait  au 
premier  coup  d'œil,cequi  faisait  dire  aux  yeux 
épris  des  lignes  de  la  tête  caucasienne,  qu'elle 
était  laide,  la  senora  Vellini  ;  surtout  quand 
on  la  voyait  —  comme  ce  soir-là  la  voyait  le 
vicomte  —  hâve  d'ennui,  indolemment  couchée 
sursa  peaudebête,  réveilléedesa pesante  rêverie 
comme  un  enfant  fiévreux  qui  interrompt  une 
sieste  morbide  dans  la  Maremme.  Sa  tête,  trop 
penchée  sur  son  cou  flexible  et  qui  semblait 
emporter  le  poids  de  son  corps,  lui  donnait 
quelque  chose  d'oblique  et  de  torve.  Elle  se 
repliait  sur  elle-même  avec  une  espèce  de 
pudeur  farouche,  défiante  et  orgueilleuse,  et 
qui  jetait  des  redoublements  d'ombre  sur  sa 
laideur.  Telle  elle  apparaissait...  mais,  disons 
tout  :  pour  peu  qu'une  passion  ou  un  caprice 
la  fît  sauter  debout;  pour  peu  qu'un  invisible 
coup  de  trompette,  un  accent  réveillé  des 
sentiments  engourdis,  lançât  le  frisson  dans  sa 
maigreur  nerveuse  et  l'arrachât  au  sommeil 
de    sa   pensée..,   elle    n'était  pas    belle,    non. 


74  UNE    VIEILLE     MAITRESSE. 

jamais!  mais  elle  était  vivante,  et  la  vie,  chez 
elle,  valait  la  beauté  dans  les  autres!  L'Expres- 
sion —  ce  dieu  caché  au  fond  de  nos  âmes —  la 
créait  par  une  foudroyante  métamorphose. 
Alors,  ce  front  envahi  par  une  chevelure  mal 
plantée,  ce  front  d'esclave,  étroit,  entêté, 
ténébreux,  grossissait,  grandissait  et  comman- 
dait au  visage.  Ce  nez,  commencé  par  un 
peintre  Kalmouk,  finissait  en  narines  entr'ou- 
vertes,  fines,  palpitantes,  comme  le  ciseau 
grec  en  eût  prêté  à  la  statue  du  Désir.  Les 
coins  de  la  bouche  allaient  mourir  dans  des 
fossettes  voluptueuses.  Les  yeux,  emplis  par  des 
prunelles  d'une  largeur  extraordinaire,  noirs, 
durs,  faux,  espionnants,  tisons  ardents  d'un 
vrai  brasero  sans  flammes,  s'avivaient  d'une 
clarté  qui  brûlait  le  jour.  C'étaient  des  yeux 
infernaux  ou  célestes,  car  l'homme  n'a  guères 
que  ces  mots-là  qui  cachent  l'Infini,  pour  en 
exprimer  la  puissance.  A  coup  sûr,  c'étaient 
des  yeux  pareils  qui  avaient  inspiré  le  distique 
klephte  :  «  Un  de  tes  cheveux!  que  je  m'en 
couse  les  paupières  pour  ne  plus  regarder 
d'autres  yeux  que  les  tiens!  »  Ah!  dans  ces 
moments-là,  quelle  revanche  la  sefiora  prenait 
sur  les  femmes  toujours  belles!  Mais  l'émotion 
ne  durait  pas.  Tout  s'éteignait  quand  elle 
était  envolée;  et  la  nuit  de  sa  laideur  ressai- 
sissait, redévorait  Vellini   en  silence,  et  restait 


UNE     MAITRESSE-SERAIL.  75 

sourdement  sur  elle,  —  comme  un  froid  basilic 
se  couche   à    la  place   où  il  a    tout  englouti... 

Pour  aimer  cet  être  changeant,  beau  et  laid 
tout  ensemble,  il  fallait  être  un  poète  ou  un 
homme  corrompu.  Le  vieux  vicomte  n'avait 
pas  en  lui  un  grain  de  poésie.  Aussi  ne  com- 
prenait-il rien  aux  éclairs  de  passion  qui  pas- 
saient sur  Vellini  ;  mais,  comme  il  était  cor- 
rompu, blasé  et  vieux  de  civilisation  et  de 
sens,  il  s'expliquait  très  bien  qu'on  pût 
s'arranger  de  toute  cette  laideur. 

«  Eh  bien?  comment  allons-nous,  déesse  du 
caprice?  —  fit-il,  avec  une  aisance  familière, 
en  s'asseyant  dans  un  grand  fauteuil  pendant 
qu'OIiva  disparaissait. 

—  Vous  êtes  aussi  capricieux  que  moi,  mon- 
sieur le  vicomte,  —  dit  la  senora,  comme  un 
enfant  gâté  qui  s'éveille.  —  Vous  veniez  me 
voir  autrefois.  Vous  veniez  souvent.  Vous  aviez 
l'air  de  tenir  à  moi,  mais  baste!  un  beau  jour, 
vous  disparaissez  on  ne  sait  pourquoi,  et  on 
ne  vous  revoit...  qu'aujourd'hui. 

—  J'ai  été  aux  Eaux,  ma  petite,  —  reprit  le 
vicomte,  —  de  manière  que... 

—  Aux  Eaux,  sans  bouger,  pendant  deux 
ans!  —  interrompit  la  senora  en  éclatant  de 
rire.  —  Vous  vous  moquez  de  moi,  vicomte  ; 
ou  c'est  une  excuse  d'après  dîner! 

—  D'après  dîner!  Comment  cela?  —  dit  le 


•jd  UNE    VIEILLE    MAITRESSE. 

vicomte,  rondissant  ses  yeux  verts,  l'air 
étonné,  poussant  sa  joue  avec  sa  langue.  Vou- 
lez-vous dire  que  je  suis  gris? 

—  Non,  vicomte,  je  vous  sais  prudent,  si  ce 
n'est  sage.  Vous  avez  une  jambe  malade  qui 
vous  interdit  de  vous  griser,  —  dit-elle  féro- 
cement, car  elle  s'ennuyait,  et,  pour  passer  le 
temps,  elle  eût  jeté  Prosny  au  tigre  sur  lequel 
elle  était  couchée,  si  l'animal  avait  vécu. 

—  Attends,  drôlesse,  —  pensa  le  vicomte, 
—  je  vais  te  payer  tout  à  l'heure  tes  réflexions 
sur  ma  jambe! » 

Mais  le  senora  continuait  : 
«  Non,  mon  cher  vicomte,  vous  êtes  en 
état  de  lucidité  parfaite;  mais  vous  avez  dîné, 
bien  dîné,  peut-être  chez  quelque  ancienne 
maîtresse,  et,  après  avoir  eu  toutes  les  jubila- 
tions de  la  table,  l'ennui  de  l'intimité  vous 
prenant,  vous  vous  êtes  dit  qu'il  serait  drôle 
et  nouveau  de  monter  chez  moi,  et  vous  êtes 
venu.  Le  vin  stimulant  les  réponses  et  donnant 
de  l'esprit,  quand  il  n'en  ôte  pas  :  Je  lui  dirai 
que  je  suis  allé  aux  Eaux  — avez-vous  pensé  — si 
elle  me  fait  quelque  reproche  démon  absence; 
et —  autre  illusion  produite  toujours  par  les  in- 
fluences du  dessert!  —  elle  le  croira.  » 

La  Vellini  serrait  de  près  la  vérité,  mais  elle 
ne  la  tenait  pas.  Elle  ne  se  doutait  point  de  la 
mission    dont   s'était  chargé   le   vieux    renard 


[AITRESSE-SERAIL.  77 


qu'elle  venait  de  blesser,  et  qui,  impatient  de 
lui  rendre  dans  sa  vanité  le  coup  qu'elle  avait 
porté  à  son  amour-propre  en  lui  parlant  de 
sa  jambe,  se  tut  une  minute...  puis  entra  réso- 
lument en  matière  par  la  question  directe  : 
oEst-cequevousvoyeztoujoursM.de  Marigny? 

—  Certainement,  —  fit  la  sefiora  avec  non- 
chalance. 

—  Mais  y  a-t-il  longtemps  qu'il  n'est  venu 
chez  vous,  sefiora?  »  reprit  M.  de  Prosny,  en 
plongeant  sur  elle  des  yeux  avidement  cruels. 

Il  la  dominait  puisqu'il  était  assis  sur  le 
fauteuil  et  elle  à  terre.  Elle  était  changée 
depuis  deux  ans.  Elle  avait  vieilli.  L'égoïste, 
blessé  par  elle  dans  le  sentiment  de  ses  infir- 
mités physiques,  vit  que  la  raie  des  cheveux 
s'était  élargie,  que  quelques  fils  d'argent  appa- 
raissaient dans  le  miroir  noir  des  bandeaux. 
Elle  avait  une  espèce  de  blouse  de  soie  sans 
corset,  fixée  par  une  ceinture.  Ses  pieds  nuds, 
aussi  bruns  que  sa  joue,  étaient  au  large  dans 
des  pantoufles  de  velours  brodées  de  perles. 
Traître  costume  qui  montrait  bien  qu'elle 
n'avait  plus  ses  vingt-cinq  ans!  La  seule  chose 
immortelle  était  la  grâce  indolente  et  jeune 
avec  laquelle  elle  posait  sa  petite  main  sous  la 
griffe  d'or  de  sa  peau  de  tigre,  en  écoutant 
M.  de  Prosny. 

«    Mais    il  y  a    une   huitaine,    —  répondit- 


7»  UNE    VIEILLE    MAITRESSE. 

elle;   —    il    vient  quand   il  veut;   il   est  libre. 
Qj-ii  se  voit  tous  les  jours  après  dix  ans?... 

—  Et  dix  ans  qui  n'ont  pas  été  —  dit  le 
vicomte  —  d'une  fidélité  parfaite.  »  C'était  le 
premier  coup  de  dent  de  sa  rancune;  il  allait 
passer  au  second. 

Cela  ne  l'irrita  point.  Elle  ne  répondit  pas 
comme  une  prude  :  «  QLi'en  savez-vous?  » 
mais  placidement,  et  avec  cette  mélancolie 
qu'ont  les  femmes  qui  ont  cherché  le  bonheur 
et  qui  n'ont  trouvé  que  l'amour  : 

«  Lui  ni  moi,  n'avons  été  fidèles.  Notre 
liaison  a  été  singulière,  —  ajouta-t-elle  en 
rêvant  tout  haut;  car  pourquoi  aurait-elle  dit 
ces  choses  au  vieux  Prosny?  —  Nous  nous 
sommes  plus  haïs  qu'aimés! 

—  Alors,  tant  mieux!  —  dit  le  vicomte,  — 
car  voici  le  dénoûment  qui  arrive,  et  je  ne 
voudrais  pas  vous  voir  malheureuse.  Vous 
savez  sans  doute  le  mariage  de  M.  de  Marigny? 

—  Je  le  sais,  vicomte,  —  fit-elle  gravement, 
—  mais  pas  par  lui   » 

Le  vicomte  étudiait  cette  tête  de  bronze.  Un 
sillon  de  la  foudre  de  beauté  qui  partait  de 
l'émotion  du  cœur,  y  passa.  Mais  ce  fut  trop 
rapide  pour  être  aperçu  d'un  observateur  sans 
portée  comme  l'était  M.  de  Prosny. 

«  Oui,  je  le  sais,  —  reprit-elle,  en  portant 
vivement   à    sa    bouche   la    main    qu'elle   avait 


I5 

l'^^Ê    mise  sou 
^^r    crifîe  ace 


UNE     MAITRESSE-SERAIL.  79 


mise  sous  la  griffe  d'or  de  la  peau  de  tigre.  La 
griffe  acérée,  trop  durement  appuyée  par  elle, 
avait  trouvé  le  sang,  qui  coulait  et  qu'elle  suça 
tranquillement.  —  Ils  sont  venus  de  partout 
me  dire  que  Marigny  allait  se  marier.  A  chaque 
femme  qu'il  a  eue  dans  votre  monde  ou  dans 
le  mien,  ils  sont  venus  m'en  avertir!  Ne  l'ai-je 
pas  toujours  su  d'avance,  la  veille  même  du 
jour  où  ces  femmes  se  donnaient  à  lui  ?  Moi- 
même,  ne  l'ai-je  pas  souvent  renvoyé  vers 
elles  lorsqu'il  s'en  revenait  vers  moi?  Aujour- 
d'hui, au  lieu  d'un  amour,  c'est  un  mariage... 

—  C'est  un  amour  et  un  mariage,  —  fit 
l'implacable  vicomte. 

—  Eh  bien  !  c'est  un  amour  et  un  mariage, 
si  vous  voulez,  —  répondit-elle  ;  —  mais  ce 
n'est  pas  un  dénoùment.  De  dénoùment  à  la 
liaison  qui  existe  entre  Marigny  et  moi,  il  n'y 
en  a  pas,  monsieur  de  Prosny! 

—  Ma  foi,  senora,  — dit  M.  de  Prosny  d'un 
ton  de  plaisanterie,  mais  dépité,  au  fond,  de 
trouver  cette  femme  invulnérable,  —  l'orgueil 
est  une  superbe  chose  et  vous  savez  mieux  que 
moi  pourquoi  vous  en  avez...  mais  votre  Oliva 
est  moins  belle  que  mademoiselle  Herman- 
garde  de  Polastron,  la  fiancée  de  M.  de  Mari- 
gny, et,  le  diable  m'emporte,  il  en  est  fou... 
de  manière  que... 

—  ...  De  manière  que  Vellini,  qui  est  vieille 


8o  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

et  laide,  —  interrompit-elle  avec  ironie,  — 
n'a  plus  qu'à  se  jeter  par  la  fenêtre  si  elle 
aime  encore  M.  de  Marigny?  » 

II  y  avait  de  l'amertume  dans  sa  voix  en 
parlant  ainsi  au  vicomte,  mais  nulle  colère 
n'enflammait  ses  yeux  noirs,  profonds  comme 
le  velours  qui  absorbe  la  lumière  sans  la  ren- 
voyer. Us  étaient  ternes,  las,  ennuyés,  mais 
calmes,  comme  ils  étaient  quand  le  vicomte 
était  entré.  Et  le  pauvre  homme  était  si  ébahi 
de  ce  calme  imprévu,  qu'il  n'avait  jamais 
poussé  plus  laborieusement  contre  sa  joue  une 
langue  réduite  à  manquer  de  réplique.  Il  s'at- 
tendait à  une  colère  cramoisie,  et  il  en  aurait 
joui  en  amateur  et  en  connaisseur  véritable. 
Au  lieu  de  cela,  il  se  trouvait  que  la  senora 
avait  le  caprice  du  plus  beau  sang-froid... 
C'était  désappointant! 

«  La  conclusion  serait  un  peu  dure... —  dit 
de  Prosny  qui  ne  savait  que  dire. 

—  Si  !  —  fit-elle,  en  changeant  de  ton  et  de 
posture.  —  Mais,  heureusement  ou  malheu- 
reusement, —  reprit-elle  d'une  note  moins 
sonore,   —  il  n'y  a  point  de  conclusion.    » 

Elle  fit  un  petit  mouvement  d'une  imperti- 
nence adorable  et  jeta  en  l'air  du  bout  de  son 
pied  sa  pantoufle,  qui,  après  deux  tours  vers 
le  plafond,  alla  retomber  sur  le  lit.  Son  mou- 
vement   découvrit    une    délicieuse  jambe    de 


UNE     MAITRESSE-SÊRAIL.  8l 

promesse  et  de  perdition  qui  donna  comme 
un  soufflet  du  diable  dans  les  yeux  alléchés  du 
vicomte  de  Prosny.  C'était  une  de  ces  jambes 
tournées  pour  faire  vibrer,  dans  les  plus  folles 
danses  de  l'amour,  le  carillon  de  tous  les 
grelots  de  la  Fantaisie,  et  autour  desquelles 
l'imagination  émoustillée  s'enroule,  frétille  et 
se  tord  en  montant  plus  haut,  comme  un 
pampre  de  flammes  monte  autour  d'un  thyrse. 
L'Espagne  avait  autrefois  failli  d'être  perdue 
pour  une  jambe  pareille,  lorsque  la  voluptueuse 
Cava  mesurait  la  sienne  avec  des  rubans  jaunes 
aux  yeux  fascinés  du  roi  Rodrigues,  embusqué 
derrière  sa  jalousie. 

o  Pécayère!  —  fît  le  vieux  Prosny,  en  Autant 
sa  voix  libertine. 

—  Eh  bien,  après?  —  dit-elle  d'un  ton  sec, 
en  roulant  d'un  revers  de  sa  main  les  plis 
de  sa  robe  autour  de  ses  chevilles,  et  avec  une 
expression  d'yeux  à  rappeler  au  vicomte  Chas- 
tenay  de  Prosny  qu'il  n'était  pas  le  roi  Rodri- 
gues, mais  un  diplomate  en  fonctions. 

—  Vous  voilà  maintenant  le  pied  nud,  — 
reprit  le  vicomte  rentré  dans  le  sentiment  de 
son  rôle,  mais  resté  sous  l'empire  de  la  grâce 
physique  qu'elle  avait;  —  vous  voilà  le  pied 
nud  comme  une  magicienne  qui  va  faire  son 
charme...  —  il  se  souvenait  du  mot  de  talisman 
employé  par  M™^  d'Artelles,   —  et  vraiment  il 


8a  UNE    VIEILLE    MAITRESSE. 

faut  que  vous  en  ayez  un  bien  puissant  et  bien 
subtil  pour  n'avoir  pas  peur  de  la  belle  Her- 
mangarde  de  Polastron. 

—  J'en  ai  un!  »  dit-elle  d'un  air  mystérieux 
et  fin,  en  mettant  son  doigt  sur  sa  bouche, 
comme  une  des  sorcières  de  Macbeth. 

Se  moquait-elle  de  lui?  ou,  comme  les 
femmes  de  son  pays  méridional,  avait-elle 
quelque  superstition  à  laquelle  elle  rattachait 
son  union  avec  Marigny,  et  qui,  pour  elle,  en 
sauvegardait  la  durée?  Elle  avait,  avec  son 
front  ténébreux,  je  ne  sais  quoi  de  sauvage, 
de  bohémien,  d'étrange.  Elle  chantait  souvent 
une  espèce  de  ballade  en  prose,  qu'étant 
grosse  d'elle  sa  mère  avait  entendue,  un  jour 
qu'elle  avait  donné  l'aumône,  sous  le  porche 
d'une  église,  à  une  Gitana  accroupie  qui  la 
fixa  de  ses  longs  yeux  de  feu,  tout  en  lui  ten- 
dant sa  main  sèche.  Elle  ressemblait  beaucoup 
à  cette  femme,  lui  avait  répété  sa  mère.  La 
ressemblance  était-elle  aussi  à  l'âme?  Et,  comme 
la  peuplade  vagabonde  à  laquelle  appartenait 
cette  mendiante,  l'amour  des  croyances  mer- 
veilleuses asservissait-il  sa  pensée  ? 

Mais  le  vieux  débauché  du  xviii*siècle  ne  vit 
rien  de  cette  poésie  muette,  qui,  par  hasard, 
se  rencontrait  rue  de  Provence,  numéro  46,  au 
sein  de  la  plus  spirituelle  et  de  la  plus  pro- 
saïque des  villes  de  la  terre.  Il  ne  vit  dans  tout 


lESSE  -SERAI] 


cela  que  des  réalités  piquantes,  l'esclavage  des 
plaisirs  dépravés.  Il  interpréta  avec  son  ima- 
gination corrompue  le  mot  et  l'air  de  la 
seÎTora  : 

«  Vous  êtes  deux  grands  scélérats!  —  dit-il, 
avec  une  gaieté  qui  n'excluait  pas  la  convoitise, 
en  pensant  à  Marigny  et  à  elle.  —  Pour  tenir 
si  bien  l'un  à  l'autre,  il  faut  qu'il  y  ait  des 
crimes  entre  vous  !  » 


LES     ADIEUX 


E  vicomte  de  Prosny  resta  jusqu'à 
onze  heures  et  demie  chez  la 
senora,  mais  en  vain  eut-il  la 
finesse  de  l'ambre  dont  il  était 
parfumé,  il  ne  put  pénétrer  la  secrète  pensée 
de  Vellini.  Il  n'était  pas  bien  sûr  qu'elle  ne 
fût  pas  désespérée,  et  il  n'était  pas  sûr  non 
plus  qu'elle  n'affectât  pas  la  sécurité.  S'il  ne 
lui  avait  pas  appris  le  mariage  de  Marigny,  si 
vraiment  elle  le  savait,  la  pensée  de  M""*  d'Ar- 
telles  ne  se  réaliserait  donc  jamais.  Comment 
expliquer  que  la  senora  restât  tranquillement 
sur  sa  peau  de  tigre,  au  lieu  de  devenir  tigresse 
elle-même,  au  lieu  de  se  répandre  en  de  tels 
éclats  que  M"**  de  Fiers  fût  bien  parfaitement 


LES    ADIEUX.  0$ 


convaincue  du  danger  et  du  ridicule  qu'une 
femme  de  ce  genre  jetterait  sur  Hermangarde, 
si  elle  épousait  Marigny?...  Dans  tous  les  cas, 
c'était  une  déception  complète.  Elle  n'avait 
pas  même  bougé;  elle  n'avait  pas  crié;  elle 
n'avait  rien  cassé;  elle  n'avait  pas  enfin  eu  l'om- 
bre d'une  seule  de  ces  belles  colères  à  la  Charles 
le  Téméraire,  après  Granson,  qu'il  lui  avait  vues 
autrefois,  —  car  la  Vellini  était  effroyablement 
violente,  —  pour  des  sujets,  selon  lui,  de  bien 
moindre  importance.  Les  résultats  de  sa  pre- 
mière visite  n'étaient  pas  brillants;  il  le  sentait 
bien.  Aussi  eût-il  été  d'une  humeur  massa- 
crante, s'il  n'avait  pas  admirablement  digéré. 

En  s'en  allant,  il  rencontra  M.  de  Marigny 
sur  l'escalrer.  Ils  se  voyaient  souvent  dans  le 
monde.  Ils  se  saluèrent  en  s'abordant. 

o  Eh!  eh!  —  dit  M.  de  Prosny  en  ricanant 
de  sa  bouche  vide,  —  vous  êtes  donc  un 
infidèle  ce  soir  à  votre  belle  fiancée,  monsieur 
de  Marigny?  Vous  n'êtes  donc  pas  chez 
madame  de  Fiers? 

—  Ni  vous,  monsieur,  —  répondit  Marigny 
d'un  ton  froid  et  caustique,  —  chez  madame 
d'Artelles? 

—  J'y  ai  dîné,  —  reprit  le  vicomte,  —  mais 
après  le  café  et  pour  prendre  un  peu  l'air 
que  j'aime  à  prendre  quand  j'ai  dîné,  je  suis 
venu  faire  une  petite  visite  à  la  senora.   Il  y 


86  UNE    VIEILLE    MAITRESSE. 

avait  longtemps  que  je  ne  l'avais  vue  et  je  l'ai 
trouvée  bien  vieillie,  bien  changée,  cette  chère 
sefiora,  —  et  il  poussa  sa  joue  avec  sa  langue, 
comme  s'il  eût  été  réellement  stupéfait  du 
changement  de  Vellini.  —  Avec  votre  mariage 
auquel  elle  ne  devait  guères  s'attendre,  ni 
vous  non  plus,  vous  allez  lui  donner  le  coup 
de  grâce,  à  la  pauvre  diablesse,  de  manière  que... 
de  manière  que...  j'ai  pensé  qu'une  visite  de 
condoléance... 

—  ...  Faite  à  l'avance...  —  interrompit  Mari- 

gny- 

—  ...  Serait  une  attention  de  la  part  d'un 
ancien  ami,  —  reprit  le  v  comte,  sans  avoir  eu 
l'air  d'entendre  ce  que  M.  de  Marigny  avait 
ajouté;  —  car,  après  toui:,  j'ai  toujours  aimé 
la  sefiora,  une  bonne  fille  au  fond,  quoique 
vive  comme  le  salpêtre,  mais  une  bonne  fille, 
comme  je  le  disais.  D'ailleurs,  laquelle,  même 
la  plus  douce  de  ces  pauvres  brebiettes  du  bon 
Dieu,  se  verrait  tranquillement  planter  là 
après  une  emphytéose  de  dix  ans?  Dix  ans! 
par  le  ciel!  c'est  une  prescription,  cela,  c'est 
presque  un  droit  de  propriété  incommutable, 
de  manière  que...  je  parierais  un  bon  coup 
d'épée  — (l'ancien  bretteur  se  retrouvait  toujours 
chez  le  vieux  Prosny)  — que  vous  ne  serez  pas 
quitte  de  si  tôt  du  chat  enragé  qu'elle  va 
vous  jeter  aux  jambes,    mon   pauvre   Marigny! 


■ 


LES    ADIEUX.  87 


—  Vous  croyez?  -—  dit  Marigny  avec  une 
légèreté  assez  méprisante.  —  Eh  bien,  c'est  ce 
que  nous  verrons,  monsieur  de  Prosny.  »  Et  il 
le  salua,  continuant  de  monter  l'escalier,  pen- 
dant que  le  vicomte  le  descendait,  grommelant 
dans  les  plis  de  son  manteau  sous  lequel  il 
avait  coulé  son  nez  comme  un  héron  fourre 
son  bec  aigu  dans  ses  plumes  *. 

«  Si  elle  s'est  tue,  cette  infernale  senora, 
qu'il  faudrait  soumettre  aux  tortures  de  l'in- 
quisition si  on  voulait  la  faire  aller  à  confesse, 
j'en  ai  dit  assez,  moi,  pour  qu'elle  reçoive  ce 
Marigny,  qui  a  l'air  de  ne  douter  de  rien, 
sur  un  fier  épieu!  Allons,  allons,  il  y  aura  ce 
soir  de  la  discorde  dans  Agramant! 

o  Vieille  et  taquine  espèce!  »  pensa  Mari- 
gny, montant  toujours.  Il  n'aimait  pas  cette 
visite,  faite  à  sa  maîtresse  par  le  vicomte  après 
un  éloignement  si  prolongé.  Il  connaissait 
l'antipathie,  si  voilée  qu'elle  fût,  de  M"*^  d'Ar- 
telles.  Il  se  douta  de  quelque  manigance 
dont  l'ancien  cavalier  servant  de  la  comtesse 
était  l'instrument.  Quand  il  entra  chez  la 
seinora  et  qu'il  surprit  l'attitude  et  la  physio- 
nomie de  cette  dernière,  il  n'eut  plus  de 
doutes,  il  vit  clair. 

La  Vellini  était  retombée  sur  sa  peau  de 
tigre  après  le  départ  du  vicomte.  Elle  n'y  était 
plus  à  moitié   soulevée,    mais    couchée   à   plat 


UNE    VIEILLE    MAITRESSE. 


sur  le  dos  comme  une  morte  ou  comme  une 
mourante.  Elle  avait  mis  un  mouchoir  sur  sa 
figure  pour  cacher  sans  doute  ses  impressions 
à  Oliva.  Elle  était  tellement  accablée,  ou  telle- 
ment refoulée  sur  elle-même,  qu'elle  n'entendit 
peut-être  point  le  pas  si  connu  de  Marigny 
quand  il  souleva  la  portière  et  qu'elle  resta 
gisante,  immobile  et  voilée. 

Il  y  avait  dans  ce  torse  ainsi  jeté,  si  délié  et 
si  souple,  une  contraction  qui  n'échappa  point 
à  Marigny,  et  qui  accusait  l'effort  intérieur  ou 
l'angoisse. 

Il  s'approcha,  la  prit  subitement  et  douce- 
ment par-dessous  les  reins  et  l'enleva  ainsi 
avec  sa  peau  de  tigre,  comme  une  mère  enlève 
son  enfant  dans  la  mante    où   elle  l'a   couché. 

«  Tu  souffres?  Qii'as-tu?  —  lui  demanda-t-il 
en  lui  arrachant  son  mouchoir. 

—  Je  n'ai  rien,  »  dit-elle,  prête  à  l'impos- 
ture, cachée,  pensait-elle,  par  sa  volonté  sous 
son  frêle  masque  de  batiste. 

Mais  lui,  la  portant  devant  une  glace  : 

«  Regarde  comme  tu  mens  !  »  dit-il,  en  oppo- 
sant le   visage  livide  à   la   parole  indifférente. 

Groupe  fier  et  beau,  après  tout,  que  cette 
femme  aux  pieds  bruns  et  nuds,  au  visage  tour- 
menté, aux  larmes  dévorées,  dans  les  bras  de 
cet  homme  sympathique  à  sa  douleur  cachée, 
debout,     la    tête    nue,    enveloppé    encore    du 


LES    ADIEUX.  89 


manteau  qu'il  n'avait  pas  pris  le  temps  de 
détacher  et  sur  les  pieds  duquel  pendait  avec 
ampleur  la  peau  de  tigre  aux  griffes  d'or. 

o  Laisse-moi,  Ryno  !  »  fit-elle  avec  un  sou- 
bresaut violent,  comme  honteuse  de  la  trahisQU 
de  son  visage. 

Ryno,  c'était  le  nom  de  M.  de  Marigny.  Né 
dans  les  dernières  années  de  l'Empire,  époque 
où  les  poésies  d'Ossian  avaient  un  succès 
impérial,  on  l'appela  comme  un  des  héros  de 
Macpherson.  Ridicule  pour  tout  autre  que  lui, 
ce  nom  idéal  allait  bien  à  la  taille  et  à  la 
figure  d'un  homme  d'une  distinction  presque 
grandiose,  et  dont  la  vie,  les  ressources  et  les 
aventures  étaient  entourées  d'un  nuage. 

Il  était  probablement  accoutumé  aux  façons 
sauvages,  de  la  senora,  car  il  la  contint  sur  sa 
poitrine,  —  avec  effort,  il  est  vrai,  mais  il  la 
contint. 

a  Non,  non!  —  dit-il,  —  pourquoi  veux-tu 
m'échapper?  Qii'est-ce  que  cette  commère  de 
vicomte  est  venu  te  conter  pour  bouleverser 
ainsi  ce  méchant  front-là?  —  ajouta-t-il  avec 
une  gaieté  sans  accent  sincère,  en  s'asseyant 
sur  le  divan  et  en  la  prenant  sur  ses  ge- 
noux. 

—  Il  ne  m'a  dit  —  répondit-elle  gravement 
—  que  ce  que  je  sais,  que  ce  que  tu  m'as  dit 
toi-même.  11  a  cru  m'apprendre  quelque  chose 


90  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

en  m'apprenant  ton  mariage  avec  mademoiselle 
de  Polastron. 

—  Ame  fière,  il  t'aura  blessée  !  —  fit  Ma- 
rigny. 

—  Moi  !  —  dit-elle  avec  des  yeux  d'éclairs 
et  une  voix  digne  de  Médée. —  Est-ce  que  les 
âmes  fières  sont  à  la  disposition  du  premier 
venu  qui  veut  les  faire  souffrir?  »  Et  le  dédain 
se  gonflant  en  elle  lui  donna  cette  beauté 
sublime  qui, sans  cesse,  communiquait  soudai- 
nement à  cet  être  laid  et  chétif  une  incroya- 
ble toute-puissance. 

M.  de  Marigny  fut-il  dominé  par  l'impression 
de  cette  beauté  qui  s'allumait  comme  un 
flambeau,  ou  par  un  de  ces  souvenirs  qui 
renouvellent  le  passé  même?  Toujours  est-il 
que  l'amoureux  de  la  belle  Hermangarde  fit  à 
sa  fiancée  l'infidélité  d'un  baiser. 

Il  lui  fut  rendu  avec  fureur,  mais  comme  si 
l'amour  et  la  haine  étaient  en  Vellini  autant 
que  la  laideur  et  la  beauté  : 

«  Laisse-moi!  —  répéta-t-elle  encore,  cette 
fille  de  tous  les  contrastes,  —  je  ne  veux  pas 
de  tes  baisers;  tu  m'es  odieux,  je  te  déteste.  » 

Disait-elle  vrai?...  Quelquefois  les  femmes 
ont  de  ces  mots  contradictoires  qui  donnent 
aux  caresses  quelque  chose  déplus  involontaire. 
L'orgueil  de  l'amant  y  gagne;  la  volupté  aussi; 
mais  elle  ignorait  ces  calculs. 


LES    ADIEUX.  91 


«  Oui,  je  te  déteste!  —  reprit-elle,  toute 
pâle  de  ce  baiser  convuisif.  —  Je  te  hais 
comme  tout  être  fier,  fait  pour  être  libre,  doit 
haïr  la  destinée  qui  l'opprime.  Tu  es  la  mienne 
depuis  si  longtemps!  Le  seras-tu  toujours? 
N'y  aura-t-il  pas  un  moment  dans  la  vie  où 
tombera  la  chaîne  que  je  porte? 

—  Crois-moi,  Vellini,  il  y  en  aura  un  !  » 
reprit  Marigny  sans  étonnement,   sans  colère. 

Couple  étrange  qui  parlait  ainsi,  avec  des 
lèvres  qui  venaient  de  se  joindre,  —  plus  fabu- 
leux, à  ce  qu'il  semblait,  que  les  monstres  sur 
le  dos  desquels  il  était  assis  ! 

«  Ah!  je  ne  te  crois  pas,  — fit-elle;  —  n'ai- 
je  pas  essayé  cent  fois  de  m'affranchir  entière- 
ment de  toi?  Toi  aussi,  n'as-tu  pas  essayé  de 
mettre  en  pièces  ce  lien  funeste?  Avons-nous 
pu  jamais,  Ryno?  N'est-il  pas  resté  sur  nous, 
autour  de  nous,  en  nous,  comme  les  nœuds 
redoublés  d'un  serpent?  Rien  n'y  a  fait.  Ni  la 
douleur  venue  par  toi,  ni  le  bonheur  venu  par 
les  autres.  J'ai  bien  souffert  de  ton  abandon, 
quand  tu  m'as  quittée  pour  des  femmes  plus 
jeunes  et  plus  belles;  mais  enfin  je  me  suis 
consolée.  J'ai  aimé  aussi,  ou  du  moins  j'ai 
tâché  d'aimer  aussi  de  mon  côté  comme  tu 
aimais.  Eh  bien,  cette  liaison  brisée  s'est 
toujours  renouée  pour  se  briser  et  se  renouer 
encore  !  Était-ce    caprice?    Était-ce    habitude? 


93  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

C'était  quelque  chose  de  plus  ou  de  moins 
que  l'amour.  Tu  me  revenais  quand  je  t'at- 
tendais, comme  si  nous  avions  deviné,  moi, 
ton  retour;  toi,  mon  attente!  Aujourd'hui,  tu 
te  maries  à  une  jeune  fille  aimée.  Moi,  je  suis 
bien  sûre  de  ne  plus  t'aimer.  Et  pourtant  nous 
voici  tous  deux  à  la  même  place  que  depuis 
dix  ans!  Avant  que  tu  ne  fusses  entré,  j'avais 
bien  raison  de  dire  au  vicomte,  qui  croyait 
me  percer  le  cœur  en  m'apprenant  ton 
mariage,  qu'il  n'y  avait  point  de  dénoùment 
possible  à  cette  fatale  et  triste  liaison! 

—  11  faut  pourtant  qu'il  y  en  ait  un,VelIini, 
—  dit  Marigny  avec  le  ton  résolu  d'un  homme 
qui  se  reprocherait  une  faiblesse.  —  Si  nous 
avons  cessé  de  nous  aimer,  du  moins  nous 
sommes  restés  sincères.  On  ne  trompe  pas 
quand  on  a  l'àme  un  peu  haute  et  quand 
d'ailleurs  on  ne  s'aime  plus.  Ce  soir,  Vel- 
lini,  j'étais  venu  pour  faire  ce  que  je  n'ai  pas 
fait  avec  toi  chaque  fois  que  je  t'ai  quittée,  pour 
te  dire  un  suprême  et  dernier  adieu. 

—  La  force  de  ton  âme  t'abuse,  Ryno,  —  fit- 
elle  avec  une  foi  désespérée,  —  si  tu  crois  à  des 
adieux  éternels.  Tu  me  reviendras!  Je  te  le  dis 
sans  frémissement  de  joie,  sans  orgueil,  sans 
triomphante  jalousie  :  tu  passeras  sur  le  cœur  de 
la  jeune  fille  que  tu  épouses  pour  me  revenir. 

—  Non,  —  dit-il,   —  non!  Je   sais  ta  puis- 


'LES    ADIEUX. 


sance,  Vellini;  mais  j'aime  cette  enfant  chaste 
et  charmante,  fille  d'un  monde  défiant  et  qui 
cependant  s'est  confiée.  Je  ne  saurais  l'exposer 
à  souffrir  des  douleurs  immenses  pour  prix  de 
m'avoir  aimé  et  choisi. 

—  C'est  bien,  —  dit-elle;  —  c'est  noble  et 
loyal  à  toi,  que  de  penser  cela.  Mais  combien 
as-tu  aimé  de  femmes  depuis  dix  ans  pour  te 
donner  le  droit  de  croire  à  la  durée  des  mou- 
vements les  plus  généreux  de  ton  cœur? 

—  Ah!  —  répondit  Marigny  avec  une  pro- 
fondeur exaltée,  —  je  n'ai  jamais  aimé  per- 
sonne comme  elle,  pas  même  toi,  Vellini,  pas 
même  toi!  Les  sentiments  que  tu  faisais  bouil- 
lonner dans  mon  cœur  à  vingt  ans,  elle  les  a 
fait  renaître  dans  un  cœur  de  trente,  vieux  et 
usé.  Elle  a  ressuscité  en  moi  la  faculté  d'aimer 
et  elle  l'a  rendue  aussi  fraîche,  aussi  abon- 
dante, aussi  pleine  que  dans  les  premiers 
moments  de  la  jeunesse  et  de  la  vie.  Non!  je 
n'ai  jamais  aimé  personne  d'un  pareil  amour. 
Les  sens,  l'imagination,  le  caprice,  les  besoins 
du  cœur  qui  ne  meurent  pas  tous  le  même 
jour,  m'ont  entraîné  de  bien  des  côtés  diffé- 
rents. Mais  je  gardais  toujours  une  partie  de 
moi-même.  C'était  cette  moitié  qui  te  revenait, 
Vellini  !  Aujourd'hui,  tout  retour  devient  impos- 
sible. Hermangarde  m'a  tout  entier. 

—  Jurerais-tu  de  cela?  —  dit-elle  avec  un 


94  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

sourire    incisif    dont    il   comprit    la     raillerie. 

—  Ah  !  le  baiser  de  tout  à  l'heure!  —  fit-il. 

—  Mais  n'ai-je  pas  dit  que  je  sais  ta  puissance, 
ta  puissance  inouïe  par  moments,  invincible, 
étrange,  inexplicable,  qui  n'est  pas  l'amour, 
qui  n'est  même  pas  le  souvenir  de  l'amour? 
C'est  cela  même  que  je  veux  fuir,  Vellini.  Je 
ferai  mieux  que  ce  sultan  qui  mettait  un  sabre 
entre  lui  et  sa  maîtresse.  Je  mettrai  entre  nous 
l'absence,  — le  meilleur  glaive  qu'il  y  ait  pour 
couper  tous  les  liens  du  cœur. 

—  Eh  bien,  puisses-tu  dire  vrai,  après  tout! 

—  s'écria-t-elle. —  Puissions-nous  vivre  éloignés, 
toi  heureux,  et  moi  du  moins  hbre!  Nous  ne 
devions  pas  nous  aimer,  tu  le  sais  ;  tant  qu'il 
a  duré,  notre  amour  n'a  produit  qu'orages, — 
des  ivresses  folles  et  des  angoisses  infinies. 
Qi-iand  il  a  cessé,  il  nous  est  resté  les  angois- 
ses ;  et  si  d'anciennes  et  d'incompréhensibles 
ivresses  les  ont  parfois  traversées,  ah!  que 
nous  les  avons  maudites!  Quelle  vie,  mon 
Dieu,  nous  avons  menée  !  rien  entre  nous  n'a 
été  paisible.  Tout  a  été  trouble,  querelle,  in- 
somnie. Pourquoi,  Ryno,  nous  aimions-nous? 
Nos  âmes  se  choquaient  à  travers  les  embras- 
sements  de  nos  corps.  Elles  se  ressemblaient 
trop.  Je  suis  aussi  fière  que  toi,  aussi  impé- 
rieuse que  toi.  C'est  peut-être  ce  qui  explique 
cette  trop    longue    intimité  agitée  et  cruelle  ; 


mais  si  c'était  là,  Ryno,  ce  qui  devrait  l'éter- 
niser? Peut-être  me  revenais-tu  parce  que  ton 
âme  orgueilleuse  n'avait  pu  abaisser  la  mienne, 
et  t'en  retournais-tu  de  fatigue  de  n'avoir  pu 
la  plier  et  la  surmonter?  Ah!  ce  qu'il  te  faut, 
mon  ami,  c'est  une  femme  douce  et  tendre 
qui  aime  avec  abnégation;  c'est  une  âme  sur 
qui  tu  règnes  et  avec  qui  tu  puisses  te  montrer 
généreux. 

—  Je  l'ai  trouvée, —  dit  Marigny. —  Je  l'épou- 
serai dans  quelquesjours  et  je  partirai  avec  elle. 

—  Adieu  donc,  Ryno  !  —  fit  Vellini  ;  — 
va-t'en,  laisse-moi  pour  toujours.  Tu  vois,  je 
ne  suis  plus  jalouse.  Cette  Hermangarde  de 
Polastron  dont  tu  parles  aveo  l'enthousiasme 
de  tes  jeunes  années,  m'inspire  moins  de  ja- 
lousie que  cette  comtesse  de  Mendoze  que 
peut-être  tu  n'aimais  pas.  J'ai  le  calme  des 
choses  éteintes.  Florinda  perdio  su  jlor.  Oui, 
adieu,  Ryno,  tu  peux  partir.  Tu  as  raison,  s'il 
est  un  moyen  humain  de  clore  une  relation 
qui  a  trop  duré,  c'est  de  s'éloigner  l'un  de 
l'autre.  Si  tu  restais,  serait-il  sûr  que  l'ennui 
de  ton  âme  ne  te  repoussât  pas  un  soir  chez 
la  triste  Vellini?  Nous  reprendrions  le  joug 
exécré.  Hélas  !  il  m'est  impossible  de  ne  pas 
croire  que  nous  le  reprendrons  un  jour.  Tu 
sais  pourquoi  ?  —  ajouta-t-elle,  mêlant  à  son 
regard  profond  un  sourire. 


()6  UNE    VIEILLE    MAITRESSE. 

—  Eh  quoi  !  toujours  cette  folie  ?  —  dit  Ryno. 

—  Oui,  toujours  !  mais,  va  !  ce  n'est  pas  une 
folie!  »  fit-elle  avec  un  accent  bas  comme  celui 
de  la  destinée  quand  elle  nous  parle  au  fond 
du  cœur. 

Elle  n'avait  plus  le  ton  hautain  qu'elle  avait 
pris  avec  le  vicomte  de  Prosny.  Elle  exprimait 
les  mêmes  sentiments,  mais  ce  n'était  plus 
l'accent  si  ferme,  la  tête  si  droite.  Elle  était 
revenue  à  la  vérité  de  sa  tristesse.  Cœur  fier, 
elle  n'avait  point  à  cacher  sa  blessure  à  Mari- 
gny.  Elle  pouvait  montrer  sa  fatigue.  Ne  la 
partageait-il  pas?  Ne  souffrait-il  pas  du  même 
esclavage?  N'était-ce  pas  de  sa  part,  comme 
de  la  sienne,  la  même  ardente  envie  de  s'en 
affranchir  ?... 

Ce  furent  de  longs  et  de  froids  adieux.  Il 
n'y  eut  ni  larmes,  ni  étreintes,  ni  sanglots 
étouffés,  ni  dernières  caresses.  Marigny  était 
redevenu  l'amant  d'Hermangarde.  La  beauté 
instantanée  de  Vellini  s'était  perdue  dans  l'ac- 
cablement de  son  âme.  Elle  n'avait  plus  aucun 
prestige.  Elle  était  désarmée  jusque  de  cette 
haine  dont  elle  parlait,  il  n'y  avait  qu'un  mo- 
ment encore,  tout  en  se  cabrant  sous  un  bai- 
ser de  feu.  Elle  était  morne  comme  le  dégoût. 
Ramassée  sur  elle-même,  sans  pâleur  éloquente, 
sans  vermillon  à  la  joue,  froncée,  crispée,  jaune 
comme   une   feuille   flétrie  qui    prend   chaque 


LES    ADIEUX.  97 


I 


jour  plus  de  poussière  dans  ses  plis,  la  tempe 
creuse,  les  lèvres  rigides,  les  sourcils  entassés 
sur  ses  yeux  sinistres,  elle  ressemblait  à  la 
Maugrabine  qui  avait  tant  frappé  l'imagination 
de  sa  mère.  L'impression  qu'elle  causait  à  son 
ancien  amant  était  glacée  ;  il  ne  la  tenait  plus 
sur  ses  genoux,  leurs  bras  s'étaient  dénoués, 
et  ils  étaient  placés  assez  loin  l'un  de  l'autre 
sur  le  divan  verdàtre,  —  sur  ces  hippogriffes, 
symbole  d'un  caprice  qui  ne  les  enlevait  plus 
sur  ses  ailes  ! 

Combien  de  temps  demeurèrent-ils  dans  ce 
silence,  gros  de  pensées?  ils  ne  le  surent  pas. 
Mais  la  nuit  s'avançant,  Oliva,  étonnée  de  ne 
rien  entendre  venir  de  l'appartement  de  sa 
maîtresse,  entra  et  les  vit  debout,  tous  les 
deux,  auprès  du  feu  qui  s'éteignait.  M.  de 
Marigny  ramenait  à  ses  épaules  le  manteau 
tombé  sur  le  divan.  Il  allait  sortir.  Quant  à  la 
senora,  elle  était  impassible. 

«  Eclairez  M.  de  Marigny, —  fit-elle  à  Oliva, 
—  et  en  revenant  apportez-moi  une  cassette 
de  bois  de  santal,  posée  sur  l'étagère  de  ma 
chambre. 

«  Buenas  tardés  l  —  ajouta-t-elle  dans  sa 
langue,  comme  elle  disait  à  Marigny  depuis 
des  années,  chaque  soir  qu'il  allait  la  quitter. 

—  Conque  yamos !  »  —  répondit-il  avec  un  ac- 
cent  qu'il    tenait    d'elle.    Et,   sans  lui  prendre 

I.  1} 


98  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

une  main  qu'elle  ne  lui  tendit  pas,  il  suivit 
Oliva,  dans  une  disposition  singulière  et  en- 
tremêlée que  connaissent  seuls  les  hommes 
qui  ont  rompu  avec  ce  qui  fut  longtemps  la 
vie  et  qui  ne  peuvent  plus  s'attendrir. 

Oliva  revint  avec  sa  cassette. 

«  Rallumez  le  feu,  »  dit  la  sefiora,  et  elle 
ouvrit  le  précieux  coffret. 

Elle  en  tira  un  médaillon  enchâssé  dans  de 
l'or.  C'était  un  riche  portrait  de  Marigny,  porté 
autrefois,  mais  qu'elle  ne  portait  plus. 

Le  feu  refîambait,  grâce  à  Oliva. 

Alors,  avec  un  mouvement  de  panthère,  la 
Vellini  précipita  dans  la  flamme  le  médaillon, 
portrait,  or  et  tout.  L'or  fondit,  mais  comme 
si  la  frêle  image  déjà  dévorée  n'eût  pas  brûlé 
assez  vite  au  gré  de  son  brutal  caprice,  elle 
saisit  la  barre  de  fer  au  foyer  et  frappa  avec 
furie  la  place  où  elle  avait  disparu,  brisant, 
écrasant,  broyant  les  charbons  enflammés. 
Chose  inouïe!  elle  redevenait  belle.  Dans  l'em- 
portement de  son  action,  la  tresse  de  ses  che- 
veux s'était  détachée  et  pendait  sur  sa  maigre 
épaule.  Le  brasier  dévorant  était  pâle  en  com- 
paraison du  feu  qui  lui  sortait  par  les  yeux. 

Elle  broyait...  broyait.  Pour  un  fait  à  peu 
près  pareil,  lord  Byron  avait  été  jugé  fou  par 
la  sagace  et  raisonnable  Angleterre;  mais  Oliva, 
malgré  ses  cheveux  d'or  brûlant,  n'était  pas 


LES    ADIEUX.  99 


Anglaise.  Elle  servait  la  senora  depuis  quatre 
années,  et  elle  lui  laissa  passer  sa  fantaisie 
sans  stupéfaction  et  en  silence...  Elle  en  avait 
vu  bien  d'autres,  sans  doute... 

o  Senora,  —  dit-elle,  quand  la  barbare  eut 
fini  sa  destruction,  —  M.  de  Cérisy  vous  attend 
dans  le  salon. 

—  Qiie  m'importe!  —  fit  l'impérieuse  Espa- 
gnole. —  Qii'il  attende  ou  bien  qu'il  s'en  aille, 
je  veux  passer  la  nuit  ici.  —  Et  elle  prit  dans 
l'écrin  resté  ouvert  un  petit  flacon  taillé  à 
facettes.  Elle  en  souleva  le  bouchon  et  but  d'un 
trait  ce  qu'il  contenait. 

—  Mais,  senora,  —  dit  la  suivante,  —  il 
s'impatiente  depuis  deux  heures.  Il  vous  a  de- 
mandée dix  fois. 

—  Tant  pis  !  —  dit-elle  avec  la  fierté  de  la 
délivrance  ;  —  je  suis  libre,  je  n'obéis  plus  à 
personne.  »  Et  elle  se  coucha  sur  le  divan. 

L'orgueil  trompait  l'orgueil  en  elle,  car  à 
qui  —  si  ce  n'est  à  elle-même  —  avait-elle 
jamais  obéi? 


VI 


LA    CURIOSITÉ     d'une    GRAND'MÈR 


E  tous  les  bonheurs  qui  se  payent,  le 
plus  joli,  le  plus  gracieux  et  le  plus 
pur,  —  mais  aussi  l'un  des  plus 
chers,  —  c'est  le  bonheur  qui  pré- 
cède le  mariage,  —  qui  le  précède  seulement  de 
quelques  jours.  C'est  vraiment  délicieux;  rien 
n'y  manque,  —  pas  même  cette  ombre  de  mé- 
lancolie qui  velouté  le  bonheur,  comme  cer- 
tain duvet  velouté  les  pêches,  quand  on  se 
retourne  vers  sa  vie  de  garçon,  du  milieu  des 
bijoux  et  des  bracelets  qu'on  achète,  anneaux 
symboliqijes,  emprises  pour  deux!  Chaque  ma- 
tin, on  envoie  pour  soixante  francs  — ou  davan- 
tage, selon  la  saison  — des  plus  belles  fleurs  à 
sa  promise,  qui   les  effeuille  en  rêvant  tendre- 


I 


TRIOSITE     D   UNE    GRAND'MÈRE.       IOI 

ment  aux  dentelles  de  sa  corbeille  ;  dernier 
rayon  de  chevalerie,  mourant  sur  des  fleurs 
qui  vont  mourir!  dernier  hommage  que 
les  hommes  égoïstes  offrent  encore  à  la  femme 
qu'ils  aiment,  —  ou  qu'ils  n'aiment  pas,  —  mais 
qu'ils  épousent  ! 

Ce  culte  pieux  rendu  à  la  jeune  vierge  qui 
va  devenir  une  madone,  M.  de  Marigny,  l'un 
des  beaux  de  ce  temps,  le  pratiquait  avec  une 
ferveur  d'amabilité  d'autant  plus  grande  qu'elle 
prenait  sa  source  dans  un  amour  vrai.  Ce  que' 
tant  d'hommes  froids  font  par  bon  goût,  par 
orgueil  ou  par  un  sentiment  supérieur  d'élé- 
gance, il  le  faisait,  lui,  pour  toutes  ces  raisons 
et  pour  une  autre  qui  est  la  meilleure,  la  rai- 
son des  cœurs  bien  épris.  En  dehors  de  l'a- 
mour, il  eût  encore  été,  au  point  de  vue  du 
monde  et  de  ses  appréciations,  le  plus  char- 
mant des  fiancés,  mais  il  aimait...  et  cet  amour 
donnait  aux  moindres  détails  une  valeur  infi- 
nie, et  transfigurait  les  bagatelles.  Son  senti- 
ment, frémissant  et  contenu  par  ces  barrières 
de  cheveux  que  l'on  appelle  les  convenances,  je- 
tait sur  toutes  choses  l'écume  brillante  de  ses  ar- 
deurs dévorées,  de  ses  docilités  douloureuses. 
Il  attestait  sa  force  par  la  souplesse  de  son 
obéissance,  et  ne  pouvant  se  parler  dans  les 
bras,  il  se  parlait  aux  pieds  et  il  s'inventait 
des  langages  pour  remplacer  cette  grande  lan- 


UNE    VIEILLE     MAITRESSE. 


gue  qui  lui  manquait  encore  et  dont  il  ne 
devait  prononcer  les  mots  trop  brûlants  que 
dans  quelques  jours.  Aussi,  à  tout  moment, 
Ryno  de  Marigny  entourait-il  Hermangarde  de 
ces  mille  délicates  attentions  qui  traduisent 
l'idée  fixe  autour  d'une  femme  en  ravissantes 
et  légères  arabesques,  qui  la  chiffrent  sous 
chaque  regard  et  sous  chaque  pas,  et  il  mêlait 
tellement  son  âme  à  ces  soins  officiels  et  obli- 
gés pour  tout  homme  du  monde,  et  qui  sont 
si  souvent  les  truchements  d'un  cœur  qu'on  n'a 
pas,  qu'on  y  sentait  comme  un  avant-goût  des 
caresses.  Les  petits  soins  sont  les  grands  pour 
les  femmes.  Sachant  mieux  que  les  hommes 
jouer  avec  leurs  sentiments  les  plus  sérieux 
sans  les  diminuer,  elles  sont  en  général  très 
sensibles  à  l'expression  d'un  sentiment  plein 
de  vigueur  et  de  fougue  qui  ajoute  à  sa  magie 
celle  de  la  légèreté  et  de  la  grâce.  Cela  était 
vrai  surtout  pour  la  marquise  de  Fiers.  Née 
sous  Louis  XV,  le  Bien-Aimé,  elle  était  plus 
femme  qu'une  autre  femme,  et  elle  admirait 
bien  plus  qu'Hermangarde,  trop  enivrée  pour 
rien  discerner,  les  ressources  de  cet  amour 
toujours  éloquent  dans  ses  façons  multiples  de 
s'exprimer  et  qui,  Protée  changeant  et  présent, 
avait  l'art  des  métamorphoses. 

Et  cependant,  quoique  sous  le  coup  de  ces 
impressions    sans   cesse  renouvelées,   madame 


LA    CURIOSITÉ     d'une    GRAND'MERE.       I0< 

de  Fiers  gardait  dans  son  cœur  le  souvenir 
alarmé  des  paroles  de  madame  d'Artelles!  Elle 
n'avait  point  agi  encore  vis-à-vis  de  son  futur 
petit-fils.  Pourquoi  avait-elle  attendu?  L'espoir 
qu'elle  avait  eu  d'abord  de  tout  éclaircir  et  de 
tout  savoir  était-il  détruit?  Y  avait-elle  renoncé? 
Quand  elle  aurait  voulu  oublier  les  confidences 
de  son  amie,  elle  ne  l'aurait  pas  pu,  avec  une 
femme  aussi  prévenue  que  la  comtesse,  qui 
perpétuellement  la  harcelait,  qui  perpétuelle- 
ment venait  tendre  sa  toile  d'araignée  autour 
d'elle  avec  la  persistance  de  l'habitude,  qui 
lui  promettait  des  renseignements  certains  sur 
cette  liaison  toujours  subsistante  entre  Vellini 
et  Ryno,  qui  ne  les  lui  donnait  pas,  mais  qui 
allait  toujours  les  lui  donner.  D'ailleurs,  ma- 
dame de  Fiers  ne  se  dissimulait  point  qu'une 
telle  liaison,  si  elle  existait,  exposerait  Her- 
mangarde  à  l'un  de  ces  malheurs  pour  lesquels 
le  monde  n'a  que  des  plaisanteries  cruelles  ou 
une  fausse  pitié.  Madame  d'Artelles,  de  son 
côté,  ne  voyant  pas  venir  ces  renseignements 
qu'elle  annonçait  à  grands  sons  de  trompe, 
cornés  journellement  aux  oreilles  de  son  amie, 
devait  craindre  que  l'indulgente  marquise  ne 
fût  retombée  tout  doucettement  sur  le  duvet 
de  sa  première  sécurité.  Comme  on  l'a  vu,  le 
furet  de  la  comtesse  d'Artelles,  M.  de  Prosny, 
avait  fait  une  chasse  malheureuse.  Vellini  n'a- 


I04  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

vait  donné  aucune  prise  sur  elle.  Elle  n'avait 
montré  ni  amour  blessé,  ni  ressentiment  en 
apprenant  le  mariage  qui,  selon  les  prévisions 
de  la  comtesse  et  du  vicomte,  lui  devait  faire 
pousser  des  cris  d'aigle  abandonnée  !  Depuis 
sa  première  visite,  M.  de  Prosny  était  retourné 
chez  la  créature^  comme  disaient  ces  aristo- 
crates de  naissance  et  d'hypocrite  moralité; 
mais  avec  sa  taquine  finesse,  le  tact  animal  de 
la  femme,  qu'elle  possédait  à  un  degré  très 
éminent,  la  créature  avait  dépisté  le  très  noble 
et  le  très  rusé  vicomte.  Il  ne  savait  pas  la  rup- 
ture consommée  de  gré  à  gré  entre  les  deux 
amants.  «  Marigny  —  disait-il  à  madame  d'Ar- 
telles  et  à  madame  de  Fiers  qui  lui  laissaient 
son  franc  parler  —  aura  donc  une  jeune  femme 
et  une  vieille  maîtresse.  J'ai  connu  de  ces  pa- 
lais blasés  qui  revenaient  au  piment,  après 
avoir  mangé  des  ananas.  »  Ces  dames  se 
récriaient  à  ces  horribles  paroles,  mais  elles 
étaient  une  raison  de  plus  pour  que  la  mar- 
quise de  Fiers  prît  enfin  une  résolution. 

Elle  la  prit  en  femme  d'esprit  et  de  cœur 
qu'elle  était.  Elle  abandonna  ce  système  de 
ruses,  d'espionnage,  de  fausse  finesse,  qui  avait 
tenté  madame  d'Artelles,  et  elle  pensa  qu'il  va- 
lait mieux  aller  droit  à  la  difficulté  et  vivement. 
Elle  s'arrêta  à  ce  qu'il  y  avait  de  plus  simple, 
et  abandonna    sans    efforts    toutes    les   petites 


LA    CURIOSITÉ     d'une     GRAND'MÈKE.       lO^ 


I 


complications;  agissant,  en  cela,  comme  les 
plus  grands  diplomates,  qui,  contrairement  à 
la  réputation  qu'on  leur  fait,  ne  rusent  pres- 
que jamais,  mais  l'emportent,  dans  toute 
affaire,  par  la  netteté  de  leur  décision.  Au 
fond,  elle  estimait  beaucoup  M.  de  Marigny, 
sans  raison  tirée  des  faits  extérieurs,  mais  d'in- 
tuition, de  pressentiment,  à  la  manière  des 
femmes  qui  ont  du  tact.  Sur  des  organisations 
d'un  ordre  élevé,  Marigny  ne  manquait  jamais 
d'agir  avec  une  énorme  puissance.  Il  n'avait 
d'ennemis  que  les  gens  vulgaires.  Même  physi- 
quement, il  les  choquait.  Oh!  mon  Dieu,  oui! 
il  les  choquait,  ces  délicats!  Il  fallait  les 
entendre.  On  le  critiquait  dans  sa  mise,  dans 
sa  physionomie,  dans  sa  personne  extérieure,  — 
la  pire  critique  pour  les  gens  du  monde.  Qvioi 
d'étonnant?  Avec  les  mœurs  égalitaires  et 
jalouses  de  notre  temps,  il  y  a  des  physiono- 
mies qu'on  voudrait  briser  comme  une  cou- 
ronne. C'est  de  la  royauté  de  droit  si  divin 
pour  cette  plèbe  qui  n'y  croit  plus!  M.  de 
Marigny  avait  l'éclatant  malheur  et  le  danger 
d'une  de  ces  physionomies  réparties  non  seu- 
lement dans  les  traits  de  la  face,  mais  dans  le 
corps,  les  attitudes,  l'être  tout  eVitier.  Aussi, 
qu'on  écoutât  les  commères,  mâles  et  femelles, 
qui  imposent  leur  jargon  aux  opinions  des 
salons  de  Paris,  que  ne  disait-on   pas  de  lui? 


106  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

Le  voile  diaphane  et  brun  délicatement  lamé 
d'or  de  la  moustache  orientale  qui  lui  retom- 
bait sur  la  bouche,  cachait  mal  le  dédain  de 
ses  lèvres!  Ses  cheveux,  qu'il  portait  longs  et 
qu'il  soignait  avec  un  culte  indigne  d'un 
homme  d'esprit,  répétaient  gravement  les  cail- 
lettes, donnaient  une  expression  trop  théâtrale 
à  cette  figure  où  les  clartés  de  l'intelligence 
se  jouaient  dans  l'ombre  creusée  des  méplats! 
Enfin,  ses  yeux,  —  la  seule  chose  qu'il  eût  vrai- 
ment belle,  —  ses  yeux  qui  avaient  soif  de  la 
pensée  des  autres  comme  les  yeux  du  tigre 
ont  soif  de  sang,  étaient  par  trop  insolemment 
immobiles!  Tout  cela  n'était  pas  genîleman-like, 
sifflaient  les  linottes  du  dandysme,  du  haut  de 
la  cravate  où  perche  leur  insignifiance.  Mais  les 
femmes  savaient  une  réponse...  une  réponse 
qu'elles  ne  faisaient  pas.  Comme  la  fille  de  la 
Fable,  elles  aimaient  cet  amoureux  à  longue 
crinière.  Elles  avaient  vu  tant  de  fois  se  tourner 
vers  elles,  humbles  et  caressantes,  ces  dures  pru- 
nelles fauves  qui,  dans  leurs  paupières  sillonnées 
et  lasses,  avaient  la  lumière  rigide  et  infinie  du 
désert  dont  le  vent  a  ridé  les  sables.  Pour  peu 
qu'elles  sortissent  de  la  ligne  commune,  elles 
subissaient  l'influence  de  la  force  aimantée 
qu'il  y  avait  en  Marigny.  Il  avait  vécu  ici  et  là. 
Brouillé,  on  ne  savait  trop  pourquoi,  avec  sa 
famille,   il   avait  disparu    de  Paris  à  plusieurs 


LA    CURIOSITÉ    d'une     GRAND'MÈRE.       107 

reprises,  puis  il  y  avait  reparu.  Sa  vie  était 
donc  comme  un  gouffre.  On  n'y  voyait  pas 
très  clair.  Le  fond  de  ses  sentiments  était  un 
autre  abîme;  mais  à  travers  ces  obscurités,  on 
reconnaissait  en  lui  cette  puissance  qui  vaut 
mieux  que  l'emploi  qu'on  en  fait.  Semblable  à 
tous  les  ambitieux  trompés  par  la  vie,  à  toutes 
les  âmes  fortes  dépaysées  par  les  circonstances, 
il  s'était  rejeté  à  des  dédommagements  qui 
n'en  sont  plus,  l'ivresse  passée;  mais  sous  les 
mollesses  oisives  du  libertin,  un  observateur 
aurait  vu  un  de  ces  hommes,  comme  l'a  dit 
Shakespeare,  dans  lequel  chaque  pouce  est  un 
homme.  Madame  d'Artelles,  qui  se  piquait  de 
jugement,  avait  montré  assez  de  coup  d'œil 
lorsqu'elle  avait  dit  qu'avec  les  femmes  il 
n'était  qu'un  ambitieux  déplacé,  un  conqué- 
rant plus  pour  l'exercice  du  pouvoir  que  pour 
les  jouissances  de  l'amour.  Mais  ce  qu'elle 
n'avait  pas  vu  avec  la  même  pénétration,  c'est 
que  dans  cet  ambitieux  de  la  race  de  César,  il 
y  avait  aussi  des  entrailles.  Comme  Macbeth, 
il  avait  sucé  le  lait  de  toutes  les  tendresses 
humaines.  C'était  un  homme  grand,  mais 
après  tout  un  homme,  et  non  pas  un  de  ces 
dieux  d'airain  comme  en  forge  la  poésie 
moderne  et  qui  ne  sont  pas  plus  vrais,  selon 
nous,  que  les  magots  de  la  Chine  ou  les 
pagodes  en  porcelaine  du  Japon. 


I08  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

La  marquise  de  Fiers  ne  confia  point  à  son 
amie  le  projet  qu'elle  avait  formé  de  s'ouvrir 
franchement  à  M.  de  Marigny,  au  nom  du 
bonheur  d'Hermangarde.  Seulement,  un  jour, 
elle  annonça  qu'elle  irait  à  l'Opéra  la  pre- 
mière fois  qu'on  jouerait  Guillaume  Tell,  et  elle 
dit  à  Marigny  :  «  Vous  nous  conduirez.  »  Pour 
les  habitués  de  l'hôtel  de  Fiers,  ce  projet 
d'Opéra  fut  presque  un  événement.  Depuis 
longtemps,  en  effet,  la  marquise  avait  renoncé 
à  tous  les  spectacles.  Elle  aimait  mieux  veiller 
et  causer  chez  elle.  Les  spectacles  ne  peuvent 
plaire  qu'à  deux  sortes  de  femmes  :  les  très 
belles  qui  s'y  montrent,  et  les  très  indolentes 
qui  n'y  vont  que  pour  écouter  et  rêver.  Or,  la 
marquise  n'était  plus  dans  la  première  caté- 
gorie de  ces  femmes-là,  et  elle  n'avait  jamais 
été  dans  la  seconde.  «  Mes  enfants, —  dit-elle  à 
Marigny  et  àHermangarde — jeveux, avant  votre 
mariage,  montrer  votre  bonheur  à  tout  Paris.  » 
Ce  prétexte  aimable  avait  pour  motif  le  désir 
et  l'espoir  de  rencontrer  à  l'Opéra  la  senora 
Vellini,  dont  le  vicomte  de  Prosny  disait  des 
choses  si  étranges.  La  fille  d'Eve  que  la  vieil- 
lesse ne  tue  pas,  mais  concentre,  la  fille  d'Eve, 
curieuse  jusqu'au  bout,  se  posait  intérieurement 
cette  question  qui  a  un  sexe  :  «  Comment  a-t-elle 
régné?  Par  quels  moyens  règne-t-elle  encore?» 
Une    femme    comme   la   niarquise,   à  l'analyse 


LA    CURIOSITÉ     d'une     GRAND'MÈRE.      1 09 

microscopique  et  foudroyante,  voit  bien  des 
choses  où  les  hommes  ne  voient  rien  du  tout. 
Elle  tenait  à  les  voir.  De  plus,  elle  observerait 
Marigny  auprès  d'Hermangarde  dans  le  hasard 
de  ce  vis-à-vis  et  de  cette  rencontre  avec  une 
ancienne  maîtresse.  Enfin,  dans  tous  les  cas, 
après  l'Opéra,  elle  ramènerait  M.  de  Marigny 
à  l'hôtel  de  Fiers,  et  quand  mademoiselle  de 
Polastron  serait  rentrée  chez  elle,  une  explica- 
tion commencerait. 

Il  n'y  eut  de  tout  le  projet  que  l'explication 
qui  fut  réalisée.  Le  soir  où  Paris  admirait  la 
belle  Hermangarde  de  Polastron  à  côté  de  son 
amoureux  fiancé,  dans  la  loge  de  madame  de 
Fiers,  Vellini  n'était  point  à  l'Opéra.  Le 
vicomte  de  Prosny  tourna  en  vain  ses  jumelles 
dans  tous  les  sens,  et  mieux,  appliqua,  pendant 
les  entr'actes,  son  œil  vert  et  son  long  bec 
jaune  à  la  vitre  de  toutes  les  loges,  il  n'aperçut 
pas  la  senora  et  ne  put  montrer  à  la  curieuse 
marquise  cette  petite  femme,  qu'avec  le  rire  du 
vice  il  appelait  \e  jlacon  de  -poivre  rouge  de  M.  de 
iW^ing-n)'. Plus  heureux  qu'il  ne  méritait, —  comme 
l'aurait  dit  madame  d'Artelles,  —  M.  de  Marigny 
n'eut  pas  à  redouter  l'observation  la  plus  aiguë 
et  put  savourer  à  son  aise  la  beauté  de  cette 
femme  qui  s'épanouissait  à  ses  côtés,  pudique 
et  heureuse.  Il  sentait  alors  quel  triomphe 
c'est  pour  un  homme  fier   que   d'épouser  une 


UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 


jeune  fille  objet  des  vœux  de  tous,  et  d'incliner 
vers  soi  la  balance  où  sont  versées  la  beauté, 
la  jeunesse,  la  fortune  et  l'éclat  d'un  nom, 
avec  le  simple  don  du  ciel  qui  fait  qu'on  vous 
aime.  Un  sentiment  d'un  autre  ordre  s'ajoutait 
encore  à  celui-là.  Sous  la  compression  de  ces 
mille  regards  d'une  salle  entière  qui  montaient 
ou  descendaient  vers  lui  de  toutes  parts,  son 
amour  contenu  fermentait  dans  sa  poitrine  et 
la  gonflait  de  ses  bouillonnements  captivés. 
Ah!  ne  craignons  pas  de  l'avouer!  nous  avons 
tant  besoin  de  témoins  dans  la  vie,  que  le 
monde  est  souvent  un  miroir  concentrique  qui 
renvoie  l'amour  dans  nos  cœurs  avec  des  feux 
de  plus.  Hermangarde  l'éprouva  aussi,  ce  soir- 
là.  Elle  aussi  se  couronna  des  sensations  dont 
elle  vivait.  Il  ne  fut  parlé  que  de  sa  beauté 
dans  toutes  les  loges.  Elle  avait  une  robe  de 
satin  bleu  pâle  dans  les  profils  miroitants  de 
laquelle  le  jeu  des  lumières  frémissait,  et  du 
sein  de  tout  cet  azur,  —  la  vraie  parure  des 
blondes, —  elleétalait  le  candide  éclat,  la  souple 
et  douce  majesté  d'un  cygne  vierge.  La  rêverie 
de  ses  yeux  limpides,  la  netteté  de  son  profil 
de  bas-relief  antique  auraient  pu  l'exposer  au 
reproche  de  froideur  qu'encourt  la  trop  grande 
perfection  ;  mais  le  vermillon  de  ses  joues, 
aussi  éclatant  que  la  bande  écarlate  de  ses 
lèvres,    montrait    assez    que,    sous    le   marbre 


LA    CURIOSITÉ     d'une     GRAND'MÈRE.      III 


éblouissant  de  blancheur,  il  y  avait  un  sang 
vivant  qui  ne  demandait  qu'à  couler  pour  la 
gloire  de  l'amour.  Sa  physionomie  n'exprimait 
pas  la  gaieté,  pleine  d'éclairs,  de  certaines 
femmes  heureuses,  mais  une  ivresse  profonde, 
accablée,  qui  ployait  ce  front  taillé,  à  ce  qu'il 
semblait,  d'un  seul  coup  de  ciseau!  Influence 
des  sentiments  les  plus  vainqueurs!  Cette 
svelte  fille,  cette  belle  guerrière,  comme  dit 
Shakespeare,  de  Desdémone,  avait  les  mouve- 
ments appesantis  des  êtres  qui  succombent 
sous  la  plénitude  de  leur  propre  cœur...  Il  y 
eut  certainement,  dans  cette  salle  de  l'Opéra, 
qui  n'a  cependant  pas  été  bâtie  pour  que  les 
prudes  y  chantassent  leurs  vêpres,  des  mots 
animés  et  piquants  contre  le  bonheur  trop 
voyant  de  mademoiselle  de  Polastron.  En  effet^^ 
il  avait,  ce  soir-là,  une  expression  si  sublime 
qu'on  dut  le  trouver  indécent. 

Marigny,  plus  fort, —  moins  aimant  peut-être, 
—  portait  plus  légèrement  le  sien.  En  présence 
de  cette  salle  qui  l'enviait  et  le  haïssait,  il  ne  se 
posa  ni  en  Juan,  ni  en  sultan,  ni  en  Titan.  Il 
ne  voyait  que  sa  fiancée  et  il  ne  s'occupait  que 
de  la  vieille  marquise.  II  fut  parfait  de  tenue 
simple  et  mâle.  Amoureux  qui  résolvait  le 
problème  de  l'impossible  :  il  restait  convenable, 
comme  dit  le  Monde,  quand  il  était  fou  de 
bonheur,  comme  dit  l'Amour. 


UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 


Cette  soirée  ne  fut  bonne  que  pour  lui  et 
pour  elle.  Madame  de  Fiers,  un  peu  fatiguée, 
avait  attendu  vainement  à  chaque  acte  l'arrivée 
de  Vellini.  M.  de  Prosny  lui  avait  indiqué  la 
loge  où  elle  se  montrait  d'ordinaire.  La  mar- 
quise vit  avec  plaisir  que  les  yeux  de  Marigny 
ne  se  tournèrent  pas  une  seule  fois  vers  cette 
place  vide.  Mais  un  si  faible  détail  ne  calmait 
pas  son  inquiétude.  Elle  était  préoccupée  de  cette 
explication  qu'elle  allait  provoquer;  elle  trem- 
blait pour  Hermangarde,  pour  Marigny,  pour 
elle-même;  car  elle  avait  mis  sur  ce  mariage  sa 
dernière  pensée, le  bonheurde  sesderniersjours. 

Le  spectacle  fini,  ils  retournèrent  tous,  ex- 
cepté le  vicomte,  à  l'hôtel  de  Fiers.  QLiand  la 
marquise  eut  retrouvé  son  grand  fauteuil  dans 
le  boudoir  et  qu'ils  eurent  parlé  quelque  temps 
encore  de  leur  soirée,  elle  dit  tout  à  coup  à 
Hermangarde  : 

«  Il  faut  te  retirer,  ma  chère  enfant,  j'ai  à 
causer  avec  M.  de  Marigny. 

—  Vous  me  cachez  donc  tous  deux  quelque 
chose?  —  fît  Hermangarde,  avec  le  demi-sourire 
d'une  femme  qui  se  sent  aimée  et  qui  devine 
qu'on  va  parler  d'elle  et  s'occuper  de  son  bon- 
heur. 

—  Peut-être  bien,  —  reprit  la  marquise 
avec  sa  gracieuse  finesse.  —  Viens  donc  m'em- 
brasser,  ma  chère  enfant,  et  laisse-nous.  » 


LA    CURIOSITÉ    d'une     GRAND'MÈRE.      Il] 

Alors,  tout  à  la  fois  avec  un  geste  plein  de 
noblesse  et  d'enfantillage,  Hermangarde  plia 
le  genou  sur  le  coussin,  brodé  par  elle,  qui 
soutenait  les  pieds  de  sa  grand'mère,  et  elle 
tendit  le  front  à  la  marquise  qui  l'embrassa 
avec  une  tendre  effusion. 

«  Ne  va  pas  être  jalouse,  petite,  —  dit 
madame  de  Fiers,  —  et  vous,  —  continua-t- 
elle,  en  se  tournant  vers  Marigny  qui  admirait 
silencieusement  la  pose  charmante  de  made- 
moiselle de  Polastron,  offrant  sa  tête  dorée  à 
la  lèvre  maternelle,  et  dont  le  col  incliné. 
luttait  de  suave  éclat  avec  le  mantelet  d'her- 
mine qu'elle  n'avait  pas  détaché,  —  et  vous, 
je  vous  permets  de  l'embrasser,  là,  sur  le 
front.  » 

Et  elle  toucha  l'entre-deux  des  longs  sourcils 
de  sa  petite-fille,  si  ouverts  par  la  confiance  de 
la  vie. 

Marigny  se  pencha  et  obéit  avec  transport. 
Il  sentit  le  beau  front  de  marbre  qu'il  touchait 
pour  la  première  fois,  résister  d'abord,  puis 
s'affaisser  en  arrière  sous  ce  baiser.  Qiiand  il 
se  releva,  le  marbre  blanc  était  devenu  rose, 
et  la  jeune  fille  troublée  cachait  son  émotion 
dans  ses  mains. 

«  Bonsoir  donc,  maman,  —  dit-elle  bien 
vite  après  un  silence,  en  quittant  les  pieds  de 
sa    grand'mère.    Elle    n'hésitait    plus   à   partir! 


M 


114  UNE    VIEILLE     MAITRESSE. 

Après  la  plus  innocente  caresse,  les  jeunes 
filles  aiment  tant  à  se  plonger  dans  la  rêverie! 
La  pudeur  et  l'amour  l'entraînaient  du  même 
côté  et  lui  créaient  un  besoin  de  solitude. 
Elle  emportait  assez  de  bonheur  pour  son 
insomnie,  dans  le  souvenir  de  ce  premier 
baiser!... 

«  Et  V0U5  ai/55/,  bonsoir!  » — dit-elle  lentement 
à  Marigny,  en  veloutant  ce  vous  de  toutes  les 
tendresses  de  son  âme,  et  elle  lui  tendit  avec 
mélancolie  le  bouquet  de  violettes  de  Parme 
qu'elle  avait  respiré  tout  le  soir. 

Puis  elle  disparut  dans  la  pénombre  mysté- 
rieuse de  la  lampe,  sous  les  draperies  de  la 
portière,  blanche  et  bleue  et  toute  vaporeuse, 
malgré  le  mantelet  de  fourrure  qui  rappelait 
le  Nord,  et  qu'elle  portait  avec  tant  de  légè- 
reté sur  son  corsage  de  Walkyrie. 

o  Merci,  ma  mère!  »  —  dit  alors  Marigny, 
oppressé  de  bonheur  et  de  reconnaissance,  en 
prenant  la  main  de  madame  de  Fiers. 

Mais  elle,  changeant  subitement  de  ton  et 
de  physionomie  et  le  regardant  de  ses  beaux 
yeux  frais  encore  et  animés  d'une  pénétration 
lumineuse  : 

«  Si  c'était  le  baiser  d'adieu  ?  —  dit-elle, 
réfléchie,  presque  sévère,  à  Marigny  qui  ne 
comprit  pas. 

«  Oui,  si  c'était  le  dernier  baiser, —  reprit- 


LA     CURIOSITÉ     d'une     GRANDMÈRE.       II5 

elle; —  si  vous  ne  deviez  plus  revoir  Herman- 
garde  ;  si  maintenant  tout  était  fini  entre 
vous  ?...  » 

Ryno  de  Marigny  était  debout.  Il  tenait  à  la 
main  le  bouquet  de  la  belle  Hermangarde.  Il 
eut  la  faiblesse  de  devenir  pâle  en  entendant 
parler  ainsi  la  marquise  de  Fiers. 

«  Vous  qui  avez  accepté  d'être  ma  mère,  — 
dit-il  gravement,  — pourquoi  cette  supposition 
cruelle  ?  Ne  m'avez-vous  pas  donné  Herman- 
garde ?  et  ce  que  vous  avez  lié,  qui  peut  le 
délier,  excepté  vous  ?  » 

Ce  peu  de  paroles  rappela  la  marquise  au 
sentiment  de  la  position  qu'elle  avait  créée. 

«  Vous  avez  raison,  —  répondit-elle,  —  pas 
même  moi  !...  il  est  trop  tard  !  Mais  écoutez- 
moi,  Marigny.  Je  suis  votre  vieille  amie.  Je 
vous  ai  choisi  pour  mon  petit-fils,  malgré  les 
préventions  de  tous.  Dernièrement,  ces  préven- 
tions ont  pris  un  si  effrayant  caractère  !  On 
m'a  raconté  de  ces  choses  qui  mettent  en  un 
péril  si  certain  le  bonheur  de  ma  pauvre  Her- 
mangarde, que  j'ai  résolu  de  tout  vous  dire 
pour  que  vous  puissiez  me  rassurer. 

—  Parlez,  —  dit-il  avec  un  calme  qui  parut 
de  bon  augure  à  la  marquise,  en  croisant  ses 
bras  par-dessus  le  bouquet  de  violettes  de 
Parme  qu'il  mit  sur  son  cœur. 

—  Répondez-moi    donc    franchement,    — > 


Il6  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

reprit-elle.  —  Vous  avez  été  ce  que  le  monde 
appelle  un  libertin  ;  mais  vous  avez  le  cœur 
plus  élevé  que  les  mœurs.  J'ai  toujours  eu 
confiance  en  vous,  Marigny.  Est-il  vrai  que 
vous  connaissiez  intimement  une  fille  nommée 
Vellini,  une  espèce  de  femme  entretenue,  que 
sais-je,  moi  ?  et  que  vous  viviez  avec  elle 
depuis  dix  ans  ? 

—  Oui,  —  dit  Marigny,  —  cela  est  vrai. 
Cette  femme  a  été  longtemps  ma  maîtresse, 
mais  elle  ne  l'est  plus. 

—  Mais  vous  la  voyez  toujours  !  —  dit  la 
marquise.  —  Mais  on  m'a  dit  que  quand  vous 
n'êtes  pas  ici,  vous  êtes  chez  elle  !  Mais  je 
connais  trop  la  nature  humaine  —  ajouta-t-elle 
finement —  pour  ne  pas  savoir  que  se  voir  tou- 
jours, c'est  encore  s'aimer!  Y  a-t-il  longtemps 
que  vous  n'êtes  allé  chez  cette  Vellini  ? 

—  J'y  suis  allé  il  y  a  trois  jours,  —  dit 
Marigny,  —  et  même  j'ai  rencontré  M.  de 
Prosny  qui  en  sortait.  Comme  j'ai  pénétré 
l'opposition  très  acharnée  à  mon  mariage  de 
madame  la  comtesse  d'Artelles,  je  me  suis  bien 
douté  que  le  vicomte,  qui  ne  voyait  plus  Vel- 
lini depuis  longtemps,  était  revenu  chez  elle 
dans  de  certains  desseins  contre  moi.  Je  n'ai 
pas  eu  peur,  pour  deux  raisons  :  —  ajouta-t-il 
avec  une  confiance  dont  il  eut  l'art  de  ne  pas 
faire  une  fatuité,  —    la  première,   parce  que 


I 


LA    CURIOSITE     D'UNE    GRAND'MÉUE.      II7 

VOUS  êtes  la  meilleure  comme  la  plus  spiri- 
tuelle des  femmes;  la  seconde...  parce  que 
mademoiselle  de  Polastron  a  la  bonté  de 
m'aimer. 

—  Comme  il  sent  sa  force  !  —  pensa  la 
marquise.  —  Mais, — dit-elle  avec  le  ton  léger 
que  les  femmes  de  la  bonne  compagnie  mêlent 
sans  inconvénient  aux  choses  les  plus  graves, 

—  si  la  meilleure  et  la  plus  spirituelle  des 
femmes,  à  qui  vous  venez  d'avouer  une  liaison 
de  dix  ans,  ne  croyait  pas  que  cette  liaison  est 
finie  puisque  vous  et  cette  fille  n'avez  pas 
cessé  de  vous  voir,  que  pensez-vous  que  ferait 
cette  meilleure  et  cette  plus  spirituelle  des 
femmes,  monsieur  de  Marigny  ? 

—  Elle  me  ferait  injure,  voilà  tout  !  — 
répondit-il  avec  une  expression  superbe.  — 
Qviand  je  donne  ma  parole  d'honneur  à 
madame  la  marquise  de  Fiers,  à  la  grand'mère 
de  mademoiselle  de  Polastron,  que  Vellini 
n'est  plus  ma  maîtresse,  je  dois  être  cru  ou  je 
suis  donc  soupçonné  de  lâcheté  ? 

—  Eh  bien,  je  le  crois!  —  dit  la  marquise; 

—  mais  depuis  quand  ne  l'est-elle  plus? 

—  Depuis  longtemps  !  —  répondit-il .  — 
Mais  pourtant,  il   faut  nous  entendre...» 

Et  il  roula  un  fauteuil  près  de  la  marquise, 
et  s'assit. 

«  Je  veux  être  d'une  entière  bonne  foi,  — 


Il8  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

reprit-il.  —  Vous  êtes  trop  au-dessus  des  autres 
femmes  pour  blâmer  une  sincérité  que  vous 
avez  invoquée.  Je  dis  bien.  Depuis  longtemps 
Vellini  n'est  plus  ma  maîtresse.  Nous  avons 
rompu  loyalement,  d'un  commun  accord,  en- 
traînés l'un  et  l'autre  par  des  sentiments  nou- 
veaux. Cela  eut  lieu  bien  avant  que  j'eusse 
rencontré  mademoiselle  de  Poiastron  dans  le 
monde;  mais  si  je  disais  que  parfois  l'habitude 
me  repoussant  chez  une  femme,  autrefois  aimée, 
je  ne  sois  pas  retombé  pour  une  heure  sous 
les  brûlantes  impressions  du  passé...  oh  !  alors, 
oui...  je  mentirais  ! 

—  Je  comprends  cette  distinction  et  je 
l'admets,  —  dit  la  marquise,  —  mais  ni  pour 
Hermangarde  ni  pour  le  monde,  elle  n'est 
admissible.  Avec  ou  sans  amour,  cette  fîlle, 
mon  ami,  est  toujours  votre  maîtresse.    » 

Et  elle  ajouta,  avec  un  bon  sens  exquis  et 
mûri  à  la  pratique  de  la  vie  : 

a  Le  mal,  le  danger  sont  bien  moins  ici 
dans  les  sentiments  que  dans  la  position. 

—  Vous  avez  raison,  —  dit  Marigny,  — 
mais  la  position  est  détruite.  Le  jour  où  M.  de 
Prosny  m'a  rencontré  dans  l'escalier  de  Vel- 
lini, j'allais  lui  faire  d'éternels  adieux  et  lui 
dire  que  je  ne  la  reverrais  jamais. 

—  Et  pourquoi  n'avez-vous  pas  commencé 
par  là,  mon  enfant  ?    —    s'écria    la    marquise 


I 


lA  cuR^osITÉ   d'une   grand'mère.     119 

en  lui  tendant  la  main  avec  une  vivacité  rajeu- 
nie.—  Combien  vous  m'auriez  soulagée  !  Vous 
avez  noblement  agi,  de  votre  chef,  sans  autre 
inspiration  que  la  vôtre,  et  dans  des  circons- 
tances où  cette  seule  manière  d'agir  a  une 
signification  et  une  valeur.  Par  exemple,  je 
vous  aurais  dit,  moi  :  «  Il  faut  ne  plus  revoir 
cette  fille  »,  et  vous  me  l'eussiez  promis,  que 
je  n'aurais  pas  été  sijre  de  vous.  Les  passions 
que  l'on  croit  mortes,  ne  sont  parfois  qu'as- 
soupies !  Il  y  a  des  retours  si  singuliers!  Enfin 
j'aurais  pu  croire  à  une  condescendance.  Au 
lieu  de  cela,  vous  avez  agi  seul  et  je  n'aurais 
même  rien  su  de  votre  loyale  conduite,  si  je  ne 
vous  avais  parlé  la  première  de  cette  Vel- 
lini. 

«  Me  voilà  donc  tranquille  pour  ma  pauvre 
enfant,  —  reprit-elle  après  un  court  silence.  — 
Je  suis  maintenant  bien  assurée  de  votre 
amour  pour  elle  ;  mais  vous,  Marigny,  êtes- 
vous  certain  que  cette  fille  ne  fera  pas  quelque 
éclat  en  apprenant  votre  mariage?  La  comtesse 
d'Artelles  et  M.  de  Prosny  m'ont  effrayée  de 
toutes  manières...  Ils  ont  combiné,  pour  me 
faire  peur,  le  ridicule  et  le  chagrin. 

—  Ils  ne  connaissent  pas  Vellini  —  répon- 
dit-il —  s'ils  pensent  réellement  à  quelque 
éclat.  Vellini  est  la  plus  fière  des  femmes. 
Qvioiqu'on     puisse  reprocher  à  l'ensemble  de 


I 


UNE    VIEILLE    MAITRESSE. 


sa  vie,  quoique  le  monde  la  condamna  et  la 
flétrisse,  c'est  une  créature  estimable  à  bien 
des  égards.  Et  d'ailleurs,  ne  puis-je  même  vous 
donner  toutes  les  garanties  contre  elle  en 
m'éloignant  de  Paris?  Je  lui  ai  dit  que  j'allais 
partir.  Notre  projet,  comme  le  vôtre,  marquise, 
est  de  passer  les  premiers  mois  de  notre 
mariage  à  la  campagne,  dans  une  de  vos 
terres.  Eh  bien  !  nous  n'en  reviendrons  que 
quand  vous  l'aurez  ordonné. 

—  Ah  !  vous  me  comblez  de  joie,  Marigny, 
—  dit  M""*  de  Fiers,  —  mais  vous  me  faites  riche 
de  trop  de  sécurités.  Ce  que  vous  me  dites  du 
caractère  de  cette  Vellini  est  bien  assez  pour 
moi.  Je  n'aurai  point  la  barbarie  de  grand'- 
mère  —  devenue  la  geôlière  de  la  fidélité  que 
l'on  doit  à  sa  petite-fille  —  devons  retenir  loin 
de  ce  Paris  que  vous  aimez. 

—  Je  n'aime  qu'Hermangarde,  —  fit  Mari- 
gny, — -  mais  je  sens  la  nécessité  de  m'éloigner 
quelque  temps.  Quoique  tout  soit  bien  fini 
entre  Vellini  et  moi,  le  voisinage  d'une  telle 
femme  n'est  bon  pour  personne  ;  mais  moi 
plus  qu'un  autre,  marquise,  je  dois  le  craindre 
et  l'éviter.  » 

Ryno  de  Marigny  prononça  ces  derniers 
mots  avec  une  expression  si  profonde,  il  était 
si  pâle  dans  la  lumière  verte  de  la  lampe, 
abritée  sous  son  abat-jour,   que  les  curiosités 


LA    CURIOSITÉ     d'une     GRAND'MÈRE.      121 

féminines  de  la  marquise  de  Fiers,  excitées 
par  les  propos  du  vieux  Prosny,  se  remirent  à 
siffler  en  elle  comme  des  couleuvres  réveillées. 
Elle  ne  put  s'empêcher  de  voir  dans  les  paroles 
de  Marigny  la  plainte  d'une  âme  dominée  par 
une  espèce  de  fatalité.»  Qiie  fut  donc —  pensa- 
t-elle  —  cet  amour  étrange  dont  les  souvenirs 
épouvantent  et  attirent  un  homme  aussi  fort 
que  Marigny,  femme  par  les  nerfs  et  la  mobi- 
lité, homme  par  les  muscles  et  le  caractère,  et 
d'ailleurs  distrait  par  une  passion  nouvelle  et 
grande  ?  »  Comme  tous  les  êtres  qui  ont  beau- 
coup vécu,  elle  avait  vu  les  empiresde  l'amour 
s'écrouler  en  poussière  bientôt  évanouie.  Femme 
charmante  et  habile,  avec  les  ambitions  les  plus 
légitimes  de  la  vanité  et  du  cœur,  elle  avait 
régné  aussi,  et  non  seulement  elle  savait  la 
difficulté  des  longs  règnes,  mais  combien  peu 
dure,  dans  la  mémoire  des  hommes,  le  respect 
des  pouvoirs  détruits.  Vellini  lui  revenait  à  la 
pensée,  cette  Vellini  qu'elle  avait  attendue 
vainement  un  soir  à  l'Opéra,  et  que,  liée  par 
les  convenances  du  monde,  elle  ne  verrait 
peut-être  jamais. 

«  Dieu  !  qu'il  faut  que  vous  l'ayez  aimée 
pour  la  craindre  encore  !  —  lui  dit-elle  avec 
une  portée  insidieuse,  pleine  de  mille  ques- 
tions. —  Qii'ils  disent  ce  qu'ils  voudront,  ma- 
dame d'Artelles  et  le  vicomte,  cette  fille  m'inté- 

I.  i6 


UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 


resse,  maintenant  que  je  ne  la  crains  plus. 
J'aurais  désiré  la  rencontrer  à  l'Opéra.  Savez- 
vous  que  j'y  suis  allée  un  peu  pour  elle?... 
C'est  tout  simple.  Les  femmes  n'existent  que 
par  l'amour.  Celle  qui  s'est  fait  aimer  dix  ans, 
a  fait  preuve  d'une  puissance  dont  on  espère 
saisir  le  mot  sur  son  front. 

—  Vous  auriez  peut-être  été  bien  surprise, 
—  fit  Marigny  en  souriant.  —  Vous  êtes  plus 
spirituelle  que  les  autres,  et  par  cela  seul 
auriez-vous  vu  davantage  ;  mais  ce  qui  est 
certain,  c'est  que  Vellini  ne  justifie  pas,  aux 
yeux  de  la  plupart,  l'immense  empire  qu'elle 
exerce  sur  quelques-uns. 

—  Vous  qui  avez  été  de  ces  derniers,  — dit 
la  marquise,  —  vous  avez  donc  été  furieuse- 
ment victime  !  Vous  victime,  monsieur  de 
Marigny  !  c'est  incroyable  après  tout  ce  qu'on 
dit  de  vous  ! 

—  Mon  Dieu  !  —  dit  Marigny,  —  c'est 
comme  cela.  Seulement,  nous  l'avons  été  tous 
deux,  à  tour  de  rôle.  Elle  ne  l'a  pas  été  plus 
que  moi,  moi  plus  qu'elle.  Ce  serait  une  triste 
histoire  à  raconter. 

—  Racontez-la-moi,  —  fît-elle  avec  les  deux 
yeux    allumés    de    la  convoitise  intellectuelle. 

—  A  quoi  bon  ?  —  répondit-il. 

—  Si  !  —  dit-elle,  —  ce  sera  de  la  confiance; 
tout     ce    qu'on    peut    avoir    pour    une   vieille 


LA    CURIOSITÉ     d'une    GRAND'MÉRE.      123 

femme  comme  moi,  tout  ce  qui  reste  à  donner 
à  une  amie  qui  sera  votre  grand'mère  dans 
quelques  jours.  Faites-moi  connaître  votre  passé 
et  cette  Vellini.  Je  n'en  jugerai  que  mieux  le 
mari  choisi  pour  Hermangarde.  J'aime  à  veiller. 
Racontez-moi  cela. 

—  Puisque  vous  l'exigez,  je  le  veux  bien,  » 
dit  Marigny. 

La  pendule  marquait  près  d'une  heure.  La 
marquise  mit  le  coude  sur  le  bras  de  son  fau- 
teuil et  prit  son  menton  dans  sa  main  droite. 
L'attention  respirait  dans  toute  sa  personne. 
Heureuse  vieille,  curieuse  comme  si  elle  avait 
été  jeune  !  et  pour  qui  l'amour  avait  l'intérêt 
qu'a  pour  les  grands  artistes  le  genre  d'art 
qu'ils  ne  cultivent  plus  et  qui  dans  leur  temps 
les  fît  maîtres. 


VII 


UNE     VARIÉTÉ     DANS     L    AMOUR 


la  quittai 


ous  connaissez  ma  famille,  —  dit 
Marigny;  —  vous  savez  quelle 
place  elle  a  tenue  dans  l'ancienne 
aristocratie.  Lorsqu'à  vingt  ans  je 
brusquement  pour  aller  vivre  à  ma 
fantaisie,  vous  savez  quel  éclat  ce  fut  dans  ma 
province  et  dans  votre  faubourg  Saint-Germain, 
où  mon  père  avait  conservé  beaucoup  de  rela- 
tions. Vous  n'avez  pas  essayé  d'en  savoir 
davantage.  Vous  avez  eu  la  distinction  rare  de 
ne  jamais  me  faire  sur  ce  point  la  moindre 
question.  Cent  femmes  qui  m'eussent  donné 
leur  fille,  comme  vous  m'avez  donné  la  vôtre, 
m'auraient  demandé  le  détail  d'une  rupture  et 


VARIÉTÉ     DANS     L  AM( 


d'un  éloignement  que  je  crois  maintenant 
éternels.  Grâce  à  une  intelligence  qui  juge  les 
choses  et  les  personnes  en  elles-mêmes,  vous 
ne  vous  êtes  jamais  inquiétée  de  ce  qui  a  tou- 
jours prévenu  contre  moi  les  esprits  les  plus 
bienveillants.  Dans  tout  ce  que  vous  avez  fait 
pour  moi,  c'est  ce  qui  m'a  le  plus  touché. 
Comme  vous  l'avez  rappelé  toute  l'heure,  vous 
avez  eu  foi  en  Ryno  de  Marigny,  malgré  les 
circonstances,  malgré  sa  réputation,  malgré  les 
dissipations  et  les  torts  réels  de  sa  vie;  car  j'en 
ai  eu,  sans  doute:  je  ne  m'épargne  pas  de 
sévères  jugements.  Vous  avez  donc,  ma  véri- 
table mère,  créé  en  moi  un  sentiment  ana- 
logue à  celui  que  Mahomet  exprimait  quand  il 
disait  de  Khadidja  :  «  J'ai  aimé  des  femmes 
plus  jeunes-  et  plus  belles,  mais  personne 
comme  elle,  car  elle  croyait  en  moi  alors  que 
personne  n'y  croyait.  » 

Ryno  de  Marigny  avait  l'accentuation  fort 
éloquente.  Les  plus  simples  paroles  prenaient 
en  passant  dans  sa  bouche  des  vibrations  extra- 
ordinaires. Ce  commencement  de  son  récit 
toucha  jusqu'aux  larmes  la  marquise,  qui  lui 
donna  sa  main  à  baiser.  Elle  éprouvait  le  meil- 
leur plaisir  des  belles  âmes,  —  la  conscience 
d'avoir  été  généreuse  et  d'avoir  créé  une  affec- 
tion dans  un  noble  cœur,  avec  une  générosité. 

Marigny  poursuivit  après  un  silence  : 


136  UNE    VIEILLE    MAITRESSE. 

a  Rien  de  plus  simple  d'ailleurs  que  mon 
éloignement  d'une  famille  qui  ne  comprenait 
rien  à  ce  que  j'étais  et  à  ce  que  je  pouvais 
devenir.  Elle  m'avait  blessé  dans  mes  ambitions, 
dans  mon  orgueil,  dans  tout  ce  qui  fait  la  force 
de  la  vie  plus  tard.  Je  la  quittai  respectueux, 
mais  ferme,  mais  décidé  à  ne  plus  m'appuyer 
que  sur  moi.  J'étais  bien  jeune  alors.  Une  édu- 
cation compressive  avait  pesé  sur  moi  sans  me 
briser.  QLiand  j'ôtai  mon  éme  de  cette  cami- 
sole de  forçat,  le  bien-être  des  fers  tombés  me 
saisit  comme  une  ivresse.  Cela  suffirait  à  expli- 
quer la  vie  dissipée  dont  j'ai  vécu.  Un  oncle, 
le  chevalier  de  Marsse,  que  vous  avez  connu 
et  qui,  ancien  cadet  de  famille,  n'avait  pas 
grand'chose,  me  donna  pourtant  tout  ce  qu'il 
avait,  parce  qu'il  était  mon  parrain.  Si  peu  que 
ce  fût,  ce  peu  garantissait  mon  indépendance 
pendant  quelques  années.  Du  reste,  les  chances 
de  la  vie  ne  m'effrayaient  pas.  Je  suis  naturel- 
lement aventurier.  Ce  mot-là  révoltait  l'autre 
jour  la  comtesse  d'Artelles,  lorsque  je  me  l'ap- 
pliquais. Il  n'en  est  pas  moins  vrai.  Je  l'ai  été 
dans  ma  vie.  Je  le  suis  dans  mes  facultés. 
J'aime  les  périls  et  les  anxiétés  cachés  au  fond 
des  choses  inconnues  et  des  événements  incer- 
tains. Toutes  les  difficultés  m'attirent,  et  c'est 
peut-être  cette  disposition  qui  m'a  fait  aimer 
Vellini. 


UNE    VARIÉTÉ     DANS    L'AMOUR.  127 

«  C'est  à  elle  que  je  veux  arriver.  Je  n'ai 
point  à  entrer  avec  vous  dans  tous  les  détails 
de  cette  portion  de  ma  jeunesse  écoulée  avant 
de  la  connaître.  Si  jamais  vous  en  étiez  curieuse, 
je  vous  les  dirais,  mais  à  quoi  cela  servirait-il  ? 
J'ai  été  ce  que  sont  la  plupart  des  caractères 
passionnés  dans  un  temps  comme  le  nôtre. 
J'ai  dépensé  une  grande  activité  dans  de  grands 
désordres...  Ne  m'avez-vous  point  d'ailleurs 
absous  de  tout  cela  en  me  prenant  pour  votre 
fils?...  » 

Il  s'arrêta,  comme  ne  voulant  pas  pousser 
plus  loin  cette  analyse  personnelle  que  d'ordi- 
naire on  aime  tant  à  prolonger.  Était-ce  bon 
goût  chez  lui  ou  raison  plus  grave  qui  le  faisait 
être  si  sobre  tout  en  se  peignant?  Il  reprit  : 

«  C'est  au  plus  épais  de  cette  vie  excessive 
que  je  rencontrai  Vellini.  Je  revenais  de  Bade 
en  18..  à  la  fin  de  l'été.  J'y  avais  passé  le 
temps  comme  on  l'y  passe,  quand  on  a  le  goût 
des  femmes  et  du  jeu.  J'y  avais  été  très  heu- 
reux de  toutes  les  manières.  Rien  ne  manquait 
à  ma  gloire  de  jeune  homme,  et  vous  savez, 
marquise,  de  quels  éléments  cette  gloire  est 
faite.  J'étais  alors  dans  la  disposition  lassée  qui 
est  la  suite  des  plaisirs  violents.  J'éprouvais  les 
mortes  langueurs  du  dégoût.  Je  ne  pensais  pas 
qu'une  passion  viendrait  me  tirer  du  gouffre 
où    j'avais   roulé   d'excès  en    excès.  D'ailleurs, 


138  UNE    VIEILLE     MAITRESSE. 

j'avais  déjà  aimé.  Je  n'avais  pas  cette  virginité 
de  cœur  que  l'on  garde  parfois  au  milieu  des 
désordres  de  la  jeunesse.  Des  circonstances 
inutiles  à  rappeler  avaient  fait  de  mon  premier 
amour  une  cruelle  et  longue  souffrance,  guérie 
à  la  fin,  mais  dont  l'expression  toujours  pré- 
sente affermissait  la  réflexion  de  mon  esprit 
contre  le  danger  des  affections  passionnées.  Je 
pensais  n'avoir  plus  rien  de  pareil  à  redouter. 
Dans  toutes  les  liaisons  que  j'avais  eues  depuis, 
les  sens,  l'imagination,  le  caprice,  la  vanité 
m'avaient  dominé,  ensemble  ou  tour  à  tour, 
mais  jamais  l'amour  n'était  revenu  effleurer 
mon  àme.  Au  sein  des  intimités  les  plus 
ardentes  et  les  plus  tendres,  elle  était  restée 
froide,  inébranlable,  presque  calculatrice.  C'est 
probablement  cela,  marquise,  qui  m'a  valu 
cette  réputation  de  roué  que  vous  font  les 
femmes  dont  on  n'est  pas  assez  épris.  Je  pen- 
sais qu'il  en  serait  toujours  ainsi.  Je  ne  doutais 
pas  que  ma  vie  de  cœur  ne  fût  finie,  lorsque 
la  circonstance  la  plus  inattendue  et  la  plus 
simple  vint  me  donner  le  plus  éclatant 
démenti. 

o  Un  soir,  en  sortant  de  l'Opéra,  je  rencon- 
trai un  de  mes  nombreux  amis  de  cette  époque 
qui  m'invita  à  souper  pour  le  lendemain. 
C'était  le  comte  Alfred  de  Mareuil,  que  vous 
avez  connu  et  qui  est  mort  en  duel,  il  y  a  cinq 


UNE    VARIETE     DANS    L  AMOUR.  12Çf 

ans.  De  Mareuil  était  très  riche,  comme  vous 
savez,  et  c'était  l'un  des  plus  aimables  et  des 
plus  spirituels  vicieux  de  Paris.  Il  revenait 
d'Espagne,  et  je  ne  l'avais  pas  vu  depuis  son 
retour.  11  me  dit  qu'il  avait  rapporté  de  son 
voyage  une  foule  de  curiosités  qu'il  désirait  me 
faire  admfrer.a  L'une  des  plus  rares, —  ajouta-t-il 
en  riant, —  est  une  Malagaise  ;  la  plus  capricieuse 
Muchacha  qui  ait  jamais  renvoyé  au  soleil  son 
regard  de  feu. 

«  —  Vous  l'avez  enlevée  ?...  lui  répondis-je. 

«  —  Non  !  —  dit-il  ;  —  ce  n'est  pas  ma  maî- 
tresse encore,  mais  j'espère,  pardieu  !  bien 
qu'elle  le  deviendra.  Elle  est  mariée,  et  son 
mari  —  un  Anglais  qu'elle  mène  comme  lady 
Hamilton  menait  le  sien  —  ne  la  quitte  pas.  Moi, 
je  ne  quitte  pas  le  mari.  Je  l'ai  courtisé  pour 
avoir  la  dame.  C'est  un  joueur  et  un  original. 
Nous  avons  parcouru  ensemble  l'Estramadure, 
l'Andalousie  et  la  Galice,  jouant  presque  tou- 
jours, même  en  chaise  de  poste,  et  moi  per- 
dant, par  galanterie  perfide,  pour  me  lier  de 
plus  en  plus  avec  le  possesseur  légal  de  ma 
senora.  Ma  foi  !  cette  femme  m'aura  coûté 
cher!  Mais  aussi,  c'est  la  plus  extraordinaire 
créature.  Je  n'avais  pas  l'idée  de  cela.  J'ai 
envie  d'avoir  votre  opinion,  mon  maître,  sur 
cette  femme  qui,  malgré  notre  moquerie  de 
Français,  m'eût  fait  consommer  probablement, 


17 


IJO  UNE    VIEILLE    MAITRFSSE. 

si  elle  n'avait  pas  été  mariée,  la  même  folie 
qu'elle  a  'fait  faire  à  l'imposant  sir  Reginald 
Annesley. 

a  —  Vous  l'auriez  épousée?  —  lui  dis-je, 
riant  d'étonnement  incrédule. 

«  —  C'est,  je  vous  assure,  fort  probable,  — 
reprit-il  du  plus  grand  sérieux.  —  Elle  m'a 
tant  monté  la  tête  que  je  me  crois  capable  de 
tout. 

c  —  Mon  Dieu  !  —  lui  dis-je, —  est-ce  bien 
au  comte  Alfred  de  Mareuil  que  j'ai  l'honneur 
de  parler?., 

«  Mais  il  n'entendit  pas  mon  ironique  ques- 
tion. Une  voiture  qu'il  avait  reconnue  venait  de 
passer  sur  le  boulevard  et  s'arrêtait  en  tour- 
nant devant  Tortoni,  à  l'entrée  de  la  rue 
Taitbout. 

a  —  Vous  allez  la  voir,  —  me  dit-il.  —  car 
la  voilà  !    mais   vous   ne   pourrez  pas   la  juger. 

a  La  voiture  était  une  calèche  anglaise, 
découverte,  attelée  de  deux  chevaux  alezan 
brûlé.  Dans  sa  gondole  noire,  doublée  de  soie 
orange,  on  voyait  deux  personnes,  un  homme 
et  une  femme.  L'homme,  d'environ  quarante- 
cinq  ans,  à  la  forte  chevelure  aux  reflets 
d'acier,  avait  un  profil  régulier  et  des  tempes 
puissantes,  largement  ciselées,  à  ce  qu'il  sem- 
blait, dans  du  marbre  rouge,  tant  la  couperose, 
pzoduite  par  l'incendiaire  usage  du  piment  et 


UNE    VARIÉTÉ     DANS    L'AMOUR. 


des  alcools,  avait  envahi  et  violemment  saisi  ce 
visage.  C'était  sir  Reginald  Annesley.  La 
femme  assise  à  côté  de  lui  était  la  sienne,  cette 
Malagaise  dont  le  comte  de  Mareuil  venait,  à 
l'instant  même,  de  me  parler,  avec  l'enthou- 
siasme des  hommes  blasés,  —  le  plus  grand  des 
enthousiasmes,  quand  on  se  ravise  d'en  avoir  ! 

o  Nous  avions  fait  quelques  pas  en  avant  et 
nous  nous  trouvions  assez  près  de  la  calèche. 
Il  y  avait  alors  beaucoup  de  monde  sur  le  bou- 
levard. D'élégantes  voitures,  revenant  de  la  pro- 
menade du  soir,  stationnaient  depuis  le  café 
de  Paris  jusqu'à  la  rue  Le  Pelletier;  incessam- 
ment des  femmes  en  descendaient  pour  venir, 
selon  l'usage  des  nuits  d'été,  prendre  des 
glaces  à  Tortoni.  On  les  voyait  passer,  en  étin- 
celant,  dans  ce  flot  noir  d'hommes  qui  aimait 
à  se  grossir  et  à  s'arrêter  sur  les  marches  de  ce 
café,  hanté  par  toute  l'Europe,  on  ne  sait  trop 
pourquoi.  La  nuit  était  superbe, —  une  belle  nuit 
de  juillet, —  inondée  de  tous  les  genres  de  clarté, 
depuis  la  flamme  implacable  des  becs  de  gaz 
jusqu'aux  molles  lueurs  de  la  lune.  On  y 
voyait  autant  qu'en  plein  jour. 

tt  —  Pourquoi  ne  pourrais-je  pas  la  juger?... 
dis-je  en  lorgnant  la  Malagaise,  que  le  comte 
de  Mareuil  salua. 

o  —  Vous  saurez  pourquoi  demain,  —  fit 
Mareuil  assez  mystérieusement. 


132  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

a  Je  ne  relevai  pas  le  mot.  Je  regardais  avec 
beaucoup  d'attention.  Ce  que  je  voyais  ne 
m'émerveillait  pas.  Figurez-vous,  marquise,  une 
petite  femme,  jaune  comme  une  cigarette,  l'air 
malsain,  n'ayant  de  vie  que  dans  les  yeux,  et 
dont  tout  le  mérite  aperçu  par  moi  était 
dans  un  bras  rond  et  fin  tout  ensemble,  qu'elle 
venait  d'ôter  de  sa  mitaine  et  qu'elle  avait 
étendu  avec  plus  de  langueur  que  de  coquet- 
terie sur  le  rebord  de  la  calèche.  Elle  était 
vêtue  de  noir  et  si  enveloppée  dans  une  man- 
tille qu'elle  avait  ramenée  par-dessus  sa  tête, 
que  je  ne  pus  me  faire  une  idée  de  sa  tour- 
nure. L'un  des  domestiques  abattit  le  marche- 
pied et  je  crus  qu'elle  allait  se  lever  et  des- 
cendre, mais,  nonchalance  ou  fatigue,  elle  fit 
signe  à  son  mari  qu'elle  voulait  rester  et  le 
domestique  alla  chercher  des  sorbets. 

«  Marquise ,  j'étais  dans  les  premiers 
moments  d'une  jeunesse  pleine  de  force.  J'ai- 
mais les  arts.  Je  lisais  les  poètes.  J'étais  fana- 
tique de  la  beauté  des  femmes.  Tous  les  choix 
que  j'avais  faits  dans  ma  vie  respiraient  la 
fierté  d'un  homme  qui  ne  s'enivre  que  de 
choses  relevées,  que  des  nectars  les  plus  purs 
et  les  plus  divins.  Cette  femme  que  me  mon- 
trait de  Mareuil  me  parut  indigne  d'arrêter 
seulement  le  regard,  et  je  le  traitai  d'extra- 
vagant. 


UNE     VARIETE     DANS     LAMOUR.  I33 

«  —  C'est  possible,  —  répondit-il  avec  plus 
de  tristesse  que  je  n'en  attendais  d'un  honnme 
comme  lui,  —  mais  vous  pourriez  bien  extra- 
vaguer  comme  moi  demain. 

«  Je  me  mis  à  rire  assez  haut,  et,  je  dois  le 
dire,  à  la  distance  où  nous  étions  d'elle,  assez 
impertinemment  pour  madame  Annesley,  qui 
avalait  son  sorbet  avec  l'impassibilité  d'un  vieux 
Turc,  sourd  et  aveugle, 

«  —  Mon  cher,  —  dis-je  à  de  Mareuil,  — 
vous  n'êtes  pas  assez  âgé  ou  assez  Anglais  pour 
vous  permettre  de  tels  caprices.  C'est  vraiment 
un  goût  dépravé  que  vous  avez  là. 

o  —  Prenez  garde,  —  me  répondit-il,  —  vous 
avez  la  voix  très  sonore,  surtout  dans  l'air  de 
cette  belle  nuit.  Elle  peut  vous  entendre,  et  Dieu 
me  damne!  je  crois  qu'elle  vous  a  entendu. 

«  Le  fait  est  que  la  Malagaise  avait  tourné 
les  yeux  sur  moi,  —  des  yeux  fixes,  aux  cils  im- 
mobiles, dardant  le  mépris,  le  courroux  froid, 
l'offense.  Entre  hommes,  un  tel  regard  valait 
un  coup  d'épée;  entre  homme  et  femme,  il  valait 
un  regard  pareil.  Je  le  lui  jetai.  Mais  en  vain. 
L'œil  fauve  de  la  Malagaise  resta,  sous  le  mien, 
ferme  et  altier.  Elle  avait  fini  son  sorbet.  Sir  Re- 
ginald  donna  un  ordre  au  domestique.  La  voi- 
ture partit,  prit  la  rue  de  Grammont  au  grand 
trot,  et  disparut. 

«  —  Oui,    elle   vous   paraît   laide,   —  dit  le 


IJ4  UNE     VIEILLE     MAITRESSE, 

comte  de  Mareuil  en  s'appuyant  sur  mon  bras 
et  en  m'entraînant.  —  J'étais  comme  vous;  je 
l'ai  trouvée  laide;  mais  vous  verrez  quels  sont 
les  incroyables  prestiges  de  cette  laideur! 

a  —  Elle  est  donc  bien  spirituelle?  — 
repris-je,  cherchant  à  m'expliquer  la  pro- 
fondeur d'impression  que  me  découvrait  tout 
à  coup  un  homme  aussi  dandy  que  de  Mareuil. 

«  —  Non,  —  dit-il,  —  ce  n'est  pas  de  l'es- 
prit qu'elle  a,  du  moins  comme  on  l'entend  en 
France.  Je  connais  des  femmes  qui  ont  plus  de 
reparties  qu'elle,  plus  de  montant,  plus  de  feu 
de  conversation;  mais  ce  qu'elle  a  et  ce  que  je 
n'ai  vu  qu'à  elle,  c'est  une  fascination  de  l'être 
entier  qui  n'est  précisément  ni  dans  l'esprit, 
ni  dans  le  corps;  qui  est  partout  et  qui  n'est 
nulle  part. 

«  —  O  sîrange  !  very  st range  !  —  dis-je  alors, 
parodiant  Hamlet,  emporté  par  une  impi- 
toyable raillerie.  —  Mon  cher  de  Mareuil, 
votre  poème  est  touchant  sans  doute,  mais 
l'amour  est  un  rapsode  aveugle.  On  ne  chante 
pas  comme  vous  quand  on  y  voit  clair. 

«  Nous  restâmes  longtemps  sur  le  boulevard, 
lui  me  parlant  toujours  de  la  Malagaise  avec 
une  intarissable  admiration;  moi  lui  opposant 
la  plaisanterie  -omme  un  homme  sûr  de  son 
fait  ou  qui  croit  l'être.  Je  me  piquais  beau- 
coup de  juger  les  femmes,  à  la  première  vue,  et 


UNE    VARIETE     DANS    L'AMOUR,  I35 

l'impression  que  m'avait  causée  M*"^  Annesley 
était  loin  d'être  favorable.  Il  me  donna  infini- 
ment de  détails  sur  elle.  Pour  tout  ce  qui  pré- 
cédait son  mariage,  il  n'avait  rien  de  très  pré- 
cis. Jusque-là,  un  nuage  d'or  —  car  elle  semblait 
fort  riche  par  les  dépenses  qu'elle  se  permet- 
tait —  la  couvrait  comme  Junon  sur  le  mont  Ida. 
Qiiel  était  le  Jupiter  de  ce  nuage?...  On  ne 
savait.  Les  uns  disaient  le  Capitaine  générai  de 
la  province;  les  autres,  un  opulent  hidalgo  qui 
mettait  un  chevaleresque  orgueil  à  se  ruiner 
pour  elle.  Ce  n'était  rien  de  plus,  assurait-on, 
qu'une  muger  di  partido.  On  sait  que  la  traduc- 
tion la  plus  française  de  ce  mot-là  se  trouve, 
en  beaucoup  d'éditions,  rue  Notre-Dame  de 
Lorette.  On  racontait  aussi,  et  de  Mareuil  pre- 
nait les  airs  les  plus  byroniens  pour  me  répéter 
cette  histoire,  qu'elle  était  la  fille  adultérine 
d'une  duchesse  portugaise  réfugiée  en  Espagne 
et  d'un  toréador.  On  nommait  même  la 
duchesse.  C'était  une  Cadaval-Aveïro.  La 
duchesse,  qui  avait  des  enfants  de  son  mari, 
l'avait  élevée  en  secret  avec  l'imprévoyance 
cruelle  du  plus  égoïste  et  extravagant  amour 
maternel.  Comment  n'en  eût-elle  pas  été  folle 
et  folle  à  lier?  L'homme  dont  elle  l'avait  eue, 
son  amant  (et  dans  la  période  croissante  d'un 
amour  sans  frein),  avait  été  tué  à  dix  pas  d'elle, 
éventré  par  le  taureau,  et  le  sang  adoré  l'avait 


136  UNE    VIEILLE     MAITRESSE. 

couverte  tout  entière.  Comme  ces  femmes  du 
Midi,  habiles  aux  dissimulations  les  plus  pro- 
fondes et  pour  les  maris  de  qui  Machiavel 
écrivait,  la  duchesse  de  Cadaval-Aveïro  ne 
s'évanouit  pas;  elle  resta  droite  et  impassible 
sous  ce  fumant  manteau  de  pourpre  qui  cacha 
sa  honte  par  la  manière  dont  elle  le  porta.  On 
la  vit  attendre  la  fin  du  spectacle;  mais  quand 
elle  fut  retournée  à  son  palais  et  qu'elle  eut 
envoyé  chercher  sa  fille, —  la  petite  Vellini, — 
qu'elle  teignit  du  sang  de  son  père  mal  séché 
encore  à  ses  vêtements  et  à  ses  bras,  elle  s'éva- 
nouit et  l'évanouissement  dura  deux  jours. 
Après  cela,  on  comprend  que  veuve  de  son 
toréador  au  fond  de  son  âme,  elle  dut  se  ven- 
ger par  toutes  les  furies  de  l'amour  maternel 
de  la  monstrueuse  et  sublime  hypocrisie  à 
laquelle  son  rang  de  duchesse  et  de  femme 
mariée  l'avait  contrainte  aux  yeux  de  tout  un 
cirque  espagnol.  Elle  n'eut  plus  de  bonheur 
que  par  cette  enfant  dont  elle  devint  l'esclave 
et  qu'elle  aima  de  cet  amour  terrible  qui  abo- 
lit la  vie  et  divinise  l'être  aimé.  La  petite  Vel- 
linj  fut  élevée  comme  si  elle  avait  eu  pour  dot 
le  revenu  de  trois  provinces.  On  ne  lui  apprit 
rien.  Elle  grandit  comme  il  plut  à  Dieu.  On  ne 
lui  dit  pas  que  souvent  la  vie  est  plus  forte  que 
la  volonté,  pluç  impérieuse  que  le  désir.  Elle 
fut  obéie,   servie,  caressée,   dans  une  inaction 


I 


UNE    VARIÉTÉ     DANS    l'aMOUR.  IJ7 

encore  plus  énervante  que  le  luxe  royal  qui  l'en- 
tourait, «  Vous  l'entendrez  vous  dire  avec  une 
originalité  charmante, —  ajoutaitde  Mareuil, — 
qu'à  quinze  ans  elle  ne  savait  ni  lire,  ni  écrire, 
et  qu'elle  passait  une  partie  de  ses  journées, 
couchée  par  terre  aux  pieds  de  sa  mère,  à  tra- 
cer sur  le  marbre  des  appartements  les  plus 
gracieuses  figures  avec  son  doigt  humecte  à 
ses  lèvres.  »  Paresse,  liberté,  accomplissement 
des  plus  soudaines  fantaisies,  tout  devait  la 
rendre  indomptable.  Heureuse  et  dangereuse 
enfance,  finie  tout  à  coup  par  une  catastrophe, 
la  mort  de  la  duchesse  de  Cadaval-Aveïro, 
étouffée  dans  une  de  ces  palpitations  qu'elle 
avait  gardées  depuis  la  perte  horrible  de  son 
amant.  Vellini  resta  sans  ressources,  exposée 
à  la  haine  d'une  famille  puissante,  n'ayant  que 
des  bijoux  et  quelques  valeurs  mobilières,  car 
sa  mère,  aveugle  de  tendresse,  n'avait  pris  pour 
elle  aucune  disposition  d'avenir.  C'était  là 
tomber  de  bien  haut  sur  le  pavé  de  Malaga. 
Aussi  ne  voulut-elle  pas  y  rester.  Elle  en  dispa- 
rut. Ceux  qui  l'y  avaient  connue  la  retrou- 
vèrent plus  tard  à  Séville,  menant  une  vie  de 
dissipation  et  d'éclat  que  le  monde  expliquait 
comme  tout  ce  qu'il  ne  comprend  pas.  Sir 
Reginald  Annesley,  ennuyé  comme  un  nabab, 
l'y  avait  vue  et  s'en  était  épris  avec  une  pas- 
sion que   les  jouissances   de  l'Orient  n'avaient 

I.  i8 


138  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

point  éteinte,  et  il  l'avait  épousée  avec  le 
mépris  d'un  grand  seigneur  pour  l'opinion 
bégueule  de  son  pays.  II  y  avait  deux  ans 
qu'ils  étaient  mariés,  quand  de  Mareuil  les 
avait  connus.  Comme  il  s'en  était  vanté  à  moi, 
il  était  devenu  un  tel  partner  du  mari  qu'ils 
avaient  voyagé  ensemble  et  qu'il  leur  avait 
proposé,  pour  tout  le  temps  qu'ils  seraient  à 
Paris,  d'habiter  l'aile  droite  de  son  hôtel  des 
Champs-Elysées,  et  ils  avaient  accepté. 

«  Voilà  toute  l'histoire  qu'il  me  fit. 

—  aCelff  nemanquepasdecouleur,cequevous 
me  racontez  là,  —  lui  dis-je,  —  mon  cher  de 
Mareuil. 

«  Mais  l'ironie  ne  pénétrait  plus  chez  cet 
homme  que  j'avais  connu  si  railleur  et  une  des 
plus  froides  vipères  du  siècle.  Non  !  Il  était  amou- 
reux. Il  était  devenu  brave  contre  la  plaisan- 
terie, indifférent  à  tout  ce  qui  n'était  pas  son 
amour. 

«  —  Et  croyez-vous  être  aimé  ?  —  lui  dis-je, 
avec  l'intérêt  d'un  homme  qui  soupe  chez  un 
autre  le  lendemain. 

«  —  Ah  !  —  dit-il  avec  un  joli  mouvement 
de  naturel,  —  je  n'en  sais  rien  encore.  Vous 
qui  êtes  de  sang-froid  et  bon  observateur, 
tâchez  de  le  savoir.  Étudiez-la.  Quant  à  moi, 
je  suis  complètement  dérouté. 

«  —  Mon  cher,  —  repris-je,  —  si  elle  a  un 


I 
I 


UNE    VARIÉTÉ     DANS    L'AMOUR.  I39 

peu  de  l'aimable  tempérament  de  madame  sa 
mère,  ce  n'est  pas  très  aisé  à  savoir. 

a  Telle  fut,  marquise,  ma  conversation  avec 
de  Mareuil,  Telle  aussi,  et  sans  y  rien  changer, 
l'impression  produite  en  moi,  au  premier  coup 
d'œil,  par  cette  femme  qui  devait  avoir  sur  ma 
vie  une  influence  si  profonde.  En  face  d'elle  et 
en  parlant  d'elle,  j'étais  resté  aussi  dédaigneux 
que  s'il  s'était  agi  d'un  être  complètement 
inférieur.  Quand  j'eus  quitté  le  comte  de 
Mareuil,  je  ne  pensai  plus  ni  à  lui,  ni  à  elle... 
si  ce  n'est  le  lendemain,  à  l'heure  où  il  fallut 
aller  à  ce  souper  auquel  elle  était  invitée  et 
où  je  devais  la  juger  mieux. 

«  J'y  arrivai  assez  tard.  Il  s'y  trouvait  une 
vingtaine  de  personnes  rassemblées,  qui  se 
connaissaient  presque  toutes.  A  l'exception  de 
quelques  journalistes,  champignons  exquis, 
quand  ils  ne  sont  pas  empoisonnés,  levés  du 
soir  au  matin  sur  le  fumier  de  ce  siècfe,  et  de 
plusieurs  actrices  qui  étaient  là  du  droit  anti- 
dynastique de  l'esprit  et  de  la  beauté,  il  est 
bien  probable,  chère  marquise,  que  vous  avez 
soupe  avec  les  pères  de  tous  les  convives  de 
l'hôtel  de  Mareuil.  C'était  l'élite  des  plus  bril- 
lants mauvais  sujets  de  Paris.  Quand  on  m'an- 
nonça, Mareuil  vint  au-devant  de  moi,  me  prit 
par  la  main  et  me  présenta  à  M""*  Annesley, 
assise  auprès  de  la  cheminée  avec  une    inex- 


I40  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

primable  indolence.  Elle  me  lança  le  même 
regard,  du  milieu  de  ses  cils  d'airain,  qu'une 
première  fois  jie  n'avais  pu  lui  faire  baisser.  Du 
reste,  elle  ne  dit  pas  un  mot,  ne  fit  pas  un 
geste.  Elle  écouta  avec  la  plus  humiliante  indif- 
férence pour  mon  amour-propre  la  phrase  très 
aimable  qu'improvisa  le  comte  de  Mareuil  en 
lui  apprenant  qui  j'étais. 

a  Pardon,  marquise,  si  j'entre  dans  tous  ces 
détails.  Mais  je  crois  qu'ils  sont  nécessaires 
pour  faire  comprendre  ce  qui  va  suivre. 

—  Vous  avez  raison,  —  dit  la  marquise, 
—  n'omettez  rien.  Tout  ce  qui  caractérise  la 
femme  aimée  caractérise  aussi  le  genre  d'amour 
qu'on  eut  pour  elle. 

—  J'eus  beau  la  regarder  avec  toute  l'impar- 
tialité qui  était  en  moi,  —  reprit  Marigny,  — 
pour  m'expliquer  un  peu  davantage  l'asservis- 
sement de  mon  pauvre  ami  de  Mareuil,  je 
restai  dans  mon  opinion  de  la  veille.  C'était 
un  visage  irrégulier.  Elle  était  vêtue  d'une 
robe  de  coupe  étrangère,  de  satin  sombre  à 
reflets  verts,  qui  découvrait  des  épaules  très 
fines  d'attache,  il  est  vrai,  mais  sans  grasse 
plénitude  et  sans  mollesse.  On  eût  dit  les 
épaules  bronzées  d'une  enfant  qui  n'est  pas  for- 
mée encore.  Ses  cheveux,  tordus  sur  sa  tête, 
étaient  retenus  par  des  velours  verts.  Deux 
cmeraudes  brillaient  à  ses  oreilles,  et  des  brace- 


I 
I 


UNE    VARIETE     DANS     L  AMOUR.  141 

lets —  faits  de  cette  pierre  mystérieuse —  s'en- 
roulaient comme  des  aspics  autour  de  ses  bras 
olivâtres.  Elle  tenait  à  la  main  l'éventafil  de  son 
pays,  de  satin  noir  et  sans  paillettes,  ne  mon- 
trant au-dessus  que  deux  yeux  noirs,  à  la  pau- 
pière lourde  et  aux  rayons  engourdis.  Comme 
la  conversation  n'était  pas  très  animée  et  qu'elle 
n'y  prenait  aucune  part,  j'eus  le  temps  de 
l'examiner  et  de  la  détailler  comme  un  tableau 
ou  une  statue.  Le  souper,  qu'on  annonça,  inter- 
rompit mon  examen.  De  Mareuil  se  précipita 
pour  donner  le  bras  à  sa  Malagaise,  et  je  m'ar- 
rangeai de  manière  à  marcher  derrière  lui 
pour  juger  d'une  tournure  que  j'avais  à  peine 
entrevue.  M""*  Annesley  était  petite,  les  hanches 
plus  élégantes  que  fortes,  mais  la  chute  auda- 
cieuse des  reins  accusait  l'origine  Mauresque. 
Le  mouvement  qu'elle  fit  pour  passer  dans  la 
salle  à  manger  au  bras  de  Mareuil,  révolu- 
tionna mes  idées,  bouleversa  n^es  résolutions. 
C'était  ce  meneo  des  femmes  d'Espagne  dont 
j'avais  tant  entendu  parler  aux  hommes  qui 
avaient  vécu  dans  ce  pays.  Une  autre  femme 
sortit  de  cette  femme.  Deux  éclairs,  je  crois, 
partirent  de  cette  épine  dorsale  qui  vibrait  en 
marchant  comme  celle  d'une  nerveuse  et 
souple  panthère,  et  je  compris,  par  un  frisson 
singulier,  la  puissance  électrique  de  l'être  qui 
marchait  ainsi  devant  moi. 


M-î  UNE    VIEILLE    MAITRESSE. 

«  Deux  heures  après,  marquise,  je  la  com- 
prenais bien  davantage,  ou  plutôt,  moi,  je  ne 
me  comprenais  plus  !  Ah  !  c'était  vraiment 
par  lé  mouvement  que  cette  femme  était  reine 
et  reine  absolue,  Reina  netta,  comme  on  dit 
dans  la  langue  de  son  pays!  A  ce  souper  étin- 
celant  et  brûlant,  donné  pour  elle,  il  fallut  la 
voir  et  l'entendre!!!  D'autres  sensations, 
d'autres  sentiments,  le  bonheur,  la  possession, 
et  les  mille  désenchantements  qui  suivent  l'en- 
chantement épuisé,  n'ont  pu  éteindre  ce  sou- 
venir. D'où  cette  vie  subite  lui  venait-elle? 
Etait-ce  de  la  coupe  où  elle  trempait  sa  lèvre 
avec  une  sensualité  pleine  de  flamme?  Était-ce 
de  l'esprit  que  répandaient  alors,  par  torrents, 
ces  spirituels  et  effrénés  viveurs,  excités  par  la 
présence  de  cette  Sabran  Espagnole  ?  Qui  le 
savait?  Qui  pouvait  le  dire?  Même  moi,  qui 
ai  pressé  depuis  toute  cette  vie  sur  mon  cœur, 
je  l'ai  ignoré,  'je  n'ai  jamais  su  d'où  venait 
cette  transfiguration  impétueuse,  cette  ouver- 
ture d'ailes,  poussées  en  un  clin  d'œil,  qui  la 
ravissaient,  nous  emportant  tous.  Les  prestiges 
de  la  laideur  que  M.  de  Mareuil  m'avait  pro- 
mis, apparurent  en  M™*  Annesley.  Son  regard 
épais  qui  ne  tombait  plus  pesamment  sur  moi, 
mais  qui  m'échappait  en  brillant,  fascinait 
d'impatience  par  la  mobilité  de  ses  feux.  Le 
sang   de    son    père,    le    toréador,    bouillonnait 


dans  ses  joues  d'ambre  devenues  écarlates.  On 
eût  juré  qu'il  allait  faire  éclater  les  veines  et 
couler  dans  ce  souper,  sous  la  force  mênne  de 
la  vie,  comme  autrefois  il  avait  coulé  dans  le 
cirque,  sous  la  tête  armée  du  taureau.  Elle  se 
renversait,  tout  en  causant,  sur  le  dossier  de 
son  fauteuil  avec  des  torsions  enivrantes,  et  il 
n'y  avait  pas  jusqu'à  sa  voix  de  contralto  —  d'un 
sexe  un  peu  indécis,  tant  elle  était  mâle  !  — 
qui  ne  donnât  aux  imaginations  des  curiosités 
plus  embrasées  que  des  désirs  et  ne  réveillât 
dans  les  âmes  l'instinct  des  voluptés  coupables 
—  le  rêve  endormi  des  plaisirs  fabuleux  ! 

«  Ce  qu'on  éprouvait,  ce  que  j'éprouvais 
était  nouveau,  inconnu,  inattendu  comme  elle. 
Eh  bien  !  elle  n'avait  pas  même  l'air  de  s'en 
apercevoir.  Plus  d'une  fois,  pendant  le  souper, 
je  lui  adressai  la  parole,  mais  elle  s'arrangea 
toujours  de  manière  à  ne  pas  me  répondre 
directement,  et  cela  sans  aucune  affectation. 
Était-ce  taquinerie  coquette  ?  ressentiment  ? 
antipathie?  Quoi  que  ce  pût  être,  cela  me 
jetait  dans  une  irritation  secrète  qui  produisait 
les  transes  de  l'amour  mêlées  aux  frémisse- 
ments de  la  colère.  Avec  des  riens,  elle  me 
soulevait.  Je  devenais  insensé  à  côté  d'elle. 
Tiré  à  deux  sentiments  contraires,  ivre  de  rage 
contre  cette  femme  qui  parlait  à  tous,  excepté 
à  moi-,  qui  s'occupait  de  tous,  excepté  de  moi; 


144  UNE    VIEILLE    MAITRESSE. 

sachant  qu'après  tout  ce  n'était  pas  là  beau- 
coup plus  qu'une  courtisane,  entraîné  par  une 
violence  de  Sensation  que  je  ne  connaissais  pas 
et  par  une  conversation  qui  stimulait  et  justi- 
fiait bien  des  audaces,  j'osai  prendre  son  verre 
pour  le  mien. 

«  —  Vous  vous  trompez,  monsieur!  —  dit- 
elle,  en  me  jetant  un  regard  fixe  et  cruel-,  et 
elle  m'arracha  le  verre  avec  une  action  si  fou- 
gueuse qu'elle  le  brisa  en  le  saisissant. 

«  Ses  lèvres  entr'ouvertes  exprimaient  une 
horreur  inexplicable,  mais  très  piquante  pour 
un  homme  qui,  comme  moi,  marquise,  ne 
jnanquait  pas  alors  d'une  certaine  dose  de 
vanité. 

«  —  Ah  !  madame,  vous  vous  êtes  blessée  ? 
—  lui  dis-je. 

«  —  Oui,  — répondit-elle,  tortillant  sa  ser- 
viette autour  de  sa  main,  — mais  j'aime  mieux 
cela  !  —  Et  elle  se  prit  à  sourire  avec  une  ironie 
méprisante. 

0  Ma  foi  !  je  n'y  tins  pas  ! 

o  —  Et  moi  aussi,  —  lui  dis-je,  —  j'aime 
mieux  cela  ! 

«  Je  mentais.  J'avais  soif  de  la  trace  de  ses 
lèvres  que  j'eusse  retrouvée  aux  bords  du  verre 
dans  lequel  elle  avait  bu.  Elle  m'allumait  des 
sens  jusque  dans  le  cœur  !  Mais  son  insolente 
préférence  fit  jaillir  de  mon  âme  une  intensité 


I 


L'NE     VARIETE     DANS     L  AMOUR.  14^ 

de  haine  égale  à  l'intensité  de  mon  amour,  et 
j'éprouvais  une  douloureuse  et  violente  jouis- 
sance à  lui  rendre  coup  pour  coup  de  mépris. 

«  Cette  petite  scène,  toute  entre  nous,  s'était 
perdue  pour  les  autres  dans  les  mille  distrac- 
tions bruyantes  d'un  souper  comme  celui  que 
nous  faisions.  De  Mareuil,  qui  était  attentif 
aux  moindres  mouvements  de  son  idole,  vit 
seul  ce  qui  s'était  passé  entre  elle  et  moi,  et  il 
en  souriait  de  l'autre  bout  de  la  table.  Ses 
observations  lui  étaient  doublement  agréables. 
D'une  part,  il  reconnaissait  depuis  une  heure 
que  j'étais  l'esclave  idolâtre  de  cette  femme 
dont  il  m'avait  prophétisé  l'empire;  et  d'une 
autre,  que  je  ne  serais  jamais  pour  lui  un  rival 
bien  dangereux. 

«  QLiand  on  se  leva  pour  passer  dans  le 
salon,  il  se  pencha  à  mon  oreille  et  me  dit  : 
«  Eh  bien  ?  »  d'un  ton  de  victoire. 

«  —  Eh  bien,  —  lui  répondis-je, —  je  pense 
comme  vous,  je  sens  comme  vous;  et  peut-être 
j'aime  déjà  comme  vous.  Il  ne  fallait  pas 
m'inviter  à  ce  souper,  mon  cher  comte,  si  vous 
tenez  à  la  possession  exclusive  de  cette  femme, 
car  je  suis  bien  résolu  à  vous  la  disputer  opi- 
niâtrement. 

«  —  Ah  !  ah  !  —  dit-il  avec  la  voix  d'un 
homme  qui  chante  dans  la  nuit  pour  se  faire 
brave;  —  je  le  veux  bien;  je  n'ai   pas  peur. 

1.  10 


146  UNE     VIEILLI     MAITRESSE. 


mais  je  vous  préviens  a 
l'avance  que  vous  ne  jouerez  pas  sur  du  velours. 
Elle  vous  a  en  exécration.  Je  crois  toujours 
qu'elle  vous  a  entendu,  au  boulevard,  me  dire 
votre  opinion  sur  elle,  car  il  serait  singulier 
que  sans  une  cause  quelconque  de  ressenti- 
ment, elle  eût  contre  vous  l'instinct  répulsif 
dont  elle  est  armée.  Ce  matin  encore,  je  lui  ai 
parlé  de  vous.  Je  lui  ai  demandé  si  elle  avait 
remarqué  hier  la  personne  avec  qui  j'étais.  Je 
lui  ai  dit  quel  rang  vous  teniez  dans  la  fashion 
parisienne.  J'ai  fait  de  vous  un  magnifique 
portrait  moral...  ou  immoral,  comme  vous 
voudrez.  J'ai  été  votre  Van  Dyck  et  celui  de  vos 
maîtresses,  dont  j'ai  eu  grand  soin  de  ciseler 
les  noms  dans  tous  mes  récits.  Mais  rien  n'a 
pu  l'amener  à  modifier  le  gracieux  refrain 
qu'elle  a  mis  à  toutes  mes  chroniques  ;  «  C'est 
possible,  —  me  disait-elle,  —  mais  que  vou- 
lez-vous? il  me  déplaît.  » 

a  Ce  matin,  —  ajouta  le  comte  de  Ma- 
reuil,  —  elle  m'a  annoncé  qu'elle  ne  souperait 
pas  avec  nous.  A  ce  propos,  il  y  a  eu  une 
scène  affreuse  entre  elle  et  sir  Reginald,  qui, 
d'ordinaire,  est  fort  soumis  à  ses  bizarreries, 
mais  qui,  hospitalier  comme  un  Anglais,  n'en- 
tendait pas  qu'on  manquât  chez  moi,  son  hôte, 
aux  lois  de  l'hospitalité.  Elle  a  même  brisé  de 
colère  un  beau  vase  antique,  rapporté  de  Pœs- 


UNE     VARIÉTÉ     DANS     L'AMOUR.  147 

tum,  auquel  sir  Annesley  tenait  beaucoup,  et 
elle  eût  probablement  résisté  à  la  volonté  ma- 
ritale, en  digne  fille  de  ces  Espagnols  qui  mirent 
cinq  siècles  à  chasser  les  Maures  de  l'Espagne, 
quand  je  me  suis  avisé  de  lui   dire  tout  bas  : 

«  —  Si  vous  ne  voulez  pas  souper  avec  M.  de 
Marigny,  senora,  c'est  donc  que  vous  le  crai- 
gnez beaucoup,  et  la  Crainte,  c'est  souvent  la 
sœur  aînée  de  l'Amour. 

«  Mon  cher,  elle  en  a  pâli,  de  la  supposition 
de  vous  aimer,  et  elle  m'a  dit,  avec  un  rire 
forcé  :  «  Si  c'est  comme  cela,  j'accepte.  »  Re- 
merciez-moi donc,  Marigny,  du  biais  que  j'ai 
pris  pour  la  faire  souper  avec  nous.  » 

a  En  vérité,  marquise,  il  faut  que  l'amour 
offusque  les  vues  les  plus  perçantes.  Le  comte 
Alfred  de  Mareuil  était  certainement  trop  spi- 
rituel et  trop  au  courant  des  choses  de  la 
vanité  et  du  cœur,  pour  ignorer  que  ce  qu'il 
me  confiait  allait  redoubler  mon  désir  de  plaire 
à  la  Malagaise  et  de  la  lui  enlever.  Il  crut 
cependant  que  je  reculerais  devant  le  mur 
d'airain  qu'il  élevait  entre  elle  et  moi.  II  oublia 
que  j'étais,  comme  lui,  l'enfant  d'une  société 
vieillie,  fort  épris  des  plus  impatientantes  résis- 
tances, et  très  friand  de  tout  ce  qui  semblait 
impossible. 

«  Aussi,  à  peine  de  Mareuil  eut-il  fini  de 
parler,  que  j'allai  me  placera  côté  de  M"**  Annes- 


148  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

ley  et  que  je  ne  m'occupai  plus  que  d'elle. 
Une  table  de  jeu  fut  placée  auprès  de  la  table 
de  marbre  où  le  punch  flambait  dans  un  vaste 
bol  d'or  sculpté.  Sir  Reginald  Annesley  et  le 
comte  de  Mareuil  risquèrent  des  sommes  con- 
sidérables, mais  pour  la  première  fois  de  ma 
vie,  les  chances  du  jeu  ne  me  tentèrent  pas.  A 
mes  yeux,  la  fortune  n'était  plus  qu'une  femme, 
une  femme  qui  me  haïssait  !  L'orgueil  était 
aussi  intéressé  que  le  désir  à  sa  défaite.  Cela 
doit  rendre  u[i  homme  éloquent.  Je  crois 
l'avoir  été,  cette  nuit-là.  Je  parlai  à  M"**  Annes- 
ley un  langage  qui  sortit  sans  effort  de  mon 
àme  combattue,  et  qui  aurait  donné  à  toutes 
les  femmes  le  double  frisson  de  la  fièvre  du 
cœur.  Ce  fut  comme  un  mélange  d'adoration 
idolâtre  et  de  détestation  inouïe,  de  flatterie 
caressante  et  d'impertinence  hautaine,  d'assu- 
rance et  de  doute,  de  glace  et  de  feu  ;  une 
espèce  de  bain  russe  intellectuel  et  dans  lequel  je 
plongeai,  pour  les  assouplir,  les  nerfs  de  cette 
femme,  qui  ne  faiblirent  pas  une  seule  fois. 
Par  un  changement  soudain,  comme  il  s'en 
produisait  très  souvent  en  sa  personne,  elle 
était  retombée  dans  ses  paresseuses  attitudes; 
aussi  morte  qu'elle  avait  été  vivante  pendant  le 
souper.  Elle  m'écouta  d'un  front  impénétrable. 
Elle  avait  allumé  un  cigare  et  elle  le  fumait 
tout  en  m'écoutant,  avec  la  silencieuse  gravité 


UNE    VARIÉTÉ     DANS    L  AMOUR.  149 

de  son  pays.  Du  fond  de  la  fumée,  qui  rendait 
son  front  plus  obscur  encore,  elle  entendit  pen- 
dant deux  heures  de  ces  choses  contradictoires 
et  folles  qui  attestent  le  plus  grand  des  amours, 
l'amour  tout  à   la  fois  dominateur   et  esclave. 

o  —  Mais, —  me  dit-elle,  en  m'interrompant  et 
en  soufflant  légèrement  sur  une  charmante  spi- 
rale bleue  sortie  de  ses  lèvres,  —  vous  n'êtes 
pas  asse-(  âgé  ni  assej  Anglais  pour  vous  permettre 
de  tels  caprices.  C'est  vraiment  un  goût  déprave' que 
vous  ave-[  là. 

«  —  Ah  !  —  repartis-je  comme  un  homme 
frappé  d'une  lueur  subite,  —  les  Espagnoles 
ont  donc  de  la  vanité  comme  les  Françaises  ? 

«  —  Non  !  —  répondit-elle,  —  mais  elles  ont 
le  sentiment  de  l'injure,  et  elles  savent  haïr 
comme  elles  savent  aimer. 

«  —  Senora,  —  lui  dis-je  avec  une  assurance 
qui  eût  imposé  à  une  autre  femme,  —  le  res- 
sentiment n'est  pas  de  la  haine,  et  vous  avez 
l'àme  assez  grande  pour  pardonner  un  juge- 
ment absurde,  basé  sur  une  illusion  incompré- 
hensible et  d'ailleurs  expié  suffisamment  ce  soir. 

«  Elle  me  fixa  avec  ses  yeux  fascinateurs,  qui 
m'entrèrent  dans  le  cœur  comme  deux  épées 
torses. 

a  —  Je  n'ai  rien  à  vous  pardonner,  —  fit- 
elle,  —  les  sympathies  sont  involontaires  et  les 
antipathies  aussi. 


I^O  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

«  Et,  comme  ne  voulant  en  dire  ni  en  en- 
tendre davantage,  elle  se  leva  d'un  mouvement 
rapide  et  alla  se  placer  près  de  son  mari,  qui 
buvait  et  jouait.  Absorbé  dans  la  double  sen- 
sation que  révélait  l'àpre  couleur  de  son  visage, 
sir  Reginald  Annesley  ne  sentit  ni  le  bras  nud 
et  velouté  qui  lui  effleura  la  joue  en  se  posant 
sur  sa  large  épaule,  ni  la  vapeur  deux  fois 
brûlante  du  cigare  en  feu  qui  passa  dans  ses 
cheveux  avec  l'haleine  de  cette  femme,  restée 
debout  près  de  lui.  Sir  Reginald  perdait  immen- 
sément. Mais  quand  le  comte  de  Mareuil,  son 
adversaire,  eut  aperçu  la  Malagaise  dans  cette 
pose  familière,  qui  peut-être  le  rendait  jaloux, 
les  distractions  le  prirent  et  la  fortune  com- 
mença de  l'abandonner.  L'Anglais  retrouva  son 
bonheur  ordinaire.  II  semblait  que  sa  femme 
le  lui  rapportait.  On  eût  dit  le  Génie  du  Jeu 
en  personne,  revenant  protéger  un  de  ses  favo- 
ris. Au  fait,  il  y  avait  en  elle  les  redoutables 
séductions  qu'on  peut  supposer  à  un  démon. 
Elle  en  avait  le  buste  svelte  et  sans  sexe,  le 
visage  ténébreux  et  ardent,  et  cette  laideur 
impressive,  audacieuse  et  sombre,  —  la  seute 
chose  digne  de  remplacer  la  beauté  perdue 
sur  la  face  d'un  Archange  tombé. 

«  Du  divan  où  il  m'avait  laissé,  je  le  con- 
templais, ce  démon,  et  je  sentais  sa  force 
invincible  se    saisir  de    moi   de  plus    en   plus. 


UNE     VARIÉTÉ     DANS    l'AMOUR.  I51 

J'essayais  de  reconnaître  en  lui  l'être  éblouis- 
sant de  mouvement  et  d'entrain  qui  avait  éclaté 
au  souper,  mais  il  avait  comme  éteint  le  cercle 
(]ui  avait  flamboyé  autour  de  sa  tète  tout  le 
soir,  et  je  le  comparais  à  cet  autre  être  froid, 
indifférent  et  muet  qui  lui  avait  succédé.  Elle 
avait  repris  sa  pose  rigide  d'avant  souper, 
auprès  de  la  cheminée.  Elle  n'inclinait  pas  le 
front  sous  sa  rêverie  fixe  et  vide  de  pensée... 
et  elle  me  rappelait  ces  lions  chimériques 
accroupis  dans  les  cours  de  marbre  de  l'Alham- 
bra,  qui  portent,  sur  leurs  têtes  de  tigre,  la 
vasque  froide  d'une  fontaine  sans  eau.  Eh  bien  ! 
le  croirez-vous,  marquise?  de  ces  deux  femmes, 
c'était  la  dernière  que  maintenant  je  préférais. 
Oui,  c'était  l'être  sans  rayons,  la  petite  femme 
jaune  et  maigre  de  la  calèche,  que  j'avais,  la 
veille,  au  boulevard,  presque  écrasée  de  mon 
dédain  !  Il  est  des  amours  qui  corrompent  tout 
dans  les  âmes.  Le  mien  commençait  de  jeter 
en  moi  de  ces  aveuglements  qui  endurcissent  à 
la  lumière...  qui  nous  la  font  nier  et  insulter. 
Je  comprenais  alors  cet  homme  qui  préférait  à 
tout,  dans  la  maîtresse  de  sa  vie,  la  raie  élargie 
des  cheveux  tombés,  ce  pauvre  sillon  qu'il  eût 
voulu  ensemencer  de  ses  baisers  et  de  ses 
larmes!  J'arrivais,  comme  cet  homme,  et  en 
combien  de  temps  ?  à  ne  plus  aimer  que  ce 
qu'il   y  avait  de  moins  beau   dans  l'être  aimé. 


152  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

J'aurais  aimé  ce  qu'il  y  aurait  eu  de  malade! 
J'allais  savourer  le  défaut  avec  délices;  j'allais 
le  regarder  comme  une  perfection,  et  laisser  1^ 
la  tète  d'or  pour  les  pieds  d'argile.  Ce  n'était 
pas  là  un  amour  comme  celui  qu'inspire  votre 
Hermangarde.  Au  lieu  d'élever  l'àme,  il  la 
courbait  révoltée...  C'était  un  amour  mauvais 
et  orageux.  » 

11  s'arrêta.  Qijoique  la  marquise  eût  la  science 
d'une  femme  qui  a  mordu  dans  les  plus  puis- 
santes sensations  de  la  vie,  et  qui  se  lèche 
encore  les  lèvres  de  tout  ce  qu'elle  y  a  trouvé, 
elle  aimait  tellement  Hermangarde  qu'elle  fut 
heureuse  d'entendre  Marigny  flétrir  sa  passion 
pour  la  Malagaise,  et  se  prendre  lui-même  aux 
poésies  morales  que  l'amour  lui  flùtait  au 
coeur. 

Elle  ne  l'interrompit  point  et  il  continua  : 
«  Le  comte  de  Mareuil  perdait  toujours. 
L'idée  me  vint  de  le  venger.  J'obtins  qu'il  me 
céderait  sa  place.  Il  me  plaisait  de  battre  au 
jeu,  dans  la  personne  de  son  mari,  cette 
femme  qui  semblait,  en  les  regardant,  fasciner 
les  pièces  d'or  comme  elle  m'avait  fasciné. 
Jouer  contre  son  mari,  c'était  jouer  contre  elle. 
Sir  Reginald,  superstitieux  comme  la  plupart 
des  joueurs,  comparait  sa  Malagaise  à  José- 
phine, qui  fut,  dit-on,  la  cause  mystérieuse  de 
la  fortune  de  Bonaparte.  Toujours  est-il  que  ce 


1 


m 


UNE    VARIÉTÉ     DANS    l'AMOUR.  153 

soir-là.  en  se  tenant  auprès  de  lui,  elle  lui 
avait  ranriené  le  sort  infidèle.  De  tous  les  mou- 
vements désordonnés  qu'elle  soulevait  en  moi, 
le  plus  fongueux,  le  plus  irrésistible  était  de 
répondre,  n'importe  comment,  à  cet  air  de 
défi  qui  respirait  en  toute  sa  personne  et  qui 
mêlait  dans  mon  cœur  —  exécrable  mélange  ! 
—  le  sang  de  l'orgueil  blessé  aux  flammes 
avivées  des  plus  inextinguibles  désirs. 

a  Je  jouai  donc, —  mais  ce  fut  à  croire  que  sir 
Reginald  Annesley  avait  raison  dans  ses  stu- 
ides  superstitions.  Je  m'efforçai  ;  je  combinai 
es  coups  comme  si  ma  vie  avait  été  au  bout 
de  mes  combinaisons;  je  redoublai  d'attention, 
de  sang-froid,  de  patience;  je  perdis  autant 
qu'Alfred  de  Mareuil.  Je  n'étais  pas  riche 
comme  lui.  11  s'en  fallait  !  Les  pertes  que  je 
faisais  m'atteignaient  bien  davantage;  mais  ce 
n'était  pas  l'effet  de  la  perte,  ce  n'aurait  point 
été  le  sentiment  de  la  ruine  qui  m'aurait  donné 
les  épouvantables  colères  que  je  dévorais.  Non  ! 
c'était  uniquement  le  sentiment  de  mon  im- 
puissance contre  cette  infernale  Malagaise, 
contre  ce  démon,  immobile  et  nonchalant,  qui, 
e  cigare  allumé,  semblait  sucer  du  feu  avec 
des  lèvres  incombustibles,  et  se  rire  de  mon 
faible  génie  se  débattant  devant  le  sien  !  Une 
effrayante  influence  continuait  de  me  pour- 
suivre et  de  m'asservir.  Je  jouai  et  je  perdis  à 


1^4  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

peu  près  tout  ce  que  je  possédais,  en  quelques 
heures.  Le  lendemain  j'étais  réduit  à  vivre 
d'emprunts, 

a  Mais  que  m'importait  !  la  vraie  détresse 
pour  moi,  le  vrai  malheur,  c'était  d'aimer 
comme  je  le  faisais  et  de  ne  pouvoir  rien  — 
absolument  rien  !  — sur  l'être  qui  prenait  ma  vie, 
sans  même  en  vouloir,  comme  en  respirant  il 
prenait  l'air  qui  lui  tombait  dans  son  indiffé- 
rente poitrine  !  Après  cette  funeste  nuit  à 
l'hôtel  de  Mareuil,  j'étais  rentré  chez  moi  dans 
un  état  inexprimable  d'âme  et  de  corps.  Je 
m'y  renfermai  pendant  deux  jours  à  m'indi- 
gner  de  ce  que  j'éprouvais,  mais  il  est  des 
ivresses  qu'on  ne  cuve  pas...  et  je  me  roulai 
un  peu  davantage  dans  le  filet  qui  m'avait  lié. 
Qiiand  j'eus  bien  sondé  ma  blessure,  quand  je 
fus  bien  certain  que  mon  mal  était  incurable, 
je  me  créai  des  plans  et  des  résolutions.  Je 
résolus  d'agir  dans  le  sens  de  cette  passion 
que  je  reconnaissais  pour  indomptable.  Je  me 
dis  que  je  forcerais  bien  d'aimer  cette  femme, 
qui  m'avait  d'abord  montré  une  haine  si  bi- 
zarre. J'étudierais  les  replis  de  ce  caractère.  Je 
verrais  par  quels  côtés  on  pouvait  pénétrer 
dans  ce  cœur.  Je  me  le  disais...  et  cependant 
j'étais  travaillé  d'une  âpre  inquiétude,  car  il 
semblait  y  avoir  dans  cette  Espagnole,  en  cette 
altière   sourde-muette  de  cœur  et  d'esprit,  des 


UNE    VARIÉTÉ     DANS    l'aMO'JR, 


55 


iFermetures  d'intelligence  et  de  sensibilité  si 
complètes,  qu'elle  devait  peut-être  rester  inac- 
cessible autant  à  la  séduction  qu'à  l'amour. 
Ah  !  marquise,  quelle  atroce  souffrance  quand 
on  sent  retomber  sur  son  àme  toutes  les  facul- 
tés qui  servent  à  nous  faire  aimer  et  que 
voilà  désormais  inutiles  et  même  insultées, 
parce  que  la  femme  qui  est  notre  malheur 
et  notre  destin  échappe  bêtement  à  leur 
prestige;  parce  qu'à  ses  yeux  aimés,  quoique 
stupides,  les  choses  de  la  pensée,  les  grâces 
souveraines  de  la  parole,  tout  ce  qui  nous 
fait  les  rois  des  âmes,  ne  sont  pas  plus  que 
les  chefs-d'œuvre  des  arts  dans  les  mains 
barbares  d'un  Esquimau  ou  d'un  Lapon  !,.. 
Je  retournai  à  l'hôtel  de  Mareuil  et  je  me 
présentai  chez  sir  Reginald  Annesley.  Je  ne 
fus  point  reçu.  Sir  Reginald  vint  le  lendemain 
jeter  une  carte  chez  moi,  mais  ni  ce  jour-là,  ni 
les  suivants,  je  ne  pus  parvenir  jusqu'à  ma- 
dame Annesley.  Le  comte  de  Mareuil  m'aver- 
tit que  c'était  un  parti  pris  par  elle;  qu'elle  ne 
me  recevrait  jamais,  que  son  antipathie  pour 
moi  n'avait  qu'augmenté  à  ce  souper  où  elle 
avait   si   bien    changé   mes  impressions. 

o  Elle  aura  probablement  parlé  de  l'amour 
que  vous  lui  avez  si  soudainement  montré. 
Elle  aura  fait  ce  qu'elles  savent  si  bien  faire, 
quand  elles  le   font,   —  ajouta  de  Mareuil,  en- 


1^6  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

chanté,  le  digne  ami,  de  m'exaspérer  ;  —  elle 
aura  excité  la  jalousie  de  son  mari,  tout  en 
se  montrant  vertueuse,  et  elle  aura  probable- 
ment décidé  le  très  correct  sir  Reginald 
Annesley,  le  plus  gentleman  des  baronnets, 
à  n'agir  plus  avec  vous  comme  un  homme 
du  monde,  mais  comme  un  mari  renseigné. 

«  Un  tel  langage  m'était  intolérable,  mais  je 
ne  pouvais  faire  un  tort  à  Alfred  de  Mareuil  de 
me  le  tenir.  Il  était  amoureux  comme  moi  de 
madame  Annesley.  Pour  cette  raison,  j'aurais 
eu  mauvaise  grâce  aussi  de  lui  demander  à 
favoriser  des  entrevues  devenues  à  peu  près 
impossibles.  Excepté  au  Bois  et  à  l'Opéra,  je  ne 
pouvais  guères  espérer  rencontrer  la  Malagaise 
quelque  part.  On  était  au  milieu  de  l'été. 
Il  n'y  avait  plus  personne  à  Paris.  Et  d'ailleurs, 
cet  Anglais  de  tripot  plus  que  de  salon  et 
cette  femme  épousée  par  amour,  mais  enfin 
d'un  passé  susf)ect,  seraient-ils  allés  dans  le 
monde  si  le  monde  avait  été  là  ?...  Le  Bois  et 
l'Opéra  étaient  deux  bien  faibles  ressources. 
Jamais  la  voiture  de  madame  Annesley  ne 
s'arrêtait  pour  moi  quand  je  la  saluais.  Et 
puisque  sa  maison  m'était  fermée,  sa  loge 
à  l'Opéra  m'était  naturellement  interdite... 
Comme  elle  n'y  posait  pas  à  la  manière  des 
femmes  de  France,  je  ne  voyais  guères,  — quand 
elle  y  était, — de  l'orchestre  où  je  la  lorgnais,  que 


UNE     VARIETE     DANS    LAMOUR.  157 

ses  deux  yeux  de  tigre,  faux  et  froids  (ils  me 
semblaient  tout  cela),  par-dessus  son  grand 
éventail  de  satin  noir  déplié,  et  au  Bois,  j'attra- 
pais encore  moins  de  sa  personne,  car  elle 
s'entourait  de  la  tête  aux  pieds  de  sa  mantille-,  à 
la  façon  des  Péruviennes,  et  elle  ne  me  lais- 
sait apercevoir  qu'un  seul  de  ses  terribles  yeux 
d'un  charme  fatal...  Depuis  le  souper  d'Alfred 
de  Mareuil,  j'avais  mille  fois  essayé  de  la 
joindre  et  de  lui  parler,  mais  sa  volonté  et  le 
sort  avaient  toujours  fait  avorter  mes  desseins 
et  rendu  la  chose  impossible.  Un  soir,  entre 
autres,  je  la  visa  Saint-Philippe  du  Roule,  car, 
soit  habitude  d'enfance  ou  dévotion  réelle  (qui 
peut  discerner  rien  de  bien  clair  dans  cette 
âme  ardente  et  profonde?),  elle  hantait  les 
églises,  en  vraie  Espagnole  qu'elle  était,  comme  ' 
peut-être  sous  l'influence  de  son  père,  le  Mau- 
resque toréador,  elle  aurait  hanté  les  mosquées. 
Je  revenais  justement  des  Champs-Elysées,  où 
j'avais  passé  vingt  fois  sous  ses  fenêtres  pour 
l'apercevoir.  En  passant,  mes  yeux  tombèrent 
sur  une  voiture  que  j'eusse  reconnue  entre 
mille  et  qui  stationnait  devant  les  marches  de 
l'église.  C'était  cette  voiture  aux  chevaux  ale- 
zan et  à  la  conque  doublée  d'orange,  où  son 
corps  avai't  marqué  sa  place.  Un  énorme  bou- 
quet de  genêts  et  de  jasmins  jonchait,  avec  la 
mantille  de  dentelle  noire,    les  coussins  affais- 


I 


1^8  UNE    VIEILLE     MAITRESSE. 

ses  sur  lesquels  elle  étalait  d'ordinaire,  avec 
des  mouvements  si  félins,  ses  mollesses  éner- 
vantes et  provocatrices.  —  «Ah!  —  me  dis-je 
en  voyant  cette  voiture  vide  qui  me  jeta  au 
coeur  le  désir  que  m'eût  donné  son  lit  défait, 
—  elle  sera  entrée  dans  l'église;  »  et  je  jetai 
la  bride  de  mon  cheval  à  un  enfant  qui  se 
trouvait  là.  Je  montai  alors  ces  marches  qu'elle 
avait  montées,  curieux  de  voir  le  Dieu  méchant 
de  ma  vie  demander  quelque  chose  aux  pieds 
du  sien.  Il  était  près  de  huit  heures  du  soir. 
J'ai  tant  souffert  à  cette  époque,  marquise, 
que  les  moindres  détails  de  mes  journées  sont 
marqués  dans  ma  mémoire  d'un  inextinguible 
trait  de  feu.  On  chantait  le  Salut.  Je  cherchai 
l'Espagnole...  Qii'allais-je  lui  dire  ?  et  qu'allais- 
je  faire?  Je  n'en  savais  rien.  Je  ne  réfléchis- 
sais pas,  j'allais  vers  elle.  J'obéissais  à  je  ne 
sais  quoi  d'aveugle,  d'ignorant,  de  spontané, 
de  fougueux  qui  me  poussait  d'une  force  irré- 
sistible. Je  la  découvris  dans  une  chapelle,  les 
coudes  nuds  sur  le  prie-Dieu  de  la  chaise  où 
elle  était  agenouillée,  et  son  menton  dans  la 
paume  de  ses  mains  couvertes  de  longs  gants 
de  filet,  montant  à  mi-bras.  Priait-elle  ?  Avec 
quelle  ardeur  je  le  cherchai  dans  ses  regards 
et  sur  ses  lèvres  !  Si  elle  priait,  elle  n'avait  donc 
pas  l'âme  inerte,  répulsive,  inaccessible  !  Un 
jour   elle   pourrait    m'aimer!...    Mais   elle   ne 


UNE    VARIÉTÉ     DANS     L'AMOUR.  159 

priait  pas.  Sa  lèvre  rouge  et  presque  féroce 
était  immobile.  Son  œil,  qu'aucune  sensation 
n'animait,  noir  et  épais  comme  du  bitume, 
était  fixé,  dans  une  espèce  de  stupeur  qui 
était,  à  elle,  sa  rêverie,  sur  les  cierges  qui 
brûlaient  et  se  fondaient  vite  à  la  chaleur  de 
leur  propre  flamme  et  à  celle  d'un  soleil  d'été 
qui  avait  longtemps  frappé  la  fenêtre  incen- 
diée de  cette  chapelle,  placée  au  couchant. 
Les  derniers  feux  du  soir,  passant  à  travers  les 
vitraux  coloriés,  en  allumaient  encore  le  ver- 
millon et  l'azur  et  semblaient  embraser  l'air 
autour  de  sa  robe  noire,  comme  si  elle  eût  été 
le  centre  de  quelque  invisible  foyer.  Ah  !  je  la 
regardai  longtemps  !  Je  me  plaçai  à  quelques 
pas  d'elle.  Il  n'y  avait  entre  nous  que  la  grille 
de  la  chapelle  contre  laquelle  j'appuyais  mon 
front  en  la  regardant.  Marquise,  ce  que  j'éprou- 
vai est  inexprimable  pendant  ce  touchant 
office  du  soir,  sous  les  sons  de  l'orgue,  que 
depuis  je  n'ai  jamais  pu  entendre  sans  trouble, 
aux  dernières  clartés  d'un  beau  jour  et  a  trois 
pas  de  cette  femme  que  je  n'avais  pas  revue 
de  si  près  et  si  longtemps  depuis  le  souper  du 
comte  de  Mareuil...  J'avais  entendu  dire  qu'il 
est  des  fluides  qu'avec  une  volonté  passionnée 
on  peut  lancer  par  les  yeux  et  dont  on  peut 
pénétrer  l'être  le  plus  rebelle...  J'essayai  de 
la   couvn'f  de   ces   magnétiques   et    fulminants 


l6o  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

re,q;ards.  Il  me  semblait  que  toute  mon  âme 
s'en  allait  de  moi  par  les  yeux  pour  imbiber 
de  toute  ma  vie  ce  corps  adoré  et  maudit. 
Eh  bien,  la  science  mentait,  marquise;  la 
passion  mentait;  tout  mentait.  Elle  ne  se  re- 
tourna pas  vers  moi  une  seule  fois.  J'ai 
laissé  la  trace  de  mes  ongles  sur  cette  grille 
qui  me  séparait  d'elle...  Un  jour,  avec  elle, 
je  suis  retourné  à  Saint-Philippe  et  je  lui 
ai  montré  ces  vestiges  de  fureurs  soulevées  en 
moi  et  laissées  par  moi  dans  du  fer.  Au  sein 
des  désordres  de  ma  jeunesse  je  n'avais 
jamais  été  impie,  et  pourtant,  ce  soir-là,  à  cette 
religieuse  cérémonie  qui  aurait  dû  me  péné- 
trer d'un  saint  respect,  je  ne  vis  que  cette 
femme,  devant  laquelle  je  me  serais  prosterné 
sur  un  signe,  comme  les  fidèles  se  proster- 
naient devant  l'autel.  Mais  ce  signe,  elle  ne  le 
fit  pas.  Quand  le  Salut  fut  terminé,  elle  passa 
près  de  moi  sans  un  regard  à  me  donner,  bais- 
sant le  front  avec  un  air  tout  à  la  fois  dédai- 
gneux et  farouche...  Je  la  suivis  dans  la  foule, 
me  sentant  défaillir  à  l'idée  que  peut-être,  en 
sortant,  je  pourrais,  dans  les  flots  compacts  de 
cette  foule,  la  prendre  et  la  serrer  sur  mon 
cœur.  Dieu  ne  permit  pas  ce  sacrilège.  Elle 
semblait  lire  dans  mes  desseins  pour  les  trom- 
per. Elle  alla  au  bénitier,  y  plongea  la  main  et 
sortit  rapide.   Elle  s'était  déjà  élancée  en  voi- 


UNE     VARIETE     DANS     LAMOUR. 


i6i 


9 

I 


ture,  quand  à  mon  tour  je  sortis  de  l'église... 
Je  n'avais  même  pu  effleurer  sa  robe;  et 
lorsque  je  m'avançai  vers  la  calèche  où  elle 
s'était  recouchée,  elle  partait,  la  figure  à  moi- 
tié cachée  par  le  bouquet  de  genêts  et  de  jas- 
mins d'Espagne  dans  les  parfums  duquel  — 
comme  dans  cet  Office  du  soir  auquel  elle 
venait  d'assister  —  elle  cherchait  peut-être  des 
sensations  et  des  souvenirs  de  son  pays... 
Vous  avouerez,  marquise,  que  si  elle  avait 
l'intention  d'aiguillonner  l'amour  par  la  con- 
tradiction et  par  le  mystère,  elle  s'y  prenait 
avec  la  science  de  la  plus  admirable  coquette. 
Mais  ce  n'était  pas  une  coquette  !  c'était  une 
femme  vraie;  vous  allez  voir. 

«  Ai-je  besoin  de  vous  dire  qu'amoureux 
comme  j'étais,  outré  comme  j'étais  d'être 
rejeté  loin  de  cette  femme  incompréhensible 
qui  m'avait  excommunié  de  sa  vie,  je  lui  avais 
écrit,  ne  pouvant  lui  parler,  tentant  encore, 
au  risque  de  la  compromettre  vis-à-vis  de  son 
mari,  cette  dernière  chance  de  l'intéresser  à  la 
passion  que  j'avais  pour  elle?  J'avais  hasardé 
une  vingtaine  de  lettres,  avec  l'espérance  insen- 
sée de  ces  Italiennes  qui  mettent  à  la  poste 
des  Jésuites  à  Rome  celles  qu'elles  écrivent  au 
bon  Dieu.  Mais  Dieu  eût  plus  répondu  qu'elle. 
Et  toutes  mes  lettres  m'avaient  été  renvoyées 
avec  la  plus  insolente  ponctualité. 


102  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

o  Cependant  un  parti  si  bien  pris  de  m'évi- 
ter  et  de  repousser  tout  ce  qui  pourrait  venir 
de  moi,  commença  à  me  désespérer.  Si  elle 
avait  toujours  été  une  vertu  farouche,  j'aurais 
cru  l'apprivoiser  à  la  fin.  Mais  c'était  une  fille 
du  Midi,  aux  veines  noires  et  pleines,  née  d'un 
amour  coupable  dans  le  pays  de  la  vie,  et  qui 
n'avaitjamais — disait-on  —  économisé,  par  prin- 
cipe, sur  ses  fantaisies.  Ces  êtres-là  sont  invin- 
cibles quand  ils  s'avisent  de  résister.  Mon 
amour-propre  ne  pouvait  se  donner  de  conso- 
lation d'aucune  sorte.  Il  était  bien  avéré  que 
si  elle  me  fuyait,  c'est  que  je  lui  déplaisais 
aussi  réellement  qu'elle  me  l'avait  dit.  Je 
n'étais  pas  aimé.  Qiiel  coup  de  foudre  à  mon 
orgueil  !  Mais  aussi  quel  coup  de  foudre  à 
toute  mon  âme  !  car  je  l'aimais,  moi  !...  Ce 
que  je  sentais  n'était  pas  un  désir  mordant  qui 
prend  le  cœur  et  puis  le  laisse,  accablé  devant 
l'impossible.  C'était  un  amour  qui  me  brûlait 
le  sang  et  la  pensée;  c'était  le  faisceau  de 
tous  les  désirs  en  un  seul.  Et  quant  à  l'impos- 
sible, j'aurais  bravé,  Dieu  me  damne  !  jusqu'à 
la  volonté  de  Dieu.  Ma  chère  marquise,  si  je 
vous  racontais  mes  sentiments  plus  que  les 
événements  de  cette  histoire,  je  ne  pourrais 
vous  dire  fidèlement  ceux  de  cette  époque  de 
ma  vie,  tant  ils  furent  affreux  !  Il  me  semblait 
que  j'avais   un  cancer  au    cœur...   Ah  !  n'être 


UNE     VARIÉTÉ     DANS     L'AMOUR.  i6} 

pas  aimé  c'est  toujours  un  effroyable  supplice, — 
un  non-sens  humain,  car  l'amour  devrait  appe- 
ler l'amour;  —  mais  ne  pas  l'être  pour  la  pre- 
mière fois,  quand  les  femmes  vous  ont  appris 
l'orgueil  de  la  fortune  qui  s'ajoute  à  votre 
autre  orgueil;  mais  n'être  pas  aimé  par  une 
créature  laide  et  chétive  qu'on  juge  bien  infé- 
rieure à  soi,  qu'on  écrase  de  son  intelligence, 
qu'on  méprise  presque  dans  son  corps  et  dans 
son  esprit,  et  qu'on  ne  peut  s'empêcher  d'ado- 
rer et  de  placer  dans  tous  ses  songes,  c'est  là 
une  de  ces  catastrophes  de  cœur  à  laquelle, 
dans  les  plus  cruelles  douleurs  de  la  destinée, 
il  n'y  a  rien  à  comparer.  Si  parfois  j'avais  dans 
ma  vie  traité  trop  légèrement  des  âmes  qui 
s'étaient  trop  livrées  à  moi,  elles  étaient  bien 
vengées  maintenant.  J'expiais  ce  que  j'avais 
fait  souffrir.  Elle  ne  m'aimait  pas  !  J'en 
arrivais,  de  dépit,  de  fatigue,  de  rage,  aux 
projets  les  plus  ridicules  et  les  plus  fous.  Qiie 
je  comprenais  bien  alors  le  monstrueux  amour 
que  Caligula  avait  pour  cette  statue  de  Diane, 
qu'il  emportait  avec  lui  partout.  Il  en  était  au 
moins  le  maître  !  le  maître  absolu  !  Le  marbre 
ne  pouvait  pas  aimer,  et,  substance  inerte,  se 
laissait  dévorer  sans  résistance.  Mais  elle  !  ah  ! 
les  idées  d'oppression  sauvage,  d'abus  terrible 
de  la  force  me  montaient  à  la  tête.  Comme 
vous  disiez,  vous  autres  du  xviii®  siècle,   avec 


164  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

une  expression  qu'on  trouverait  bien  brutale  à 
présent  :  Je  voulais  l'avoir  à  tout  prix.  Tantôt 
je  pensais  à  m'introduire  chez  elle  la  nuit, 
comme  un  voleur,  et  à  lui  mettre  le  pistolet 
sur  la  gorge,  ainsi  que  l'avait  fait  le  colonel  de 
Naldy  à  la  belle  marquise  de  Valmore,  qui 
s'était  exécutée  avec  une  grâce  de  lâcheté  bien 
digne  de  nos  jours  corrompus.  Tantôt  je  pro- 
jetais de  l'enlever  de  vive  force,  comme  si 
c'était  chose  facile  que  d'enlever  malgré  elle 
une  femme  qui  était  toujours  accompagnée  et 
ne  sortait  jamais  à  pied.  Évidemment,  j'extra- 
vaguais. 

«  Un  matin,  j'étais  sorti  d'assez  bonne  heure 
à  cheval,  pour  rompre  un  peu  par  le  mouve- 
ment avec  l'insupportable  idée  fixe  qui  me  dé- 
vorait. J'étais,  d'instinct  ou  d'habitude,  allé  du 
côté  où  la  Malagaise  promenait  chaque  jour 
ses  loisirs  nonchalants,  dont,  au  nom  de 
l'amour  comme  de  la  vengeance,  j'eusse  tant 
désiré  faire  de  cruels  ennuis.  Je  m'étais  avancé 
assez  loin  dans  Passy,  comptant  bien  me  ra- 
battre sur  le  Bois  de  Boulogne,  où  circulent 
les  promeneurs  élégants  de  l'après-midi  et  où 
j'avais  chance  de  voir  filer  la  calèche  noire 
et  bleue  qui  me  passait  tous  les  jours,  réguliè- 
rement à  la  même  heure,  ses  moqueuses  roues 
sur  le  cœur.  J'étais  arrivé  dans  cette  partie  de 
Passy  qui  se  creuse  comme  un  ravin  et  dont  la 


I 


UNE    VARIÉTÉ     DANS    L'AMOUR.  165 

courbe  expire  avant  de  devenir  un  vallon,  —  un 
petit  vallon,  grand  comme  la  main,  frais,  om- 
bragé, mystérieux,  espèce  de  coquille  de  ver- 
dure. Des  maisons  de  campagne  commen- 
çaient de  s'y  élever.  On  appelle,  je  crois,  cette 
partie  cachée  de  Passy  le  hameau  de  Boulain- 
villiers.  Je  venais  de  terminer  une  course  for- 
cée, et  je  mettais  au  pas,  dans  un  chemin 
bordé  de  peupliers,  mon  cheval  fatigué.  Tout 
à  coup,  une  femme  à  cheval  aussi,  en  amazone 
grenat  et  en  casquette  de  velours  noir,  parut  à 
l'extrémité  du  chemin  où  j'étais. 

«  Les  amoureux  sont  comme  les  somnam- 
bules; ils  ne  voient  pas  seulement  avec  les 
yeux,  mais  avec  le  corps  tout  entier.  Je  recon- 
nus madame  Annesley  à  une  distance  qui 
m'eût  caché  toute  autre  femme  qu'elle.  Elle 
était  seule.  Ah  !  c'était  le  ciel  qui  me 
l'envoyait  ainsi  !  Je  réprimai  un  cri  de  sau- 
vage. 

o  Comme  elle  n'avait  pas  les  mêmes  raisons 
que  moi  pour  voir  de  loin,  elle  s'avança  sans 
défiance,  et  quand  elle  me  reconnut,  il  n'était 
plus  temps  de  m'éviter.  Désagréablement  sur- 
prise sans  doute  : 

«  —  Caramha  .' »  —  fit-elle  ;  espèce  de  juron 
dans  sa  langue  svelte  et  sonore,  et  qu'elle 
disait  souvent  avec  une  expression  mutine  et 
colère  que,  comme  tout  en  elle,  j'avais  le  tort 


l66  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

de  trouver  charmante  ou  détestable  tour  à  tour. 

o  Je  la  saluai  en  l'abordant  : 

«  —  Madame,  —  lui  dis-je,  —  le  hasard 
m'est  meilleur  que  vous.  Il  s'est  chargé  de  me 
donner  un  rendez-vous  que  je  n'aurais  pas  osé 
demander. 

«  Nos  chevaux  se  trouvaient  alors  tête  à  tête. 
Elle  s'était  arrêtée,  me  voyant  m'arrêter,  mais 
elle  ne  me  rendit  pas  mon  salut.  Elle  resta 
droite  sur  sa  selle,  et  me  montrant  du  bout  de 
sa  cravache  le  chemin  devant  moi  et  le  chemin 
derrière  elle  : 

«  —  Le  hasard  est  un  sot,  —  reprit-elle.  — 
Il  n'y  a  point  ici  de  rendez-vous,  mais  une  ren- 
contre. Voilà  votre  chemin,  monsieur,  voici  le 
mien  ;  passez  ! 

«  Elle  avait,  du  haut  de  son  cheval  qui  piaf- 
fait, avec  sa  cravache  étendue,  un  ton  de  com- 
mandement si  absolu  qu'il  provoquait  la  résis- 
tance comme  un  outrage.  Et  je  lui  répondis 
avec  ime  fermeté  de  résolution  que  ses  airs 
les  plus  superbes  ne  devaient   point  entamer: 

«  —  Je  ne  passerai  point,  sefîora.  C'est 
moi  qui  serais  le  sot  si  je  laissais  échapper  l'oc- 
casion inespérée  de  vous  voir  et  de  vous  parler. 
Ici  vous  ne  m'éviterez  plus...  Si  vous  fuyez, 
je  vous  suivrai.  Avez-vous  envie  de  faire  avec 
moi  une  course  au  clocher  jusqu'à  Paris?  Je 
ne  suis  pas  bien  sûr  que   vous  ayez  lu   toutes 


UNE    VARIÉTÉ     DANS    L'AMOUR. 


167 


les  lettres  que  je  vous  ai  écrites.  Ici,  du  moins, 
vous  m'entendrez,  si  vous  ne  me  répondez 
pas.   Vous  êtes  seule... 

«  —  Pas  pour  longtemps,  —  dit-elle.  —  Sir 
Reginald  est  arrêté  dans  un  de  ces  chalets,  qu'il 
veut  louer  pour  la  saison.  Usera  ici  tout  à  l'heure. 

o  Je  trouvai  d'assez  mauvais  goût  qu'elle  me 
parlât  de  son  mari. 

o  —  Eh  bien  !  —  répondis-je,  —  alors 
comme  alors  !  Mais  en  attendant  qu'il  arrive, 
je  vous  demanderai,  senora,  une  explication 
sur  l'étrange  conduite  que  vous  avez  avec  moi. 
Si  c'était  de  l'indifférence  que  vous  m'eussiez 
montrée,  je  ne  vous  dirais  rien,  je  ne  vous 
demanderais  rien;  je  souffrirais  en  silence. 
Mais  c'est  de  la  haine;  j'ai  le  droit  de  vous 
demander  la  raison  de  cette  haine.  Qi^ie  vous 
ai-je  fait  pour  me  haïr?... 

o  Mon  sentiment  pour  elle  s'attestait  dans  la 
pâleur  ravagée  de  mon  visage  depuis  quelques 
jours  et  par  les  intonations  de  ma  voix  en  lui 
disant  ce  peu  de  paroles.  Était-ce  cela  qui  la 
rendait  muette?...  Comme  il  fallait  qu'elle 
massacrât  toujours  quelque  chose,  elle  hachait 
rêveusement  à  coups  de  cravache  les  jeunes 
pousses  d'un  arbre  qui  se  penchait  aux  bords 
du  chemin. 

tt  —  Oui,  —  dis-je,  augurant  bien  de  cette 
rêverie,  ne  me  souvenant  que  de  mon  amour, 


l6o  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

—  pourquoi  me  haïssez-vous,  vous  que  j'aime 
d'un  amour  qui  désarrnerait  de  la  haine  la  plus 
légitime  et  la  plus  profonde  ?  Qiie  vous  ai-je 
fait  ?  Vous  ai-je  offensée  ?  Ne  vous  ai-je  pas 
demandé  pardon  de  ce  mot  de  l'autre  jour  si 
cruellement  rappelé  par  vous  au  souper  du 
comte  de  Mareuil  ?  Je  vous  en  demande  par- 
don encore.  Je  vous  en  demanderai  pardon 
toujours.  C'était  le  blasphème  de  l'ignorance; 
je  ne  vous  connaissais  pas.  C'était  un  blas- 
phème contre  le  Dieu  inconnu  que  j'allais 
adorer. 

o  Tout  cela,  marquise,  n'était  pas  très  élo- 
quent, mais  c'était  sincère  !  et  la  vérité  de  mon 
âme  passant  à  travers  mon  langage,  lui  don- 
nait peut-être  quelque  puissance.  Toujours 
est-il  qu'elle  m'écoutait. 

«  Nos  chevaux  se  touchaient...  nos  coudes 
aussi.  Je  n'avais  qu'à  allonger  le  bras  et  j'en- 
laçais cette  taille  fine  et  voluptueuse  qui  pro- 
duisait le  désir  par  la  souplesse  comme  d'autres 
le  produisent  par  le  contour.  En  deux  temps,  si 
je  le  voulais,  moi  qui  ne  rêvais,  depuis  quelques 
jours,  que  d'entreprises  extravagantes,  je  pou- 
vais l'enlever  de  la  selle,  la  coucher  sur  le  cou 
de  mon  cheval  et  l'emporter  dans  la  campagne, 
avant  qu'on  pût  même  venir  à  son  secours. 

«  Cette  idée  me  passait  dans  le  cerveau  et 
me  donnait  des  vertiges.  J'y  résistais  cependant. 


UNE     VARIÉTÉ    DANS    l'AMOUR.  169 

la  voyant  presque  émue  de  mes  paroles,  sou- 
haitant chevaleresquement  d'être  aimé,  d'être 
aimé  avant  tout;  aimant  mieux  être  aimé 
que  d'être  heureux  ! 

«  —  Dites-moi,  sefiora,  —  lui  dis-je,  —  que 
vous  croirez  à  mon  repentir  et  à  mon  amour. 
Dites-moi  que  vous  n'en  repousserez  pas  l'ex- 
pression ;  que  vous  me  permettrez  de  vous 
voir  parfois,  moi  qui  vous  chercherai  toujours. 

«  Mais,  relevant  ses  yeux,  —  ces  yeux  frangés 
d'airain  qu'avait  baissés  une  rêverie  menson- 
gère,—  l'inexorable  créature  étendit  de  nouveau 
sa  cravache  sur  le  chemin  que  j'avais  devant  moi. 

«  —  Je  n'ai  à  vous  dire  que  ceci,  monsieur 
deMarigny,  —  répondit-elle  :  — pour  la  seconde 
fois,  voilà  votre  chemin;  passez  ! 

«  C'était  trop.  Ce  froid  mépris,    retrouvé   là 

Iau  moment  même  où  je  croyais  avoir  fait 
naître  l'intérêt  ému  d'une  femme  qui  se  voit 
aimée;  ce  mépris  glacé,  implacable,  laconique 
et  têtu,  souleva  en  moi  une  immense  colère, 
qui  emporta  les  dernières  délicatesses  de  mon 
cœur.  L'idée  que  j'avais  combattue  —  de  l'enle- 
ver de  son  cheval  et  de  l'emporter  comme 
une  proie  —  s'empara  de  moi  avec  la  domina- 
tion d'un  désir  de  feu. 
«  L'amour  et  la  fureur  avaient  tout  tué, 
tout  foudroyé  en  moi,  excepté  l'homme.  Je  la 
saisis  au-dessus  des  hanches  et  je  m'efforçai  de 


170  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

l'arracher  de  la  selle,  mais  c'était  une  écuyère 
consommée,  et  d'ailleurs  mon  mouvement 
l'avait  avertie  sans  l'effrayer.  Elle  imprima  une 
forte  secousse  à  la  bouche  de  son  cheval  et  se 
couvrit  du  poitrail  de  la  noble  bête,  en  la  fai- 
sant cabrer. 

«  Sa  colère  montait  jusqu'à  la  mienne.  J'ai, 
un  soir,  au  coucher  du  soleil,  dans  les  bois  de 
la  Corse,  blessé  une  aigle  d'un  coup  de  cara- 
bine. Elle  me  la  rappelait. 

«  —  Vous  êtes  un  insolent  !  —  me  dit-elle. 
—  Faites-moi  place,  ou  je  vous  charge  avec 
cette  cravache  à  l'instant  ! 

«  Elle  était  superbement  pale,  superbement 
courroucée,  superbement  posée,  la  cravache 
haute,  sur  son  cheval  cabré.  Elle  m'avait  irrité 
d'abord,  mais,  contradiction  de  l'amour!  elle 
me  plaisait  maintenant;  elle  ne  faisait  plus  que 
me  plaire.  Je  la  trouvais  adorable.  J'aimais  cette 
fureur  qui  lui  allait  bien...  et  je  me  mis  à  la 
contempler  avec  ravissement  au  lieu  de  lui  obéir. 

«  Ma  contemplation  fut  fort  troublée.  Un 
aveuglant  coup  de  cravache  qui  me  fit  voir 
mille  éclairs,  me  tomba  à  travers  la  figure  et  me 
la  marqua  d'un  sanglant  sillon. 

«  Malgré  la  douleur 'que  je  ressentis,  je  pré- 
cipitai mon  cheval  sur  le  sien  qu'elle  avait 
rabattu,  et  j'eus  le  sang-froid  et  l'adresse  de 
recevoir  dans   ma  main   ouverte  et  d'arrêter  à 


UNE     VARIETE     DANS     L  AMOUR.  I7I 

moitié  chemin  le  poignet  délié  qui  s'était  relevé 
comme  la  foudre  pour  retomber  et  frapper 
une  seconde  fois. 

a  De  main  de  femme,  tout  soufflet  est  un 
avantage  pour  qui  comprend  sa  position. 

«  —  Ah  !  c'est  assez  comme  cela,  ma  belle 
Clorinde,  —  lui  dis-je,  en  souriant  sous  ma 
balafre,  n'ayant  plus  que  la  plaisanterie  fran- 
çaise à  opposer  à  cette  furie  espagnole.  — 
Vous  marquez  trop  fort  à  la  première  fois  les 
choses  qui  vous  appartiennent,  pour  qu'elles 
ne  puissent  pas  très  bien  se  passer  d'une 
seconde  empreinte. 

a  Je  lui  tenais  son  petit  poignet  qui  se  tor- 
dait, qui  se  crispait  dans  ma  main  fermée. 
Elle  aurait  voulu  l'arracher.  Impossible  !  Elle 
aurait  voulu  me  voir  furieux  de  ma  bles- 
sure, et  je  plaisantais.  J'étais  le  plus  fort. 
J'étais  son  vainqueur;  j'étais  son  maître.  Ses 
sensations  étaient  inexprimables.  Ce  que  j'avais 
manqué  d'abord,  je  pouvais  le  recommencer. 
En  lui  tenant  la  main  dans  la  mienne,  je  la 
repris  à  la  taille  du  bras  que  j'avais  libre.  Je 
l'étreignais.  Elle  se  débattait.  Nos  chevaux  se 
choquaient,  se  mordaient.  On  eût  dit  le  com- 
bat corps  à  corps  de  deux  ennemis  acharnés. 
Au  fait,  elle  était  mon  ennemie  ! 

"  —  Reginald  !  Reginald  !  —  se  prit-elle  à 
crier  de  toutes  ses  forces. 


173  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

«  —  Senora,  —  lui  dis-je,  —  c'est  pis  qu'un 
coup  de  cravache,  un  pareil  nom  !  je  vais 
l'étoufTer  sur  vos  lèvres. 

«  Et  quoiqu'elle  se  renversât  jusque  sur  la 
croupe  de  son  cheval  pour  éviter  mon  baiser 
de  vengeance,  elle  allait  pourtant  le  recevoir, 
quand  un  poing  fermé  et  lourd  comme  s'il 
avait  été  couvert  d'un  gantelet,  me  frappa  si 
violemment  sur  l'épaule  qu'il  me  fit  chanceler 
sur  ma  selle. 

«  Je  me  retournai.  C'était  sir  Reginald  Annes- 
ley  que  je  n'avais  point  entendu  venir  dans 
ma  lutte  avec  la  Malagaise.  Sa  violente  inter- 
vention était  une  injure  et  une  attaque.  Et 
d'ailleurs,  elle  l'avait  appelé,  appelé  à  sa  dé- 
fense contre  moi  !  Il  paya  pour  deux,  pour  lui 
et  pour  elle,  et  je  lui  rendis  sur  la  figure  le 
coup  de  cravache  qu'elle  m'avait  donné. 

«  Alors,  avec  ce  flegme  britannique  qui  est 
aussi  une  éloquence,  le  baronnet  tira  de  sa 
poche  deux  petits  pistolets  et  m'en  tendit  un  : 

«  —  A  quatre  pas  !  —  dit-il,  —  et  feu  ! 

«  — Non,  monsieur, —  lui  dis-je,  repoussant 
son  arme  et  pénétré  de  son  sang-froid.  —  Pas 
en  cet  instant,  pas  devant  Madame,  mais  de- 
main et  à   l'heure  qui  vous  conviendra. 

«  —  Eh  bien,  —  répondit-il,  —  demain,  à 
dix  heures,  et  dans  ce  chemin  qui  a  vu  l'injure 
et  qui  verra  la  punition  I 


UNE     VARIETE    DANS    LAMOUR  17] 

a  — Va  donc  pour  dix  heures!  — repris-je,en 
regardant  cette  femme  inouïe,  cause  de  ce 
duel  que  j'étais  heureux  d'avoir  pour  elle. 

«  —  Pourquoi  pas  tout  à  l'heure  ?  —  dit-elle 
en  fronçant  les  sourcils  comme  une  enfant  con- 
trariée et  despote.  Et,  s'adressant  à  moi  avec 
un  regret  d'une  cruauté  révoltante  : 

a  —  J'aurais  cependant  bien  aimé  —  dit- 
elle  —  à  vous  voir  tué  aujourd'hui.  » 


^♦^ 


k 


VIII 


SANG    POUR    SANG 


(Suite  d'une   variété  dans   l'amour) 


RRivÉ  à  cette  partie  de  son  récit, 
M.  de  Marigny  se  tut  un  instant 
çj /// aVVV^  comme  s'il  eût  voulu  laisser  place 
^-és^^-T^  à  quelque  observation  de  la  mar- 
quise; mais  trop  vivement  intéressée  pour 
ne  pas  désirer  connaître  ce  qui  allait  suivre  : 
a  Continuez,  continuez,  — dit-elle  à  son 
futur  petit-fils. 

—  Nous  revînmes  à  Paris  —  dit  Marigny  — 
par  des  côtés  différents.  J'allai  trouver  Alfred 
de  Mareuil  et  je  lui  contai  mon  aventure.  Il 
s'étonna   d'abord;  puis  S'amusa  beaucoup  de 


I 


SANG    POUR    SANG.  17$ 

ma  balafre  restituée  au  visage  du  mari.  Il 
consentit  à  me  servir  de  témoin. «  Il  est  fort  pro- 
bable —  ajoutat-il  —  que  sir  Reginald  va  venir 
me  demander  le  service  que  vous  réclamez  de 
mon  amitié.  Vous  avez  bien  fait  de  venir  le 
premier.  »  Nous  parlâmes  longtemps  de  la 
Malagaise.  J'épiais  un  peu,  je  l'avoue,  ses  sen- 
sations sur  sa  physionomie.  Mais  rien  dans  sa 
personne,  ni  dans  ses  paroles,  ne  trahit  la  dis- 
crétion d'un  homme  heureux. 

a  Le  lendemain,  à  neuf  heures,  nous  étions 
au  hameau  de  Boulainvilliers,  le  comte  de 
Mareuil,  le  comte  de  Cérisy  qu'il  s'était  adjoint 
et  moi.  En  allant,  Mareuil  m'avait  raconté  que 
ses  prévisions  s'étaient  justifiées,  et  que  sir 
Annesley  l'avait  prié  la  veille  au  soir  de  l'assis- 
ter dans  son  duel.  «  Il  se  sera  probablement  — 
dit  le  comte  —  adressé,  sur  mon  refus,  à  quel- 
que compatriote  en  voyage,  car  il  ne  connaît 
personne  à  Paris.  » 

a  Au  moment  où  nous  entrions  par  une 
extrémité  dans  le  chemin  bordé  de  peupliers 
que  nous  avions  choisi  pour  notre  rendez-vous, 
nous  vîmes  arriver,  à  l'autre  extrémité  de  ce 
chemin,  la  calèche  anglaise  de  sir  Reginald 
Annesley.  Elle  vint  à  nous  du  trot  léger  des 
deux  magnifiques  chevaux  alezan  qui  la  traî- 
naient. C'était  un  véritable  gentleman  que  sir 
Reginald    Annesley.    Qiiand   il    s'agissait   d'un 


I 


176  UNE    VIEILLE     MAITRESSE. 

duel,  il  se  piquait  d'exactitude.  Il  descendit 
de  sa  calèche  aussi  lestement  qu'il  eût  fait 
devant  Tortoni.  Deux  jeunes  gens  l'accom- 
pagnaient. 

«  —  Ce  sont  mes  témoins  que  je  vous  pré- 
sente, messieurs,  — dit-il  en  nous  saluant  avec 
politesse  et  dignité  et  en  donnant  la  main  au 
comte  de  Mareuil. 

«  —  Et  voici  les  miens,  monsieur,  —  répon- 
dis-je,  en  désignant  du  geste  MM.  de  Mareuil 
et  de  Cérisy. 

«  Il  n'y  avait  plus  qu'à  faire  les  préparatifs 
d'un  combat  dont  personne  de  nous  ne  con- 
testait la  nécessité.  C'était  au  pistolet  que  nous 
devions  nous  battre.  On  nous  plaçait  à  la  dis- 
tance de  quarante  pas;  nous  devions  marcher 
l'un  sur  l'autre  et  nous  pouvions  tirer  quand  il 
nous  plairait,  même  à  bout  portant. 

«  Pendant  que  l'on  comptait  les  pas,  le 
croiriez-vous,  marquise?...  j'avais  reconnu  la 
Malagaise  dans  le  second  témoin  de  sir  Regi- 
nald  !  !  !  Je  pris  par  le  bras  le  comte  de  Mareuil, 
et  l'entraînant  à  l'écart: 

«  —  Vous  rappelez-vous  —  lui  dis-je  —  le 
fameux  duel  du  duc  de  Buckingham  et  du  duc 
de  Shrewsbury,  dans  lequel  la  duchesse,  dé- 
guisée en  page,  tint  le  cheval  de  son  amant 
et  décampa  avec  lui  quand  le  pauvre  diable 
de  mari  eut  été  couché  s,ur  le  carreau  ?  Tenez  1 


SANG     POUR     SANG.  177 


u 

aventure.  Voici  une  demoiselle  d'Espagne  qui 
va  donner  à  la  grande  dame  Anglaise  une  leçon 
de  moralité  !  Regardez  ! 

«  —  Par  la  mort,  c'est  la  Malagaise  !  — s'écria 
Alfred  de  Mareuil  stupéfait.  —  Voilà  qui  est 
de  plus  en  plus  incompréhensible  !  Qiielle 
diable  de  haine  enragée  avez-vous  allumée 
dans  cette  femme-là  ?  Cela  passe  toute  pro- 
portion connue;  mais,  je  l'avoue,  cela  com- 
mence à  me  révolter.  Oui,  d'honneur,  j'ai 
beau  être  amoureux  d'elle,  un  pareil  acharne- 
ment ne  l'embellit  pas.  C'est  odieux!  Et  sir 
Reginald  —  dit-il  encore  —  qui  consentà  prendre 
sa  femme  pour  témoin  dans  une  affaire  aussi 
sérieuse!  Ces  Anglais!  Poussent-ils  loin  l'excen- 
tricité ?...  J'ai  envie  de  déclarer  à  ces  messieurs 
ce  qu'il  en  est,  et  de  protester  contre  l'incon- 
venance de  la  présence  d'une  femme  ici. 

c  —  Gardez-vous-en  bien,  —  répondis-je.  — 
J'ai  eu  la  même  pensée  que  vous  hier,  quand 
sir  Reginald  m'a  proposé  le  combat,  place 
tenante;  mais  aujourd'hui,  non  !  Jugeons  cette 
femme.  Allons  jusqu'au  bout.  Sachons  le  mot 
de  l'énigme,  s'il  y  en  a  un.  Et  puisque  la  fille 
du  toréador  a  soif  de  sang,  qu'elle  le  voie 
couler  ! 

«  Je  la  regardais  en  parlant  ainsi.  Je  n'en 
pouvais  ôter  ma  vue.  Était-ce  une  illusion  der- 

I.  33 


UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 


nière  ?  mais  jamais  elle  ne  m'avait  paru  plus 
charmante.  Ce  qu'en  elle  la  femme  avait 
d'irrégulier,  de  dur,  de  trop  maigre,  disparais- 
sait quand  elle  était  habillée  en  homme.  Sa 
redingote  de  velours  noir,  serrée  à  la  taille, 
dessinait  gracieusement  son  torse  nerveux  et 
agile  qui  provoquait  si  bien  les  frémissantes 
étreintes  de  l'amour,  en  les  défiant.  Volup- 
tueuse par  la  tournure,  cruelle  par  la  physio- 
nomie, de  nous  tous  qui  étions  là  pour  tuer 
ou  pour  voir  mourir,  elle  était  certainement  la 
moins  émue.  La  haine  tranquille  couvrait  son 
visage,  armé  d'audace,  d'un  masque  de  lave 
éteinte.  Elle  tenait  dans  ses  petites  mains,  fines 
et  calmes,  l'un  des  pistolets  qui  devaient  nous 
servir  et  qu'elle-même  venait  de  charger. 

«  Le  duel  ne  fut  pas  long,  marquise  !  A  un 
signal  donné  par  le  comte  de  Mareuil,  sir 
Reginald  et  moi  nous  marchâmes  l'un  sur 
l'autre.  Je  tirai  le  premier  au  dixième  pas. 
Et  comme  je  regardais  bien  plus  ma  fascina- 
trice  que  mon  adversaire,  ma  balle  se  perdit 
et  s'enfonça  dans  un  des  arbres  du  chemin.  Je 
dois  lui  rendre  cette  justice  :  les  instincts  gé- 
néreux vivaient  en  sir  Reginald  Annesley.  Le 
sang,  brûlé  par  les  alcools  et  le  jeu,  roulait 
encore  de  nobles  gouttes.  Il  s'était  avancé  vers 
moi,  la  main  pendante,  et  la  bouche  de  son 
pistolet  tournée  vers  la  terre.  Il  s'arrêta  quand 


SANG    POUR     SANG, 


79 


j'eus  tiré,  comme  s'il  avait  méprisé  l'avantage 
de  tirer  sur  moi  sans  danger  pour  lui.  Il  hési- 
tait, tenant  toujours  son  arme  baissée. 

«  —  Tire  !  et  tue-le  donc,  —  fit  l'implacable 
Malagaise.  —  Qti'attends-tu  ? 

«  Et  moi,  ne  voulant  pas  être  en  reste  devant 
cet  homme  qui. hésitait  avec  grandeur,  je  mar- 
chai carrément  vers  lui,  en  lui  présentant  toute 
la  largeur  de  ma  poitrine,  et,  par  là,  je  le  for- 
çai à  lever  son  arme,  car  il  eût  répugné  à 
me  tuer  à  bout  portant.  Le  fils  des  premiers 
flibustiers  du  monde  n'avait  jamais  manqué 
son  coup.  Il  cligna  de  l'œil,  fit  feu  d'une  main 
ferme  et  m'étendit  à  ses  pieds. 

«  La  balle  m'avait  traversé  de  part  en  part. 

«  Je  ne  sais  combien  de  temps  je  demeurai 
sans  connaissance,  mais  quand  je  repris  mes 
sens,  je  me  trouvai  dans  mon  appartement, 
en  proie  à  une  fièvre  intense  et  à  d'intolérables 
douleurs.  Mes  témoins  m'avaient  transporté 
chez  moi.  Ils  me  montraient  un  zèle  affectueux 
qui  s'élevait  jusqu'au  dévouement;  le  comte  de 
Mareuil  surtout.  Je  le  connaissais  bien  plus 
que  le  comte  de  Cérisy.  Le  temps  que  je  passai 
sur  mon  lit  de  tortures,  il  vint  me  voir  presque 
tous  les  jours.  Fatalement,  je  lui  parlai  de  la 
Malagaise.  Son  image,  sa  pensée  ne  me  quit- 
taient plus.  Pendant  la  nuit,  si  ce  que  je  souf- 
frais ne  m'empêchait  pas  de  dormir,  je  la  voyais 


l8o  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 


incessamment  sous  ses  vêtements  d'homme. 
J'entendais  sa  voix  acharnée  s'écrier  comme  le 
jour  du  duel  :  «  Tue-le,  Reginald  !  »  et,  faut-il  le 
dire  !  l'amour  fait-il  de  nos  plus  grands  orgueils 
des  lâchetés?  Tant  de  haine  n'appelait  pas  ma 
haine!  J'aimais  mon  bourreau.  Oh  !  quel  sup- 
plice d'aimer  son  bourreau  !  «Mon  cher,  — me 
disait  de  Mareuil,  —  nous  nous  perdons  dans 
cet  abîme.  Avec  mon  amour  pour  elle,  elle  m'a 
fait  positivement  horreur,  jusqu'au  moment  où 
vous  avez  été  frappé.  Mais  à  peine  êtes-vous 
tombé,  qu'un  peu  de  la  femme  s'est  retrouvé. 
Elle  est  devenue  pâle  comme  on  le  devient 
quand  on  va  mourir.  Trop  occupé  de  vous  don- 
ner les  premiers  secours  et  de  vous  rapporter 
à  Paris,  je  n'ai  guères  pu  étudier  ou  deviner 
le  genre  d'émotion  qui  l'a  saisie.  Était-ce  de  la 
haine  satisfaite  ?  de  la  pitié  ou  simplement  des 
nerfs  montés  qui  se  détendaient?...  Je  ne 
sais,  mais,  du  moins,  elle  avait  perdu  le  carac- 
tère de  férocité  sombre  et  froide  qui  m'avait 
tant  révolté  pendant  le  détail  du  combat.  » 
Alfred  de  Mareuil  ajoutait  une  infinité  d'autres 
choses.  Par  exemple,  après  le  duel,  il  avait 
été  plusieurs  jours  sans  la  voir,  quoique  sir 
Reginald  eût  eiTvoyé  assez  délicatement  prendre 
de  mes  nouvelles  chez  le  comte  et  qu'ils  se 
maintinssent  tous  les  deux  sur  le  pied  de  fami- 
liarité intime  où  ils  vivaient  depuis  longtemps. 


SANG    POUR    SANG.  l8l 


I 


QLiand  il  la  revit,  il  l'avait  trouvée  la  même 
femme.  11  semblait  qu'elle  eût  oublié  la  part 
extraordinaire  qu'elle  avait  eue  à  ce  duel  dont 
elle  avait  été  la  cause.  Il  osa  l'interroger,  mais 
elle  lui  dit  simplement  comme  si  cela  expli- 
quait les  plus  étranges  conduites  :  a  Jele  haïssais, 
voilà  tout.  »  Et  elle  ne  répondit  plus  à  ses  ques- 
tions. —  «  J'espère  qu'il  vous  le  rend  bien, 
sefîora, —  lui  avait  répondu  de  Mareuil;  —  il 
vous  doit  un  coup  de  pistolet  qui  pouvait  l'en- 
lever aux  plus  jolies  femmes  de  son  époque. 
L'amoureux  n'en  mourra  pas.  Dieu  merci, 
mais  l'amour  pourrait  bien  en  mourir.  » 
En  disant  cela,  le  comie  de  Mareuil  était-il 
sincère?  Ne  savait-il  pas  que  le  mal  qui 
vient  de  la  personne  aimée  est  une  raison 
pour  l'aimer  davantage,  et  que  les  grandes 
passions  savent  vivre  de  ce  qui  tuerait  de  mé- 
diocres sentiments  ? 

«  J'en  faisais  alors  l'expérience.  Déchiré  par 
les  plus  atroces  souffrances  de  corps  et  d'esprit, 
j'idolâtrais  la  Malagaise  qui  m'avait  infligé 
toutes  ces  douleurs.  Ma  blessure  était  si  dan- 
gereuse que  je  fus  pendant  plus  de  deux  mois 
entre  la  vie  et  la  mort.  Cependant,  je  me  sou- 
mettais aux  prescriptions  du  médecin  avec 
l'obéissance  aveugle  d'un  homme  qui  a  la 
passion  de  guérir.  Je  voulais  guérir  pour  la 
revoir.    Ce  que   me   disait  de  Mareuil  n'étan- 


UNE     VIEILLE     MAITRESSE 


chait  pas  mes  soifs  de  cette  femme.  L'amour, 
même  violent,  même  convulsif  comme  je 
l'éprouvais,  n'empêche  pas  l'exercice  de  la 
pensée;  il  en  double  le  jeu,  au  contraire.  La 
haine  de  cette  Espagnole  était  un  double  pro- 
blème qui  aiguillonnait  autant  les  curiosités  de 
l'esprit  qu'elle  exaspérait  les  désirs  du  cœur. 
De  plus,  je  remarquai  bientôt  que  mon  tendre 
ami  de  Mareuil  ne  répondait  plus  à  mes  ques- 
tions qu'avec  contrainte,  et  je  m'inquiétai  fort 
de  cela.  Je  commençais  d'être  jaloux.  Je  me 
persuadai  que  de  Mareuil  était  fort  embarrassé, 
dans  la  position  où  nous  étions  l'un  vis-à-vis  de 
l'autre,  de  me  parler  d'une  femme  qui  peut- 
être  avait  fini  par  l'aimer  et  qui  lerendait  heu- 
reux. Cette  idée  ajouta  à  tout  ce  que  je  souf- 
frais. Ce  fut  là  une  autre  blessure  plus  incu- 
rable que  celle  de  ma  poitrine,  qui  allait 
chaque  jour  se  cicatrisant.  J'aspirais  au  mo- 
ment où  je  pourrais  sortir.  Je  me  levais  et 
marchais  dans  mes  appartements,  mais  le  mé- 
decin n'en  permettait  pas  davantage.  Une 
fièvre  nerveuse,  qui  tenait  plus  à  l'état  de 
mon  âme  qu'à  une  cause  physique,  me  repre- 
nait le  soir  et  me  forçait  à  me  jeter  au  lit.  Un 
de  ces  soirs-là,  je  m'y  étais  mis  de  bonne 
heure;  fatigué,  n'en  pouvant  plus,  je  n'avais 
pas  même  détaché  ma  robe  de  chambre,  tant 
je  m'étais  précipité  à  ce  sommeil   que  j'aimais 


SANG     POUR    SANG.  183 

pour  les  rêves  qu'il  m'apportait  toujours.  On 
était  au  commencement  de  septembre.  La 
chaleur,  qui  rendait  ma  guérison  plus  difficile, 
était  étouffante.  Le  soleil  était  couché,  mais  la 
nuit  était  loin  encore.  Je  ne  dormis  pas  long- 
temps. Quelque  chose  de  plus  brûlant  que  la 
chaleur  qui  m'oppressait,  passa  sur  mes  yeux 
et  me  réveilla.  Qiiand  je  les  rouvris..!  Ah! 
je  crus  à  une  hallucination  de  ma  tête  affai- 
blie !  Je  vis  nettement  la  Malagaise,  assise  sur 
le  pied  de  mon  lit,  mais  le  buste  penché  vers 
moi,  ayant  pour  point  d'appui  sa  main  posée 
près  de  mon  épaule.  Son  visage  effleurait  telle- 
ment mon  visage,  que  c'était  sans  doute  l'ha- 
leine de  sa  bouche  entr'ouverte  qui  était  passée 
sur  mes  paupières.  Elle  était  immobile,  silen- 
cieuse et  pâlie,  maigrie,  changée,  méconnais- 
sable, mais  les  yeux  toujours  vivants,  —  ces  yeux 
vampires  qui  vous  suçaient  le  cœur  en  vous 
regardant,  et  qui, pour  la  première  fois,  cher- 
chaient les  miens  avec  une  douceur  in- 
connue. 

a  —  Ah  !  mon  Dieu,  toujours  ce  rêve  !  — 
m'écriai-je,  effrayé  et  heureux  en  même  temps 
de  ce  qu'il  ressemblait  si  fort  à  la  vie. 

«  —  Ce  n'est  pas  un  rêve  !  —  dit-elle  de  sa 
belle  voix  de  contralto,  qui  m'attesta,  par  une 
sensation  de  plus,  que  je  ne  dormais  pas.  — 
C'est  la  réalité,   c'est  Vellini. 


l84  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

I)  Et  en  effet,  marquise,  c'était  elle,  chez 
moi  !  assise  sur  le  bord  de  mon  lit  !  Comment 
y  était-elle  venue?  Elle!  Vellini,  mon  enne- 
mie !  cette  femme  cruelle  qui  avait  voulu  me 
voir  mourir. 

«  Je  crus  à  quelque  épouvantable  ruse,  à 
quelque  lâche  ironie  de  cette  femme  vindi- 
cative et  haineuse,  qui  comptait  peut-être, 
sur  ma  blessure  pour  braver  sans  péril  la  pas- 
sion dont  elle  venait  attiser  et  tromper  les  ar- 
deurs, 

o  —  Ah  !  —  pensais-je,  —  tu  te  risques  dans 
l'antre  du  lion,  imprudente  ! 

«  Je  me  soulevai  sur  mon  séant.  Mon  visage 
disait  trop  ma  pensée.  Elle  me  devina. 

a  —  Restez  !  —  reprit-elle.  —  J'ai  fait  ce 
que  vous  allez  faire.  La  porte  est  fermée  à 
double  tour.  Voici  la  clef. 

o  Et  elle  me  la  tendit  comme  on  offre  les 
clefs  d'une  ville  à  un  vainqueur. 

«  —  Je  n'ai  pas  peur,  Ryno,  —  dit-elle  en 
croisant  les  bras  avec  résolution  sur  sa  poi- 
trine; —  j'ai  assez  lutté,  mais  je  suis  vaincue. 
Je  ne  me  donne  pas:  vous  m'avez  prise j  faites 
de  moi  ce  que  vous  voudrez. 

«  C'était  clair  et  hardi  dans  sa  soumission 
même.  Cependant  ce  n'était  pas  assez...  Il  est 
des  bonheurs  tellement  grands,  tellement  ines- 
pérés, que,  quand  ils  tombent  à  vos  pieds  un 


SANG    POUR     SANG. 


jour,  VOUS  ne  savez  comment  vous  y  prendre 
pour  les  ramasser. 

«  —  Eh  quoi,  vous  m'aimeriez  !  —  lui 
dis-je. 

«  —  Comme  une  folle,  —  interrompit-elle 
avec  une  passion  qui  fit  sur  moi  l'effet  d'une 
bouffée  de  flammes.  —  J'ai  commencé  par 
vous  haïr.  Mais  ma  haine,  c'était  de  l'amour 
encore.  Qiiand  je  vous  ai  vu  pour  la  première 
fois  devant  Tortoni,  cette  femme  qui  vous  pa- 
raissait si  froide  était  foudroyée.  Je  ne  sais 
quoi  m'avertissait  que  vous  pourriez  me  deve- 
nir fatal  et  courber  un  jour  cette  altière  Vel- 
lini  qui,  toute  sa  vie,  se  joua  de  l'amour  des 
hommes  !  D'effroi,  je  me  mis  à  vous  haïr  avec 
frénésie.  Le  mépris  que  vous  fîtes  de  moi,  cette 
mine  hautaine  qui  me  déplaisait  par  sa  hau- 
teur même,  mais,  malgré  moi,  imposait  à  ma 
pensée  et  captivait  mon  souvenir;  ce  que  le 
comte  de  Mareuil  me  dit  de  vous  et  de  votre 
empire  sur  les  femmes  ;  tout  augmenta  mon 
épouvante  et  ma  haine,  —  car  ces  deux  senti- 
ments étaient  en  moi.  Je  suis  une  orgueilleuse. 
Votre  orgueil  blessait  et  irritait  le  mien. 
Quand,  à  souper  chez  de  Mareuil,  vous  me 
parlâtes  de  votre  amour,  je  crus  que  c'était  la 
fantaisie  blasée  d'un  homme  gâté  par  les 
femmes  qui  vous  repoussait  vers  moi.  Vous 
m'aviez  trouvée  laide,  mais  je  résistais!  Je  ne 


24 


l86  UNE    VIEILLE    MAITRESSE. 

vis  là  que  sûreté  de  vous-même,  sentiment  de 
votre  force  et  caprice.  Plus  tard,  je  crus  à  votre 
amour.  Mais  quand  je  ne  doutai  plus  de  votre 
passion  pour  une  femme  qui,  après  tout,  en 
avait  inspiré  plus  d'une...  je  fus  heureuse... 
oui,  heureuse  !  de  vous  faire  souffrir,  a  Souffre 
donc, orgueilleux!  »  medisais-je;  «  souffre  donc 
par  moi  et  pour  moi  !  »  Cette  pensée  ne  me 
quittait  pas.  J'en  jouissais  au  fond  de  mon 
âme.  Je  ne  vous  fuyais  que  pour  vous  faire 
souffrir  davantage,  tout  en  me  préservant  de 
vous.  Ah  !  je  voulais  rester  moi-même!  Je  ré- 
chauffais ma  haine  dans  mon  sein  quand  ce 
serpent  voulait  s'endormir.  Je  l'exagérais,  je  la 
grandissais,  pour  échappera  l'amour  dont  j'étais 
menacée,  —  que  je  sentais  dans  ma  haine  ! 
dans  ma  haine  qui  ne  l'étouffait  pas!  qui  ne 
pouvait  pas  l'étouffer  !  Je  m'indignais  jusqu'à 
la  fureur  de  cette  impuissance.  J'agissais  tou- 
jours de  manière  à  m'attester  qu'elle  n'existait 
pas.  Voilà  pourquoi  je  suis  venue  à  ce  duel 
dont  vous  avez  été  victime.  Voilà  pourquoi  j'ai 
chargé  l'arme  qui  devait  vous  blesser;  que  j'ai 
crié  :  Tue-le,  Reginald!...  »  11  me  semblait  que 
cette  puissance  que  vous  aviez,  et  contre  laquelle 
je  combattais,  je  la  noierais  dans  votre  sang  ré- 
pandu ;  que  vous  mort,  je  n'aurais  plus  per- 
sonne à  craindre.  Me  suis-je  trompée?  J'étais 
stupide.  Qiiand  vous  êtes  tombé  sous  la  balle, 


SANG    POUR    SANG. 


j'ai  senti  que  j'étais  perdue...  Si  vous  étiez  mort, 
je  me  serais  poignardée...» 

«  Je  la  pris  dans  mes  bras  avec  délire  et  je 
la  couvris  de  caresses. 

«  —  Oui,  serre-moi  contre  cette  poitrine  que 
j'ai  fait  blesser,  —  dit-elle.  — A  la  force  de  tes 
étreintes,  montre-moi  que  la  vie  t'est  revenue, 
mon  Ryno  !  Une  autre  que  moi  te  dirait  tout 
ce  qu'elle  aurait  souffert  depuis  quarante  jours. 
Mais  moi,  non  !  Je  ne  me  vante  que  de  t'aimer. 
Regarde  et  devine  !  Tiens  !  —  ajouta-t-elle  en  sou- 
levant ses  bandeaux,  torrents  de  cheveux  noirs 
vigoureusement  ondes  à  ses  tempes, —  les  che- 
veux m'ont  blanchi.» —  C'était  vrai, marquise  !  — 

—  o  Ah!  j'ai  vieilli, — reprit-elle, —  dans  les  re- 
mords et  les  inquiétudes  tant  de  nuits  !  Je  suis 
venue  ici  secrètement,  en  versant  de  l'argent  à 
pleines  mains.  J'ai  obtenu  de  ceux  qui  te  soi- 
gnaient de  passer  les  nuits  près  de  toi.  Quiand 
tu  te  réveillais,  je  me  cachais  pour  ne  pas  te 
causer  d'impression  funeste.  Tu  ne  te  plaignais 
pas,  tu  souffrais  comme  un  homme.  Mais  tu 
n'avais  pas  besoin  de  te  plaindre  pour  que  je 
sentisse  dans  mon  sein  les  morsures  de  l'acier 
qui  avait  déchiré  ta  poitrine.  Enfer  pour  qui  a 
le  sang  que  j'ai  dans  les  veines  !  Il  fallait  res- 
pecter ton  repos;  il  fallait  ne  pas  baiser  cette 
bouche  qui  disait  mon  nom  dans  le  sommeil  ! 
ce    front   que    j'avais    balafré  !    Moi    qui    n'ai 


UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 


jamais  résisté  au  moindre  désir  de  mon  âme, 
j'étais  enfin  domptée  par  la  terreur  de  faire 
mal  à  l'homme  que  j'aimais... 

«  Enivré  par  ces  ardentes  paroles,  je  hachais 
de  baisers  ce  qu'elle  me  disait. Tout  à  coup,  je 
rencontrai  sous  ma  main  quelque  chose  de  dur 
qui  roulait  entre  le  corset  et  la  poitrine  de  la 
Malagaise. 

«  —  Qii'est-ce  que  cela  ?  —  lui  dis-je. 

«  —  C'est  le  plus  précieux  de  mes  bijoux, 
—  répondit-elle  en  écartant  les  bords  de  sa 
robe  échancrée  en  cœur,  et  elle  me  montra  la 
balle  extraite  de  ma  blessure  qui  meurtrissait 
sa  peau  brune  et  fine. 

«  —  Vois-tu,  —  reprit-elle,  —  quand  on  a 
sondé  ta  blessure,  j'étais  là.  Tu  ne  me  voyais 
pas.  Je  me  dérobais  derrière  les  rideaux,  mais 
j'étais  là.  Je  n'approchai  de  toi  que  quand  tu 
fus  entièrement  évanoui  sous  la  douleur  qu'on 
te  fit  endurer.  Le  médecin  me  prit  pour  ta 
maîtresse;  il  se  trompait  :  je  n'étais  encore 
que  ton  esclave.  Je  me  jetai  sur  cette  plaie 
saignante;  il  m'en  écarta;  mais  je  saisis  son 
scalpel  et  je  menaçai  de  l'en  frapper  s'il  résis- 
tait à  ma  volonté.  J'avais  entendu  dire  que 
sucer  les  blessures  les  empêchait  d'être  mor- 
telles, et  je  voulus  sucer  la  tienne. 

«  —  J'ai  donc  bu  de  ton  sangl  —  ajouta-t-elle 
avec  une  inexprimable  fierté  de  sensuelle  ten- 


SANG    POUR    SANG.  1  89 

dresse.  —  Ils  disent,  dans  mon  pays,  que  c'est 
un  charme...  que  quand  on  a  bu  du  sang  l'un 
de  l'autre,  rien  ne  peut  plus  séparer  la  vie, 
rompre  la  chaîne  de  l'amour.  Aussi  veux-je, 
Ryno,  que  tu  boives  de  mon  sang  comme  j'ai 
bu  du  tien.  Tu  en  boiras,  n'est-ce  pas,  mon 
amour?... 

«  Et  rapidement,  car  elle  avait  la  rapidité 
au  même  degré  que  l'indolence,  elle  prit  un 
petit  poignard  caché  dans  sa  ceinture,  et  elle 
en  fit  briller  l'acier  avec  une  coquetterie  sau- 
vage. 

«  Je  lui  saisis  le  bras  de  vive  force. 

«  Mais  le  courroux  traversa  ses  sombres 
prunelles  d'un  éclair  plus  incisif  et  plus  bleu 
que  celui  de  la  lame  qui  resplendissait  dans 
sa  main.  Elle  frappa  du  pied  avec  violence. 
Les  veines  de  son  cou  se  gonflèrent  et  noirci- 
rent. 

a  —  Cela  sera  !  —  dit-elle  avec  un  de  ces 
emportements  familiers  à  son  caractère  et  sous 
lesquels  tout,  dans  sa  vie,  avait  plié  comme 
sous  l'ouragan.  Du  fond  de  sa  colère,  elle  se 
prit  à  sourire. 

«  — Tu  ne  me  tiendras  pas  la  main  toujours, 
—  dit-elle,  avec  la  tranquillité  du  défi. 

«  Je  la  savais  aussi  opiniâtre  que  violente. 
Ce  n'était  pas  pour  rien  qu'elle  avait  ce  front 
bombé,  sur  lequel  le  rayon  de   lumière  se  bri- 


190  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

sait,  vaincu.  Je  renonçai  à  exalter  sa  folie  en 
la  combattant  :  j'abandonnai  la  main  que  je 
tenais. 

«  Alors  elle  écarta  avec  un  geste  d'une  len- 
teur triomphante  la  dentelle  qui  recouvrait  la 
ferme  tablette  de  la  poitrine. 

«  —  Écoutez!  —  lui  dis-je  de  toute  l'auto- 
rité de  ma  parole,  —  vous  m'avez  dit  que  vous 
m'apparteniez;  vous  m'avez  dit  que  j'étais 
votre  maître.  Ceci  est  à  moi  !  Je  vous  défends 
de  vous  frapper  là. 

«  —  Eh  bien^  au  bras!  —  répondit-elle. 

«  Elle  l'avait  nud.  J'essayai  de  diriger  sa 
main  et  de  retenir  le  stylet  sur  la  peau  effleu- 
rée ;  ce  fut  en  vain.  Elle  l'enfonça  avec  une 
résolution  souveraine.  Un  flot  d'un  pourpre 
profond  inonda  son  bras  bistré. 

«  —  Tiens  !  bois  !  —  me  dit-elle. 

«  Et  je  bus  à  cette  coupe  vivante  qui  frémis- 
sait sous  mes  lèvres.  Il  me  semblait  que  c'était 
du  feu  liquide,  ce  que  je  buvais! 

«  Tout  cela,  marquise,  était  bien  absurde, 
bien  superstitieux,  bien  -insensé,  presque  bar- 
bare; mais  si  ce  n'avait  pas  été  tout  cela, 
aurais-je  aimé  cette  femme  comme  je  l'ai  aimée  ? 
Je  puisai  sans  doute  dans  sa  veine  ouverte 
l'avant-goùt  des  voluptés  cruelles,  la  soif  du 
bonheur  agité,  brûlant,  orageux,  qui  pendant 
longtemps  fut   ma  vie.   A   partir  de  ce  soir-là, 


SANG    POUR    SANG. 


[91 


Vellini  devint  ma  maîtresse,  et  elle  justifia  par 
des  largesses  de  reine  et  l'empire  des  plus 
inexprimables  sensations  le  titre  dont  elle  était 
si  fière.» 

—  Sur  ce  simple  échantillon,  —  dit  la 
marquise,  —  je  comprends  déjà  vos  dix  ans.» 
—  Vous  comprenez,  n'est-ce  pas?  —  reprit 
Marigny,  —  qu'ils  ressemblèrent  toujours  un 
peu  à  ces  premiers  moments  que  je  viens  de 
décrire.  L'amour,  dans  ses  intimités  les  plus 
voulues,  dans  l'abandon  de  ses  habitudes  les 
plus  chères,  porte  éternellement  la  marque  de 
son  origine.  On  continue  de  s'aimer  comme 
on  commença.  L'amour  de  Vellini  s'était  nié  à 
lui-même  qu'il  existât  ;  il  avait  combattu  avec 
acharnement  contre  sa  propre  violence.  Au 
nom  de  l'orgueil  inquiet  et  blessé,  au  nom  de 
l'indépendance  de  la  vie  menacée,  il  avait 
réagi  avec  une  opiniâtreté  furieuse  contre  l'être 
qui  l'inspirait.  Puis  il  s'était  déclaré  vaincu  et 
mis  aux  pieds  de  son  vainqueur,  lui  offrant  la 
dépouille  opime  de  ses  résistances  désavouées, 
altéré  du  double  bonheur  de  la  confiance  et 
des  caresses.  Mais  cet  amour  ne  changeait  pas 
le  caractère  de  Vellini.  L'asservissement  de 
cette  âme  impérieuse,  qui  s'était  rejetée  à  la 
haine  pour  ne  pas  se  livrer  à  l'amour,  ne  fut 
pas  si  grand,  si  complet  que  parfois  elle  ne  se 
relevât,  comme   l'acier  d'une  épée   qu'on  plie 


I 


193  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

sur  le  pavé,  de  toute  sa  hauteur,  sous  ma 
main.  11  avait  beau  m'étre  attaché  par  des 
liens  de  feu,  ce  cœur  s'insurgeait  souvent 
contre  moi.  De  mon  côté  (mystérieuse  et  natu- 
relle sympathie!),  moi,  qui  n'avais  pas  cherché 
comme  elle  à  étouffer  dans  mon  âme  la  pas- 
sion qu'elle  y  avait  allumée,  je  sentais  la  haine 
et  la  colère  passer  quelquefois  à  travers 
l'amour!  Jusque  dans  l'intimité  la  plus  pro- 
fonde, ces  chocs  soudains  de  nos  deux  âmes 
nou-s  refaisaient  ennemis  armés  l'un  contre 
l'autre,  et  communiquaient  quelque  chose 
d'horriblement  fauve  aux  caresses  dont  nous 
nous  repaissions. 

«  Mais  ce  ne  fut  point  les  jours  qui  suivi- 
rent le  soir  où  la  Malagaise  avoua  sa  défaite 
que  ces  choses  survinrent;  ce  fut  plus  tard. 
Tout  d'abord  nous  ne  fûmes  qu'heureux;  et  si 
le  bonheur  nous  dévora,  du  moins,  nous, 
nous  nous  épargnâmes.  Je  fus  bientôt  entière- 
ment guéri  de  ma  blessure;  mais  je  n'avais 
pas  de  raison  pour  sortir  d'un  appartement  où 
Vellini  venait  tous  les  jours.  Elle  arrivait,  fur- 
tive  et  voilée.  Qiiand  elle  entrait,  elle  bondis- 
sait dans  mes  bras,  et  c'était  avec  les  mouve- 
ments des  tigresses  amoureuses  qu'elle  se  rou- 
lait sur  mes  tapis  en  m'y  entraînant  avec  elle. 
Marquise,  je  puis  dire  ces  choses  à  une  femme 
comme  vous.  Bien  des  cœurs,   plus   ou   moins 


SANG     POUR    SANG. 


»9Î 


épris,  avaient  battu  sous  ma  main,  mais 
jamais  je  n'avais  vu  ni  éprouvé  de  tels  trans- 
ports. 11  y  avait  en  Vellini  un  magnétisme 
secret  dont  elle  me  faisait  partager  l'empire, 
et  qui,  pénétrant  invinciblement  au  plus  pro- 
fond de  mon  être,  en  partait  pour  retourner 
au  centre  du  sien.  Je  n'aurai  point  de  fausse 
honte  avec  vous,  marquise,  qui  vous  moquez 
des  hypocrisies  de  ce  siècle.  Oui,  notre  amour, 
—  cet  amour  qui  avait  commencé  par  la  haine, 
et  qui  avait  bu  du  sang  pour  s'éterniser,  —  était 
surtout  physique  et  sauvage.  Seulement  la 
possession,  ordinairement  si  meurtrière,  le 
vivifiait,  l'accroissait,  au  lieu  de  l'anéantir.  Il 
n'avait  pas  les  langueurs  rêveuses  ni  les  con- 
templations muettes  qui  prennent  les  amants 
rassasiés  et  les  rejettent  à  la  vie  de  l'àme, 
entre  deux  bouchées  de  caresses.  Mais  c'est 
que  les  sens  fatigués  n'étaient  jamais  assouvis! 
Vellini,  d'entre  toutes  les  femmes  peut-être, 
était  la  seule  qui  savait  en  éterniser  les  voluptés 
délirantes. 

«  Nous  passâmes  à  peu  près  quinze  jours 
dans  cet  entrelacement  brûlant  qui  fait  si  bien 
oublier  le  monde  à  deux  êtres,  accablés  de 
bonheur...  Mon  appartement  était  situé  rue 
de  la  Ville-l'Évêque,  dans  le  pavillon  d'un 
mystérieux  jardin,  où  les  bruits  venaient 
mourir  comme  la   lumière.    C'est  là  que  nous 


194  UNE     VIEILLE     MAllRESSE. 

nous  créâmes  cette  solitude  nécessaire  à  l'a- 
mour. Je  ne  recevais  personne.  A  tous  ceux 
qui  se  présentaient  pour  me  voir,  on  répon- 
dait que  j'étais  à  la  campagne.  Je  voulais  par 
là  éviter  le  comte  de  Mareuil,  dont  la  conduite, 
à  mon  égard,  avait  été  parfaite,  et  lui  épar- 
gner le  soupçon  d'une  félicité  qu'il  aurait 
peut-être  devinée  dans  mes  paroles  ou  dans 
mes  regards.  Et  puis,  je  voulais  être  libre! 
Maîtresse  de  son  temps  et  de  ses  démarches, 
Vellini  venait  tôt  et  s'en  allait  tard.  Je  l'atten- 
dais quand  elle  n'était  pas  venue,  et  quand 
elle  était  partie,  je  recommençais  de  l'atten- 
dre; cercle  de  sensations  intenses  dans  lequel 
je  roulais  et  dépensais  les  forces  haletantes  de 
mon  âme!  La  vie  pour  moi  n'existait  pas  hors 
de  Vellini.  Je  la  passais  tête-à-tête  avec  mes 
souvenirs  des  jours  précédents,  de  la  veille, 
d'il  y  avait  une  heure  !  m'enivrant  des  traces 
laissées  sur  les  meubles  que  son  corps  souple 
avait  pressés,  qu'il  avait  tiédis  et  où  je  la 
cherchais  encore...  On  n'analyse  point  de 
telles  folies.  C'en  est  même  une  autre  que  de 
les  rappeler.  Pendant  ces  premiers  quinze 
jours,  consacrés  par  les  bouleversantes  sur- 
prises d'une  volupté  torréfiante,  par  des 
découvertes  dans  les  jouissances  d'un  amour 
qui  peut  tout  et  veut  tout,  je  vécus,  moi,  le 
Marigny  que  vous  connaissez,  marquise,  soumis 


SANG    POUR    SANG.  I95 

à  tous  les  despotismes  de  cette  femme  qui 
avait  tremblé  de  m'aimer.  Je  lui  donnai  une 
clef  de  mon  appartement;  je  m'y  laissai  enfer- 
mer par  elle.  J'eus  la  coquetterie  de  l'escla- 
vage. Je  fus  l'odalisque  de  notre  liaison  et  elle 
en  fut  le  sultan.  Cela  lui  plaisait;  cela  flattait 
la  fierté  de  son  âme  autant  que  cela  rassurait 
l'inquiétude  jalouse  attachée  à  tout  grand 
amour;  et  moi,  cela  me  plaisait  aussi.  Cela 
me  plaisait  de  la  voir  vraiment  souveraine  et 
maîtresse;  volontaire,  impérieuse  jusque  dans 
mes  bras;  lionne  frémissante  dont  le  courroux 
était  si  près  de  la  caresse  ! 

«  Je  vous  ai  dit,  m*arquise,  qu'elle  s'en 
allait  tard.  Son  mari,  sir  Reginald  Annesley, 
livré  à  son  goût  effréné  pour  le  jeu,  passait  ses 
nuits  dans  les  tripots  et  ne  rentrait  guères  à 
l'hôtel  que  vers  le  matin.  C'était  à  cette  heure 
aussi  que  les  bras  enlacés  se  dénouaient,  et 
qu'un  dernier  baiser  scellait  tristement  nos 
adieux.  Je  l'enveloppais  alors,  pâle  de  plaisir 
et  les  artères  encore  palpitantes,  dans  un  long 
châle  qui  lui  cachait  la  taille,  et  je  la  recon- 
duisais souvent  en  voiture,  quelquefois  à  pied. 
Une  fois,  l'heure  était  plus  avancée  que  de 
coutume.  Le  temps  avait  vainement  marqué 
son  passage.  Plongés,  perdus  dans  l'abîme  de 
nos  sensations,  nous  n'avions  rien  entendu.  Le 
ciel  commençait  à  blanchir,  et  je  le  lui  dis. 


196  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

o  Mais  elle  écouta,  sans  sourciller,  la  petite 
diane  d'épouvante  que  je  lui  sonnais  : 

«  —  Bah!  —  répondit-elle,  avec  l'enfantil- 
la.qe  audacieux  des  passions  fortes  et  l'imagina- 
tion des  filles  du  Midi.  —  Je  veux,  Ryno,  que 
le  soleil  me  voie  dans  tes  bras  ce  matin. 

«  Rien  ne  m'avait  annoncé  ce  nouveau  et 
brusque  caprice,  qui  était  de  l'amour  encore, 
mais  pouvait  être  une  dangereuse  imprudence. 
Son  front,  que  léchaient  en  passant  les 
flammes  de  la  passion  satisfaite,  mais  qui, 
même  quand  la  bouche  criait  de  plaisir,  restait 
toujours  impénétrable;  ce  front,  hélas!  de 
femme  aimée,  qui  souvent  m'avait  fait  compren- 
dre  que  Caligula  tranchât  la  tête  à  sa  maîtresse 
pour  voir  ce  que  cette  tête  cachait,  n^avait 
point  trahi  sa  pensée  depuis  cinq  heures  qu'il 
reposait  sur  mon  épaule  et  que  je  le  couvrais 
de  baisers.  Maintenant,  il  s'entr'ouvrait  un 
peu. 

a  —  Carino,  —  reprit-elle,  —  ne  parle  pas 
d'imprudence.  Je  veux  rester  et  je  le  puis. 
Tiens!  vois  ma  main,  je  n'ai  plus  mon  alliance. 
Je  l'ai  brisée  tantôt  sous  le  talon  de  ma  bot- 
tine, en  annonçant  à  sir  Reginald  que  je  t'ai- 
mais. 

«  —  Vraiment!  —  repartis-je,  encore  plus 
heureux  qu'étonné  de  son  action;  car  je  savais 
dans    quel    fier    moule    Dieu    l'avait  jetée,   et 


SANG    POUR    SANG.  I97 

combien  son  énergique  nature  avait  besoin 
de  sincérité. 

«  —  Oui,  —  dit-elle,  —  je  n'ai  pas  voulu 
le  tromper.  J'avais  voulu  l'aimer  quand  il 
m'épousa  à  Séville,  mais  ce  que  tu  m'as  mis 
dans  le  cœur,  Ryno,  m'a  bien  fait  voir  que  je 
ne  connaissais  pas  l'amour. 

o  —  Et  qu'a-t-il  répondu?  —  lui  deman- 
dai-je. 

«  —  Il  est  terriblement  jaloux,  —  répondit- 
elle,  —  et  après  le  jeu  et  le  Porto  gingembre, 
je  suis  encore  ce  qu'il  aime  le  mieux.  Il  est 
donc  entré  en  fureur.  Je  m'y  attendais.  Si  je 
ne  l'avais  pas  évité,  il  m'aurait  porté  dans  la 
poitrine  un  coup  de  poing  de  son  pays.  Pour 
ne  pas  le  frapper  comme  on  frappe  dans  le 
mien,  j'ai  jeté  mon  cuchillo  à  l'autre  bout  de  la 
chambre.  Mon  calme  a  glacé  sa  sanguine 
colère.  Il  est  tombé  dans  une  apathie  brutale. 
Et  moi,  je  me  suis  tranquillement  enveloppée 
de  ma  mantille,  et  je  suis  sortie  de  l'hôtel 
qu'il  habite,  pour  ne  jamais,  vois-tu,  y  remet- 
tre ce  pied-là  ! 

a  Et  elle  souleva  son  pied  légèrement,  —  un 
pied  busqué  qui  attestait  la  race  de  sa  mère. 
Je  le  pris  dans  mes  mains  et  je  le  baisai. 

o  —  Tu  m'appartiens  donc  toute!  —  lui 
dis-je  avec  l'orgueil  de  la  possession  complète, 
non    plus    de   celle    qui    triomphe  derrière  les 


198  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

rideaux  d'une  alcôve  et  les  faussetés  du  monde, 
mais  de  celle  qui  foule  avec  dédain  tous  les 
masques  et  se  montre  hardiment  à  ce  monde 
sans  cœur. 

«  —  Oui  !  —  répondit-elle,  en  levant  la  tête 
avec  un  orgueil  plus  rayonnant  encore  que  le 
mien.  —  Je  n'étais  ta  maîtresse  qu'ici;  à  pré- 
sent, je  la  serai  partout.  J'étais  la  femme  légi- 
time d'un  baronnet  anglais,  sir  Reginald  Annes- 
ley.  Je  ne  suis  plus  que  Vellini  la  Malagaise, 
la  maîtresse  publique  de  Ryno  de  Marigny.  » 


1^ 


IX 


l'égoïsme  a  deux 


(Suite  d'une  variété'  dans  l'amour) 


E  lendemain,  —  continua  M.  de 
Marigny  après  une  nouvelle  pause, 
—  tout  Paris,  le  Paris  des  jeunes 
gens  de  la  rampe  de  Tortoni  et  du 
balcon  de  l'Opéra,  sut  que  M'"^  Annesley  avait 
quitté  son  mari  pour  me  suivre.  Mon  ami,  le 
comte  de  Mareuil,  reçut  cette  nouvelle  comme 
un  coup  de  tonnerre  ;  mais  sa  passion,  très 
réelle  au  fond,  l'emportant  sur  son  ancienne 
vanité  et  le  dandysme  tenant  toujours,  de  sa 
main  gantée,  les  rênes  blanches  de  sa  conduite, 
comme  il  tenait  celles  de  son  tilbury,  il  ne   fit 


I 


UNE     VIEILLE    MAITRESSE. 


pas  d'éclat  et  resta  de  bon  goût  avec  moi. 
J'avais  gagné  cette  fameuse  partie  que  nous 
avions  engagée  un  certain  soir,  et  dont  l'amour 
de  la  Malagaise  était  l'enjeu.  Nous  avions  joué 
à  visage  et  à  jeu  découverts.  Il  avait  même 
souri,  me  croyant  perdu.  C'était  lui  qui  l'était, 
au  contraire!  Q^ie  pouvait-il  me  reprocher?... 
Je  comprenais  maintenant  le  silence  dans  le- 
quel, lors  de  ses  dernières  visites,  il  s'était 
réfugié  quand  je  lui  parlais  de  la  Malagaise. 
Avec  le  flair  de  l'homme  amoureux,  il  avait 
senti  que  j'étais  aimé  au  moment  où,  défiant 
comme  tout  cœur  qui  désire,  je  n'eusse  osé 
croire  à  vm  tel  bonheur.  Son  chagrin  n'eut 
point  de  rancune.  Il  vint  plusieurs  fois  me 
voir  et  me  parla  avec  grâce  de  ce  qu'il  souf- 
frait. 

«  —  Après  tout,  —  me  dit-il  un  jour,  — 
vous  l'avez  bien  achetée.  C'est  le  prix  de  votre 
sang.  Elle  a  failli  vous  faire  tuer.  Mais  comme 
je  ne  veux  pas  qu'elle  me  tue,  moi  î  et  à  petit 
feu,  je  vais  voyager  de  nouveau  et  tâcher  de 
l'oublier,  à  force  d'éloignement  et  de  distrac- 
tions. 

«  Et  peu  de  jours  après  cet  entretien,  il 
partit.  Je  l'ai  revu  deux  fois  depuis,  l'une  à 
Hambourg,  l'autre  à  Stuttgard.  II  était  devenu 
aussi  joueur  que  sir  Reginald  Annesley  lui- 
même.   Quand   il   me  rencontra  ces  deux  fois, 


LEGOISME    A     DEUX. 


il  me  fit  la  même  question  :  «  L'avez-vous  tou- 
jours? »  me  dit-il.  Je  savais  de  qui  il  parlait, 
et  je  répondis  affirmativement.  «   Et  moi  aussi, 

—  ajouta-t-il  avec  une  tristesse  qui  me  toucha, 

—  je  l'ai  toujours...  dans  le  cœur.  »  En  était- 
elle  sortie  quand,  plus  tard,  il  mourut  tué  d'un 
coup  d'épée,  à  propos  d'une  sotte  question  de 
lansquenet?  Qiioi  qu'il  en  soit,  marqiu'se,  ce 
n'est  pas  une  des  moindres  preuves  de  la  puis- 
sance de  Vellini,  que  d'avoir  inspiré  une  pas- 
sion si  profondepour  rien  à  un  dandy  spirituel, 
opulent  et  qui  avait  passé  toute  sa  vie  à  rire 
des  passions  malheureuses,  comme  le  comte 
Alfred  de  Mareuil. 

o  Je  restai,  tout  cet  hiver-là,  à  Paris.  Je 
prévoyais  quelque  nouveau  duel  avec  sir  Regi- 
nald  Annesley;  mais,  à  mon  grand  étonne- 
ment,  je  n'entendis  point  parler  de  lui.  Dans 
ma  position  à  son  égard,  il  ne  me  convenait 
pas  plus  de  l'éviter  que  de  le  chercher.  Je 
devais  l'attendre;  il  ne  vint  pas.  J'appris 
qu'il  se  plongeait  avec  un  redoublement  de 
furie  dans  le  jeu  et  dans  les  alcools.  li  s'effor- 
çait, sans  doute,  d'oublier  cette  femme  qu'il 
avait  épousée  par  folie  de  tête  et  de  sens,  et 
qui  l'abandonnait  pour  un  autre,  à  la  première 
occasion.  Vous  l'avez  vu,  marquise,  c'était  un 
homme  d'un  tempérament  énergique;  un  fort 
mélan":e  de   Normand   et  de  Saxon.  Comment 


a6 


UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 


son  orgueil,  sinon  sa  douleur,  ne  le  poussa-t-il 
pas  vers  moi  pour  tirer  vengeance  de  l'injure 
que  je  lui  faisais?...  Qui  le  retint?...  Toute 
âme  d'homme  est  bizarre,  mais  l'âme  d'un 
Anglais  l'est  deux  fois  !...  Oui,  peut-être  pensa- 
t-il  que  s'il  s'acharnait  à  reprendre  cette  femme 
qui  était  la  sienne,  au  nom  de  son  droit  légal 
ou  de  sa  force  individuelle,  il  n'était  pas  près 
d'en  avoir  fini  avec  nous  ;  que  nous  étions  deux 
contre  lui,  —  deux  dont  il  en  connaissait  un  ;  car 
il  devait  savoir  par  expérience  s'il  était  aisé  de 
subjuguer  Vellini.  Oui,  peut-être pensa-t-il  que 
s'il  s'engageait  dans  cette  voie  il  s'arracherait 
lui-même  tout  vivant  à  ce  jeu,  qui  le  tenait  par 
les  entrailles  plus  encore  que  cette  Malagaise,  — 
aimée  comme  les  Anglais  savent  aimer,  par 
orgueil,  par  ennui;  épousée  d'ailleurs,  connue, 
possédée!  Joueur  avant  tout,  accoutumé  de 
croire  au  sort,  les  battements  incoercibles  du 
cœur  de  Vellini  pour  moi  étaient  l'arrêt  de 
son  destin,  à  lui.  Puis,  il  n'avait  pas  d'enfant 
d'elle.  Elle. cessait  de  porter  son  nom.  Elle  ne 
lui  demandait  pas  une  livre  sterling  de  sa  for- 
tune. De  toutes  les  richesses  qu'il  pouvait  jeter 
dans  le  gouffrequ'un  joueur  ne  comble  qu'avec 
son  corps,  elle  n'avait  emporté  que  quelques 
bijoux  donnés  par  sa  mère  et  sa  mantille.  Il 
ne  vint  donc  pas  :  il  me  la  laissa. 

«  Elle  voulut  habiter  avec  moi,    dans   mon 


L  EGOi  SME    A     DEUX.  20^ 

appartement,  rue  Ville-l'Évêque.  Je  ne  m'en 
souciais  qu'à  moitié:  non  par  un  motif  élevé 
de  convenance;  j'étais  si  jeune  et  si  fou  !  mais 
pour  une  raison  plus  frivole,  tirée  de  la  seule 
élégance  des  moeurs.  Je  ne  trouvais  pas  digne 
de  moi  de  n'avoir  qu'une  maison  avec  ma 
maîtresse  comme  avec  une  femme  légitime; 
mais  elle  l'exigea  violemment,  et  elle  m'étrei- 
gnait  dans  les  liens  d'une  félicité  si  puissante 
que  je  cédai.  Vous  pouvez  penser,  chère  mar- 
quise, quel  éclat  fit  cette  habitation  publique, 
officielle,  qui  bravait  la  honte,  d'une  femme 
mariée  avec  son  amant,  et  d'une  femme  qui 
avait  quitté  son  mari  en  lui  disant  où  elle 
allait.  On  en  parla  partout.  Le  scandale  fut 
complet.  Moi  qui  tenais  à  la  haute  société  de 
Paris  par  ma  naissance  et  mes  relations,  j'ins- 
pirai toutes  sortes  d'horreurs  à  des  femmes  que 
vous  connaissez,  et  qui  pourtant  ne  me  fer- 
mèrent pas  leurs  salons.  Vellini,  n'appartenant 
pas  à  cette  société  où  l'opinion  trône  sur  toutes 
les  lèvres,  ne  put  pas  souffrir  de  ces  jugements 
qu'elle  ignorait.  Elle  les  aurait  connus,  du 
reste,  qu'elle  eut  aimé  à  les  braver.  C'était 
.presque  autant  pour  tenir  tête  au  monde  que 
pour  vivre  d'une  vie  plus  intimement  fondue, 
qu'elle  avait  voulu  habiter  avec  moi.  D'une 
audace  de  cœur  impassible,  ne  trouvant  ja- 
mais dans  son  âme  ces  préjugés  qui  engendrent 


304  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

toutes  les  lâchetés  de  la  vie  des  femmes,  ex- 
térieure comme  une  fille  du  Midi,  elle  éprou- 
vait de  mâles  jouissances  de  fierté  à  projeter 
son  amour  au  dehors  d'elle.  Où  les  autres 
femmes  auraient  placé  leur  abaissement,  elle 
plaçait  sa  gloire.  Elle  eût  volontiers  écrit  sur 
ses  cartes  de  visite  qu'elle  était  ma  maîtresse. 
Combinaison  singulière  de  soumission  orgueil- 
leuse et  de  caprice  obstiné  et  despote  !  Avec 
le  monde,  elle  eût  fait  briller  fastueusement  à 
tous  les  yeux  le  collier  de  force  sur  lequel  elle 
aurait  aimé  à  graver  mon  nom;  et  avec  moi, 
tête-à-tête,  au  sein  de  l'amour  le  mieux  par- 
tagé, elle  l'aurait  détaché  de  son  cou,  pour  le 
mettre  au  mien  ! 

«  Nous  passâmes  à  Paris  toute  cette  pre- 
mière année  d'une  liaison  qui  devait  durer 
dix  ans.  Comme  tout  homme  ayant  près 
de  lui  les  mille  satisfactions  d'une  passion 
qui  a  pris  sa  vie,  je  n'allais  dans  le  monde  que 
poussé,  entraîné  par  mes  amis.  Je  revenais 
vite  auprès  de  Vellini.  J'y  revenais  avide  de 
tout  son  être,  plus  affamé  que  jamais  de  cette 
intimité,  dans  laquelle,  l'un  et  l'autre,  nous 
avions  concentré  nos  désirs.  Je  la  retrouvais, 
m'attendant  toujours,  à  la  place  où  je  l'avais 
laissée,  la  ceinture  détachée  comme  elle 
l'avait  quand  j'étais  parti,  les  cheveux  dénoués, 
plongée  dans  la  torpeur  de  cette  paresse  sous 


l'égoïsmf.  a   deux.  205 

laquelle  couve  l'électricité  des  natures  sen- 
suelles. Quoiqu'elle  fût  jalouse  à  rappeler,  par 
ses  furies,  cette  Margarita  aimée  de  lord  Byron 
pendant  son  séjour  à  Venise,  elle  était  bien 
sûre,  à  l'expression  que  j'avais  en  la  revoyant, 
de  n'avoir  point  de  rivales.  Qii'étaient  alors 
pour  moi  les  femmes  que  j'avais  le  plus  admi- 
rées, celles  qui  parmi  les  patriciennes  du  fau- 
bourg Saint-Germain  réunissaient  à  la  beauté 
la  plus  imposante  la  grâce  suprême  des  ma- 
nières et  l'aiguillon  scintillant  de  l'esprit?... 
Folie  des  passions  !  ensorcellement  des  choses 
nouvelles!  allez!  marquise,  je  leur  préférais 
mon  indolente  Malagaise,  dont  la  vie,  comme 
celle  des  lionnes  du  désert,  s'écoulait  entre  les 
engourdissements  du  sommeil  et  les  volup- 
tueuses fureurs  de  l'amour;  entre  la  sieste 
accablée  et  le  réveil  animé  sur  mon  cœur  ! 
Tout  était  contraste  en  cette  nature  nerveuse 
et  puissante.  Elle  continuait  d'être,  dans  le 
détail  de  chaque  jour,  ce  qu'elle  s'était  mon- 
trée dans  le  souper  du  comte  de  Mareuil. 
Tantôt  d'un  mouvement  irrésistible,  tantôt 
d'une  inertie  lourde  et  froide.  Inconstante 
comme  la  mer,  aussi  vite  soulevée,  du  moins 
elle  n'était  pas  perfide.  Au  contraire.  Elle  avait 
la  loyauté  des  êtres  forts,  l'insouciance  hardie 
d'un  enfant  gâté  ou  d'une  courtisane,  la  pro- 
fondeur de  sentiment  de  la  duchesse  sa  mère 


I 


ao6  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

et,  SOUS  ses  formes  déliées,  le  sang  et  les 
muscles  de  son  père,  le  toréador  !  Le  comte  de 
Mareuil  n'avait  rien  exagéré  en  me  racontant 
son  enfance.  Elle  avait  été  élevée  de  manière  à 
ce  que  tous  ses  instincts,  bons  ou  mauvais, 
pussent  se  développer  dans  toute  leur  incom- 
pressible vigueur;  et  pour  moi,  qui  n'avais 
jusque-là  connu  et  désiré  que  des  femmes  du 
monde,  je  respirais,  avec  dilatation,  l'âpre  sa- 
veur de  cette  énergique  indépendance. 

ce  A  la  fin  de  cette  année,  marquise,  nous 
partîmes  pour  l'Italie  et  pour  le  Tyrol.  Pen- 
dant quatre  ans,  à  dater  de  cette  époque,  soit 
que  nous  ayons  voyagé,  soit  que  nous  soyons 
revenus  séjourner  à  Paris,  Vellini  et  moi  nous 
ne  nous  sommes  pas  séparés.  Jamais  Lara  ne 
fut  suivi  plus  fidèlement  par  son  page  que  je 
ne  l'ai  été  par  cette  femme,  associée  à  ma  vie 
errante,  et  qui,  en  toutes  choses,  voulait  par- 
tager mon  destin.  Il  n'est  pas  un  danger  que 
j'aie  couru  auquel  elle  ne  se  soit  téméraire- 
ment exposée.  L'amour  seul  —  comme  elle  le 
ressentait  —  l'eût  entraînée  partout  sur  mes 
pas,  mais  l'espèce  d'âme  qu'elle  avait  lui  rendit 
cette  existence  plus  facile.  Orgueil,  imagina- 
tion, besoin  d'aventures,  tout  cela  fermentait 
en  elle  autant  qu'en  moi.  Elle  me  disait  sou- 
vent :  «  Mon  âme  est  jumelle  de  la  tienne,  » 
—  et  c'était  trop  vrai  ;  car  c'était  l'occasion  de 


l ÉGOÏSME    A    DEUX. 


207 


ces  luttes  longues  et  cruelles  dont  je  vous  ai 
parlé  déjà,  et  qui  s'élevaient  entre  nous  du 
sein  même  de  la  volupté.  Elle  avait  l'art  de 
soulever  mes  passions  avec  les  bizarreries  ou 
les  résistances  de  son  orgueil,  et  elle  m'exas- 
pérait tellement  avec  ses  incroyables  caprices, 
quand  j'avais  le  plus  besoin  de  la  langueur 
d'une  femme  et  de  son  délicieux  abandon,  que 
je  me  surprenais  à  lever  sur  elle  une  main 
irritée;  transport  dont  je  lui  demandais  par- 
don, à  travers  mille  baisers,  une  minute  après. 
Elle,  de  sbn  côté,  n'était  pas  plus  douce.  Je 
l'ai  bien  des  fois  désarmée  de  son  cuchillo  au 
moment  où  elle  allait  s'en  servir  contre  moi, 
pour  qui  elle  eût  donné  sa  vie.  Vous  sentez, 
marquise,  que  pour  résister  à  ces  violences,  il 
fallait  un  lien  forgé  dans  l'enfer  d'une  passion 
implacable.  Aussi  ne  le  traînions- nous  pas 
comme  une  chaîne,  ce  lien  d'âme  et  de  corps 
éprouvé  aux  flammes  du  plaisir!  Nous  l'em- 
portions comme  une  emprise  brûlante  dont 
nous  étions  fiers.  Attachés  ainsi  l'un  à  l'autre, 
nous  traversâmes  une  partie  de  l'Europe  sans 
la  voir.  Aveugles  pour  tout  ce  qui  n'était  pas 
nous-mêmes,  ni  les  monuments  de  la  nature  et 
des  arts,  ni  les  originalités  des  peuples,  ne 
purent  nous  tirer  de  la  stupidité  abjecte  ou 
sublime  d'une  passion  qui  anéantissait  l'uni- 
vers.  Peu   d'événements  étaient   de   nature   à 


3o8  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

modifier  une  telle  vie,  une  telle  absorption  de 
deux  êtres  dans  une  même  pensée.  Le  seul 
pourtant  qui  pût  ajouter  à  la  profondeur  de 
nos  sentiments  arriva.  Nous  eûmes  un  enfant. 
a  II  était  dit  par  la  Destinée  que  rien  de  ce 
qui  devait  intéresser  Vellini  ou  l'amour  que 
j'avais  pour  elle,  ne  ressemblerait  aux  choses 
ordinaires  de  la  vie,  à  ces  circonstances  plus 
ou  moins  vulgaires  qui  sont  à  peu  près  les 
mêmes  pour  tous.  L'enfant  de  Vellini  vint 
avant  terme.  Elle  le  mit  au  monde  au  pied  des 
Alpes,  sur  le  bord  d'un  torrent  où  nous  allions 
nous  promener  presque -tous  les  jours  dans 
l'été  de  i8.,  et  qui  se  trouvait  à  une  assez 
forte  distance  du  chalet  que  nous  habitions. 
C'est  là  que  les  douleurs  la  surprirent.  J'avais 
la  tête  sur  ses  genoux.  Je  la  vis  pâlir  tout  à 
coup,  et  je  ne  sais  quel  effarement  d'angoisse 
passer  dans  ses  profonds  yeux  noirs,  qui  pleu- 
vaient  leur  feu  dans  les  miens  et  qui  m'inter- 
ceptaient le  ciel.  Nous  étions  trop  loin  de  tout 
secours  humain  pour  que  j'osasse  la  quitter. 
Elle  accoucha  comme  une  des  créatures  du 
désert,  comme  une  fille  de  la  nature,  d'un 
enfant  qui  semblait  devoir  vivre,  tant  il  était 
sain,  fort  et  beau  !  Si,  trente  mois  plus  tard, 
nous  le  perdîmes,  ce  fut  d'une  maladie  vio- 
lente. Vellini,  dont  tous  les  sentiments  se  tei- 
gnaient de  sensations,  montra  à  cette  enfant  — 


I.EGOlSME     A     DEUX.  209 

c'était  une  fille  —  une  passion  qui  ressemblait 
presque  à  l'amour  des  femelles  pour  leiu-s 
petits,  a  Ah!  je  l'aimerai — disait-elle  —  comme 
m'aima  ma  mère.  »  Je  savais  comment  la  du- 
chesse, sa  mère,  l'avait  aimée.  De  Mareuil  me 
l'avait  raconté;  elle-même  m'avait  confirmé 
cette  histoire.  Elle  me  ressuscita  donc  ces  éper- 
duments  d'amour  maternel  qui  étaient  tombés 
convulsivement  sur  son  berceau  et  qui  avaient 
embrasé  son  enfance,  libre  et  adorée.  Elle, 
pourtant,  comme  la  duchesse  sa  mère,  n'avait 
point  à  prendre  ce  change  sublime  et  ci'uel 
d'un  amour  contre  un  autre  amour;  à  repor- 
ter d'un  être  mort  tous  les  sentiments  de  son 
cœur  sur  un  enfant  qui  le  rappelle.  J'étais 
vivant,  j'étais  près  d'elle,  je  l'aimais  avec  un 
délire  plus  fort  que  tous  les  orages  qui  pas- 
saient parfois  entre  nous.  Mais,  pour  ime  àme 
comme  la  sienne,  la  passion  maternelle  se  se- 
rait dégradée  si  elle  avait  pu  tomber  jusqu'à 
n'être  qu'un  dédommagement  de  l'amour.  Non! 
son  sentiment  pour  sa  fille  ne  relevait  que  de 
lui-même,  comme  celui  qu'elle  avait  pour  moi  ; 
car  elle  n'était  pas  de  ces  femmes  chez  qui  la 
mère  tue  tout  ou  diminue  tout,  quand  elles 
sont  mères.  Elle  avait  le  cœur  assez  grand  pour 
deux. 

«    Ma   chère   marquise,    les   trente  mois    de 
l'existence  de   notre  enfant  passèrent  avec  la 

I.  a; 


UNE     VIEILLE     MAITRESSE, 


rapidité  d'un  beau  rêve,  mêlé,  sans  l'inter- 
rompre, à  cette  âpre  réalité  de  l'amour  qui 
nous  étreignait.  Au  berceau  de  sa  fille  comme 
partout,  Vellini  était  toujours,  comme  elle 
l'avait  dit,  la  maîtresse  de  Ryno  de  Marigny. 
Que  de  fois  entrecroisàmes-nous  nos  baisers 
au-dessus  de  notre  fillette  endormie  et  lui 
fîmes-nous,  dans  son  sommeil,  comme  un 
dôme  de  mystérieuses  caresses  !  Mais  ces  mo- 
ments de  douce  et  rêveuse  tendresse  ne 
duraient  pas.  Il  y  avait  dans  cette  brune  fille 
de  Malaga,  dernière  palpitation  peut-être  de  ce 
sang  Mauresque  qui,  en  coulant,  pendant  des 
siècles,  sur  tous  les  bûchers  de  l'Espagne,  les 
avait  mieux  allumés  que  les  torches  des  bour- 
reaux, une  sensuelle  ardeur  incorrigible  qui  se 
retrouvait  encore  dans  les  plus  chastes  ins- 
tincts de  son  être.  Plus  tard,  si  sa  fille  eût 
vécu,  les  transports  dont  elle  était  l'objet 
auraient  eu  certainement  leur  danger.  Ils  au- 
raient troublé  son  repos.  Ils  auraient  pu  éveil- 
ler de  trop  bonne  heure  cette  volupté  qui  dort 
si  bien  dans  l'innocence,  mais  Vellini  ne  se 
doutait  pas  qu'on  pût  aimer  sa  fille  autrement 
qu'elle  aimait  la  sienne.  Elle  obéissait  à  sa 
nature.  Elle  agissait,  à  son  insu,  avec  la  spon- 
tanéité irrésistible  des  plus  magnifiques  sensa- 
tions. Je  savais  cela;  je  me  le  répétais;  mais  la 
passion  que  j'avais  pour  elle  souffrait  cepen- 


I 


LEGOISME    A    DEUX. 


dant  de  la  voir  si  esclave  et  si  idolâtre  !  Les 
folies  qu'elle  faisait  avec  sa  fille  avaient  je  ne 
sais  quelle  ressemblance  avec  d'autres  folies 
que  je  connaissais...  C'étaient  des  cris,  des 
frénésies,  presque  des  lèchements  de  bête 
fauve...  Elle  suçait  ces  grands  yeux  qui  la  re- 
gardaient, sans  rien  comprendre  à  toutes  ces 
furies  maternelles.  Elle  mordait  amoureuse- 
ment toute  cette  jeune  et  délicate  chair  où  fil- 
traient les  premières  fraîcheurs  de  la  vie.  Spec- 
tacle agitant  pour  mon  âme  !  Le  père  était 
moins  fort  que  l'amant  jaloux!  —  «  Qu'as-tu, 
Ryno?...»  medisait-elle,  en  relevant  une  tête  ivre 
du  visage  de  sa  fille,  qu'elle  emportait  dans  ses 
bras. — «  Ah!  —  reprenait-elle,  lisantdansma  pen- 
sée et  s'enivrant  encore  davantage  du  bonheur 
de  me  voir  si  misérablement  jaloux,  —  n'es-tu 
pas  mon  enfant  aussi  ?...  »  Et  jetant  là  sa  fille, 
au  risque  de  la  briser,  elle  s'élançait  à  moi, 
m'entourait  de  ses  bras  fragiles  comme  s'ils 
eussent  été  faits  de  fer,  me  soulevait  et  me 
portait,  en  riant,  jusqu'à  l'extrémité  de  la 
chambre.  Alors  elle  apportait  et  roulait  sa 
tête  sous  la  mienne.  Ah  !  oui,  c'étaient  là  des 
démences  !  Mais  n'avez-vous  pas  voulu  les 
savoir,  marquise  ?  C'étaient  des  démences  dont 
une  grande  douleur  ne  put  pas  même  nous 
guérir.  Nous  perdîmes  notre  enfant.  Nous 
étions  à  Trieste.  Elle  expira  après  cinq  jours  et 


UNE     VIEILLE     MAITRESSE, 


cinq  nuits  de  souffrances  aiguës  et  une  agonie 
dont  nous  partageâmes  les  tortures.  Le  déses- 
poir de  Vellini  fut  d'abord  muet  et  terrible; 
car  pour  cette  femme  qui  criait  de  bonheur 
quand  elle  était  heureuse,  ce  silence  dans  le- 
quel elle  resta  plongée  avait  quelque  chose  de 
plus  tragique  que  les  pleurs  et  que  les  san- 
glots. Je  craignis  un  instant  pour  sa  raison... 
Elle  ne  voulait  pas  abandonner  le  cadavre  de 
son  enfant.  La  bouche  entr'ouverte,  hérissée, 
rigide,  vous  l'auriez  prise  pour  une  statue  de 
l'Horreur.  Ce  ne  fut  que  quand  un  voile  bleuâ- 
tre, plus  épais  et  plus  affreux  que  celui  de  la 
mort,  fut  descendu  sur  le  front  pur  de  la  pau- 
vre petite  trépassée,  qu'elle  comprit  la  néces- 
sité de  s'en  séparer.  Seulement,  l'idée  que 
l'être  à  qui  elle  s'était  unie  par  tant  de  ca- 
resses allait  être  la  proie  d'une  hideuse  des- 
truction, renversa  cette  âme  primitive,  cette 
imagination  qui  donnait  à  tout  une  forme  tan- 
gible et  qui  aurait  vu  toute  sa  vie  —  comme  la 
Zahuri  des  superstitions  de  son  pays  —  la  disso- 
lution du  corps  bien-aimé  à  travers  la  terre  et 
les  fleurs  qui  l'auraient  couverte,  a  Brùlons-la 
plutôt,  Ryno,  »  me  dit-elle  un  soir.  C'était 
bien  une  idée  digne  d'elle,  d'une  femme  qui, 
sans  effort  et  en  restant  ce  que  Dieu  l'avait 
faite,  foulait  la  vie  ordinaire  sous  ses  pieds; 
mais  son  angoisse  avait  un  si  auguste  caractère 


l'ego  ÏSME    A     DEUX,  21^ 

et  je  m'associais  si  bien  à  toutes  ses  sensations, 
que  je  résolus  de  lui  obéir. 

«  Il  y  a  quelque  part  de  l'autre  côté  de 
Trieste,  sur  les  bords  de  l'Adriatique,  une  place 
déserte,  indifférente  à  ceux  qui  passent,  mais 
qui  me  sera  éternellement  sacrée.  C'est  là  que 
nous  brûlâmes  notre  enfant,  cet  enfant  né  de 
l'amour,  élevé  par  l'amour,  et  mort  dans 
l'amour  de  ceux  qui  lui  avaient  donné  la  vie. 
J'avais  avec  de  l'argent  et  d'instantes  prières 
obtenu  toutes  les  permissions  de  qui  aurait  pu 
s'opposer  à  une  cérémonie  si  nouvelle.  Elle  eut 
lieu  la  nuit,  obscurément,  et  n'eut  d'autres 
témoins  que  quelques  serviteurs  fidèles,  Vel- 
lini  et  moi.  J'avais  fait  construire  un  bûcher 
de  pins  sur  le  rivage.  C'est  là  que  Vellini  dé- 
posa de  ses  propres  mains  le  corps  de  sa  Nina 
tant  aimée,  de  notre  petite  Juanita.  Elle  l'avait 
apportée  dans  sa  voiture,  la  tenant  sur  elle, 
comme  si  elle  vivait.  Elle  l'avait  revêtue  d'un 
de  ces  costumes  imaginés  par  elle  et  qui 
seyaient  le  plus  à  la  beauté  de  cette  enfant,  déjà 
fière  et  sombre.  Vellini,  plus  pâle  et  plus 
sombre  encore  que  ce  cadavre  qu'elle  portait 
entre  ses  bras  passionnés,  la  coucha  sur  le  lit 
funèbre.  Je  la  vis,  à  la  lueur  de  nos  torches, 
embrasser  une  dernière  fois  cette  boiKhe  vio- 
lette et  glacée  dans  laquelle  elle  eût  coulé  des 
torrents  de  vie  si  la  mort  n'était  plus  forte  que 


ai4  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

l'amour,  —  puis,  prenant  un  flambeau  des  mains 
de  nos  domestiques,  allumer  stoïquement  le 
bûcher.  Marquise,  je  n'oublierai  jamais  ce 
moment  suprême  !  La  nuit  était  froide  et  noire. 
La  mer,  aussi  froide  que  la  nuit,  avait  un  sourd 
et  triste  murmure  en  nous  renvoyant  les  feux 
du  bûcher  dans  le  miroir  uni  de  ses  flots. 
Vellini,  qui,  jusque-là,  avait  eu  les  mouve- 
ments de  la  fièvre  et  l'éclat  d'une  résolution 
désespérée  dans  les  yeux,  commençait  de  pleu- 
rer des  larmes  silencieuses  qui  ruisselaient  sur 
ses  joues  meurtries,  pendant  que  la  flamme 
s'élevait,  en  tournoyant,  vers  le  ciel  chargé. 
J'étais  navré,  mais  la  douleur  que  je  ressentais 
était  plus  grande  parce  qu'elle  m'atteignait  à 
travers  la  sienne.  Je  ne  voyais  qu'elle  à  cette 
flamme.  C'était  à  elle  que  je  pensais  plus 
encore  qu'à  cette  pâle  forme  qui  allait  dispa- 
raître pour  toujours.  Tout  à  coup,  ses  pleurs 
se  séchèrent.  Un  cri  rauque  sortit  de  son 
cœur.  Le  visage  de  sa  fille  était  enveloppé... 
c'en  était  fait!  Un  désir —  le  désir  forcené  des 
âmes  fortes  qui  croient  maîtriser  l'impossible  — 
s'était  emparé  de  son  être.  Elle  ne  l'avait  pas 
assez  embrassée  et  elle  se  précipita  dans  le  feu 
pour  la  reprendre  à  la  flamme,  grandie  sous 
le  vent*  palpitante  !  Elle  aussi  sembla  dispa- 
raître, mais  d'un  bond,  je  la  rejoignis!  Je  la 
repêchai  dans  le  brasier  qui   l'eût  dévorée,  et 


LEGOÏSME    A    DEUX. 


21$ 


je    la    rapportai,     les    yeux    brûlés,    à    moitié 
morte...  » 

—  Brave  et  courageuse  créature!  — fit  la 
marquise  émue,  ne  pouvant  s'empêcher  d'in- 
terromjire  Marigny,  tant  son  émotion  était 
sincère  ! 

—  Dans  mes  bras,  —  reprit  Marigny,  —  elle 
s'était  toujours  ranimée.  Elle  s'y  ranima  encore 
une  fois.  Mais  en  vain  je  voulus  la  tirer  de  ce 
cruel  spectacle.  En  vain  essayai-je  de  la  dépo- 
ser dans  la  voiture  qui  attendait.  Elle  s'obstina 
à  rester  là  jusqu'au  matin.  Le  jour  la  vit,  sur 
les  débris  éteints  et  fumants  du  bûcher,  ra- 
masser pieusement  les  cendres  qui  naguères 
avaient  été  sa  fille.  Un  souvenir  de  l'Espagne, 
une  impression  de  son  passé,  les  lui  fit  porter 
le  lendemain  au  couvent  des  Carmélites  de 
Trieste,  qui  les  déposèrent  en  terre  sainte. 
Après  la  femme,  reparaissait  l'Espagnole.  Seule- 
ment, si  elle  céda  à  l'empire  de  quelque 
croyance  retrouvée,  au  jour  du  malheur,  à  un 
des  replis  de  son  âme,  elle  n'en  éprouva  point 
d'adoucissement  à  ce  qu'elle  souffrait.  Elle  de- 
meura bien  longtemps  dans  une  douleur 
cruelle  et  farouche.  Qiiand  elle  fut  épuisée  de 
hurlements  et  de  sanglots,  elle  tomba  dans 
une  stupeur  morne.  Moi  qui  l'aimais  d'un 
amour  attisé  par  elle,  j'avoue  que  l'égoïsme  de 
ma  passion  s'épouvanta  de  la  profondeur  de  sa 


2l6  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

peine.  Je  tremblais  qu'elle  ne  tuât  l'amour 
dont  j'étais  altéré  encore.  Marquise,  j'avais  tort 
de  trembler.  Cet  amour  résista  autant  que  le 
mien.  La  mère  oublia  dans  mes  bras  l'enfant 
arraché  à  sa  mamelle.  Vellini  était  plus  maî- 
tresse que  mère.  Elle  était  si  complètement 
organisée  pour  la  volupté,  qu'il  la  lui  fallait 
toujours,  même  le  cœur  brisé  par  l'angoisse. 
Elle  s'y  rejetait  avec  une  avidité  vorace  et 
sombre,  et  comme  toujours  depuis  que  nous 
vivions  ensemble,  elle  me  la  faisait  partager, 
o  Nous  voyageâmes  quelque  temps  après  la 
mort  de  notre  fille,  mais  le  mouvement  exté- 
rieur des  voyages  ne  pouvait  guères  distraire 
Vellini,  devenue  sinistre  de  tristesse.  Ne  vous 
l'ai-je  pas  assez  dit,  marquise?  le  monde  exté- 
rieur n'existait  pas  pour  elle.  Il  n'y  avait  que 
moi  seul  qui  l'arrachât  à  l'idée  dévorante  de 
la  perte  de  notre  chère  enfant.  Pour  l'oublier, 
elle  se  replongeait  un  peu  plus  avant  dans  cet 
amour,  du  fond  duquel  elle  eût  méprisé  la 
colère  de  Dieu.  Seulement,  quand  elle  sortait 
de  ses  enivrements  appelés  sans  cesse,  dussent- 
ils  faire  mourir,  c'était  pour  rentrer  pâle,  épui- 
sée, dégoûtée,  languissante,  dans  la  pensée 
qui  la  déchirait.  Moi  qui  souffrais  de  toutes  ses 
souffrances,  moi  qui  épousais  toute  son  âme, 
j'essayais  souvent  de  lui  parler  le  langage  bon 
aux  cœurs  brisés;  mais  le  sien,  plus  fier,  n'était 


l'ÉGOÏSME    ADEl^  317 

ouvert  à  aucune  consolation.  Son  chagrin  la 
rendait  hautaine,  plus  capricieuse,  plus  despo- 
tique. Elle  me  repoussait  et  me  blessait  en  me 
repoussant.  La  colère,  si  prête  à  jaillir  de  toute 
passion  sincère,  me  prenait  et  appelait  la  sienne. 
L'injustice  des  êtres  aimés  fait  tant  de  mal  ! 
Des  scènes  cruelles  avaient  lieu  alors...  Ah  !  si 
je  l'avais  moins  aimée,  j'aurais  pu  me  dompter 
peut-être;  mais  je  l'aimais  tant  que  c'était  im- 
possible !  Je  la  retrouvais  tout  ce  qu'elle  avait 
été  au  début  de  notre  amour.  Elle  me  parais- 
sait dure,  entêtée,  folle,  tout  ce  que  j'avais 
exécré  déjà,  ei  l'idée  qu'elle  était  tout  cela,  et 
que  pourtant  elle  était  la  maîtresse  absolue  de 
mon  âme,  qu'elle  avait  la  puissance  de  soule- 
ver mon  âme,  me  rendait  insensé  à  mon  tour 
et  presque  féroce.  Je  lui  disais  de  ces  mots 
amers,  aiguisés,  empoisonnés  parla  haine;  car 
en  ces  moments-là  je  la  haïssais!...  J'appre- 
nais à  quel  point,  dans  les  malheureuses  émes 
humaines,  la  haine  est  voisine  de  l'amour  ! 
J'allais  jusqu'à  souhaiter  sa  mort ,  affreux 
délire  !  et  certainement  je  l'aurais  tuée,  si 
j'avais  eu  une  arme  aux  mains.  Une  autre 
femme,  sûre  de  son  empire,  qui  aurait  vu, 
comme  elle,  à  quel  degré  elle  pouvait  m'éga- 
rer,  en  eût  peut-être  été  touchée  et  m'eût 
désarmé  par  un  mot,  par  un  geste,  par  un  de 
ces  défis  qui  ont  tant  de  grâce,   parce  que  la 


2lB  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

certitude  d'être  aimée  y  brille  et  les  dicte  ! 
Mais  elle,  non  !  Elle  semblait  au  contraire  se 
replier  davantage  sur  soi-même,  tendre  davan- 
tage en  avant  son  front  proéminent,  noir, 
abruti,  ténébreux,  fermé  à  tout,  à  l'amour,  à 
la  pitié,  à  la  raison,  à  tout  ce  qui  régit  les  créa- 
tures sensibles  et  intelligentes  !  Pour  ne  pas 
me  porter  à  quelque  excès  funeste,  je  m'éloi- 
gnais, je  la  quittais,  épuisé  de  rage,  abattu, 
démoralisé  !  Je  me  promettais  une  longue  ran- 
cune... et,  quand  je  rentrais,  la  voyant  la 
même,  froncée,  silencieuse,  vindicative,  froide 
pour  rallumer  ma  colère,  mettant  dans  la 
cruauté  de  sa  bouderie  la  profondeur  d'une 
vendette  corse  ;  quand  je  me  disais  qu'après 
tout,  j'étais  l'homme,  c'est-à-dire  le  plus  fort 
des  deux,  celui  qui  devait  revenir  de  plus 
loin  et  pardonner  le  plus  vite,  je  lui  prenais 
ses  tempes  muettes  dans  mes  deux  mains,  il 
fallait  que  je  la  rejetasse  dans  l'abîme  sans 
fond  des  caresses,  pour  qu'elle  y  perdît  ses 
ressentiments  ! 

o  Et  elle  les  y  perdait,  marquise  !  Toute 
cette  haine  se  fondait  dans  ce  feu...  Mais  un 
jour  ou  l'autre,  l'amour  vient  à  mourir  dans 
ces  jeux  terribles.  Il  tombe  mutilé  dans  ce^ 
batailles  de  deux  cœurs;  il  se  relève  quelque 
temps  pour  tomber  plus  mutilé  encore,  mais, 
un  jour,  il  ne  se  relève  plus.  Marquise,  on  n'a- 


L  ÉGOiSME    A    DEUX.  219 

nalyse  pas  près  de  sept  années,  heure  par  heure, 
et  d'ailleurs  j'ai  hâte  d'abréger  ce  récit  que  vous 
m'avez  demandé.  Fut-ce  uniquement  la  bizarre 
amertume  que  la  mortde  notre  enfant  versa  dans 
l'àme  de  Vellini  qui  fut  fatale  à  notre  amour,  ou 
le  temps  fit-il  seulement  son  travail  ordinaire 
fdans  nos  cœurs?  Toujours  est-il  que  la  passion 
id'abord  éprouvée,  la  passion  exclusive,  absor- 
^bante,  commença  bientôt  de  faiblir.  Nos  carac- 
tères, après  s'être  touchés  si  rudement,  s'enve- 
nimèrent. Nous  vîmes  en  dehors  de  nous,  au 
delà  de  cette  intimité  qui  allait  ne  plus  nous 
suffire,  une  vie,  un  intérêt,  des  jouissances  aux- 
quelles nous  n'avions  pas  pensé  jusque-là.  De- 
puis deux  ans,  surtout,  et  pendant  la  grossesse 
de  Vellini,  cette  disposition  de  fatigue  et  d'as- 
piration ennuyée  vers  un  changement  quelcon- 
que s'était  marquée  davantage.  Aujourd'hui, 
elle  éclatait  autant  en  Vellini  qu'eu  moi.  Mais 
femme,  elle  n'en  convenait  pas  vis-à-vis  d'elle- 
même  ;  car  les  femmes  ont  peur  et  le  cœur 
leur  défaille  quand  il  faut  jeter  la  dernière  pel- 
letée de  terre  sur  un  amour  expiré  et  dire 
comme  Pascal  :  «  En  voilà  pour  jamais  !  »  On 
n'aime  plus  qu'on  s'embrasse  encore,  qu'on 
n'ose  avouer  qu'on  ne  s'aime  plus.  Nous 
étions  revenus  à  Paris,  plus  lassés  de  nous, 
l'un  et  l'autre,  que  d'avoir  si  longtemps  voyagé. 
Quant  à  moi,  surtout,  je  ne  rapportais  pas  une 


UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 


illusion  sur  le  compte  de  cette  femme  qui  en 
avait  empli  mon  âme.  L'avais-je  admirée  autre- 
fois !  Maintenant,  je  voyais  ses  défauts  sans 
compensation.  Je  ne  les  admirais  plus  et  j'en 
souffrais.  Vous  le  savez,  marquise,  dans  les 
commencements  de  notre  amour,  j'avais  par- 
fois trouvé  charmant  tout  ce  qu'elle  avait  d'in- 
traitable. Elle  me  donnait  les  plaisirs  d'imagi- 
nation que  recherchent  les  poètes  et  les 
anxiétés  aimées  des  joueurs.  Avec  elle  et  sub- 
jugué comme  je  l'étais,  je  me  sentais  bondir 
au  cœur  un  peu  de  l'émotion  avec  laquelle 
joutait  l'àme  de  Jean  Bart  quand  il  allumait 
fièrement  sa  pipe  sur  un  tonneau  de  poudre 
défoncé.  A  chaque  minute  qui  passait,  à  chaque 
baiser,  j'avais  à  craindre  une  brouillerie  éter- 
nelle, car  je  ne  dominais  pas  assez  cette  capri- 
cieuse tête  de  fer  pour  qu'elle  ne  s'arrachât 
pas  à  ce  qu'elle  appelait  quelquefois  mon  joug. 
J'avais  entendu  parler  à  des  officiers  français 
du  genre  de  bonheur  qu'ils  goûtèrent,  lors  de 
la  guerre  de  1809,  en  Espagne,  dans  les  bras 
de  ces  Espagnoles  acharnées  qui,  la  veille, 
leur  envoyaient  des  balles,  et  qui  devaient  leur 
en  envoyer  le  lendemain...  A  présent,  j'étais 
blasé  sur  ce  genre  d'émotion.  Je  n'y  étais  plus 
accessible.  D'un  autre  côté,  pendant  long- 
temps aussi  elle  avait  été  jalouse,  et  son  extra- 
vagante  jalousie   avait  produit    les    luttes    les 


L  EGO  1 SME    A     DEUX, 


I 


plus  vives  entre  nous.  J'avais  contemplé  bien 
souvent  avec  un  plaisir  orgueilleux  et  tendre 
ces  abs-urdes  illusions  d'un  être  adoré  à  qui  je 
pouvais,  sans  mentir,  jurer  et  répéter,  que 
j'étais  fidèle.  Maintenant,  ces  jalousies  m'irri- 
taient sans  m'intéresser.  Ah  !  c'était  la  fin  de 
notre  amour,  marquise!  Mais  le  croiriez-vous? 
de  cet  amour  expirant,  il  restait  quelque  chose 
de  vivant  encore.  Ce  qui  périt  le  premier  chez 
les  autres,  devait  en  nous  ne  pas  mourir.  Par 
une  prodigieuse  exception  à  la  règle  commune, 
ce  qui  subsistait  autant  qu'à  l'origine  de  notre 
liaison,  c'était  l'influence  embrasée  qui  nous 
enveloppait  toujours,  malgré  le  détachement 
de  nos  âmes.  Ni  la  lutte  de  deux  volontés  qui 
s'exaltaient  en  se  résistant,  ni  les  blessures 
faites  l'un  à  l'autre,  ni  l'imagination  déprise  de 
tout  ce  qui  l'avait  charmée,  ni  la  possession 
incontestée  qui  tue  plus  d'amours  que  le  dé- 
sespoir, rien  n'avait  détruit  cet  inexplicable 
empire  dont  le  secret  n'était  pas  dans  nos 
cœurs.  Éternellement,  nous  sentions  sur  nous 
les  mailles  de  flamme  de  l'invisible  réseau.  Il 
y  avait  là  plus  que  les  impressions  du  passé, 
ces  souvenirs  et  ces  habitudes,  merveilleux 
anneaux  de  toutes  les  chaînes  de  la  vie.  Il  y  avait 
là...  que  sais-je?  J'ai  parfois  pensé  à  un  phéno- 
mène que  la  science  seule  devait  expliquer. 
La  fierté  d'un  homme  essuie  comme  elle  peu*. 


UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 


les  après  rougeurs  de  la  honte.  Marquise, 
j'étais  honteux  de  cela.  Qiiand  j'étais  loin  de 
Vellini,  je  me  reprochais  cette  faiblesse.  Je  me 
promettais  de  résister  davantage  à  des  désirs 
que  l'amour  ne  consacrait  plus.  Mais  sa  pré- 
sence emportait  mes  résolutions  dans  ce  tor- 
rent de  brûlantes  effluves  qui  s'échappaient  de 
ce  corps  tant  de  fois  étreint,  source  de  volup- 
tés inépuisables!  Je  l'ai  vu  souvent...  même 
alors,  quand  l'amour  blessé  ne  sauvait  plus 
l'indignité  de  nos  violences,  au  sortir  d'une 
scène  acharnée  (et  pour  les  motifs  les  plus  fri- 
voles), elle  s'en  venait  tourner  autour  de  moi 
avec  son  regard  luisant  et  étrange  et  ses  mou- 
vements de  jeune  jaguar,  et  nous  recommen- 
cions d'oublier  dans  une  impérissable  ivresse 
que  nous  avions  depuis  longtemps,  hélas  ! 
cessé  de  nous  aimer  ! 

«  C'est  à  cette  toute-puissante  présence  que 
je  résolus  d'échapper.  Dans  le  monde,  au  club, 
avec  mes  amis,  je  me  retrouvais  tout  entier.  Je 
me  reconquérais  homme;  je  jugeais  nettement 
ma  situation;  je  la  dominais.  Elle  m'impatien- 
tait et  m'humiliait  également.  Ce  n'était  plus 
à  mes  yeux  qu'un  mauvais  ménage,  avec  la 
faculté  de  divorcer.  Je  me  serais  moqué  de 
moi-même,  si  je  n'avais  pas  usé  de  cette 
faculté. 

«  —  Écoutez,  Vellini,   —  lui  dis-je  un  soir. 


I 


l'ÉGOÏSME    a    deux.  22^ 

■le  soir  d'une  journée  qui  avait  été  assez  douce, 
car  je  ne  voulais  pas  qu'elle  se  nnéprît  et 
qu'elle  pût  croire  à  une  décision  irréfléchie  et 
colère,  —  voilà  plus  de  six  ans  que  nous 
vivons  ensemble  comme  mari  et  femme.  Par- 
tout où  je  suis  allé,  je  vous  ai  emmenée  avec 
moi.  Vous  avez  été  autant  mon  compagnon 
que  ma  maîtresse.  A  ces  six  ans  d'une  pareille 
vie,  dans  ce  tête-à-téte  incessant,  notre  amour 
a  dû  mourir  sous  l'excès  même  de  son  bon- 
heur. Vous  le  savez  bien,  vous  qui,  avant  de 
m'ai  mer,  connaissiez  déjà  les  passions,  et  qui, 
élevée  librement  au  soleil  d'Espagne,  avec  du 
sang  Mauresque  plein  les  vieines,  n'avez  eu 
jamais  dans  la  tête  ces  idées  d'un  amour  éter- 
nel qui  créent,  malgré  la  nature,  de  faux  de- 
voirs de  cœur  aux  femmes...  Notre  amour  était 
mortel  comme  tous  les  amours,  et  nous  avions 
pris  le  moyen  de  le  tuer  plus  vite  par  ces 
accablantes  jouissances,  toujours  cherchées  et 
toujours  mises  à  la  portée  de  notre  main.  La 
passion  qui  nous  transportait  a  fait  de  nous  de 
vrais  sauvages.  L'intimité  a  été  la  hache  avec 
laquelle  nous  avons  abattu  l'arbre  pour  man- 
ger le  fruit.  C'est  maintenant  contre  nous  que 
nous  l'avons  tournée.  Pourquoi  ne  pas  nous 
épargner  ces  cruelles  et  fréquentes  blessures, 
et  puisque  nous  ne  sommes  plus  heureux 
ensemble,  pourquoi  ne  pas  nous  séparer? 


224  UNE     VIEILLE     MAITRESSF. 

«  Elle  m'écoutait  avec  cette  impassibilité  qui 
rend  toute  pitié  inutile.  Elle  était  assise  —  je  me 
le  rappelle  comme  si  c'était  hier  —  contre  le 
piédestal  d'un  vase  de  marbre  rose  que  j'avais 
rapporté  de  Venise.  Elle  fumait  languissam- 
ment  son  cigare,  la  bouche  muette,  les  yeux 
nonchalants,  les  bras  entre-croisés  sur  sa  poi- 
trine de  jeune  Dieu  antique,  la  tête  penchée 
sur  son  épaule  couverte  du  flot  de  chenille 
écarlate  qui  ruisselait  d'un  bonnet  grec,  posé 
avec  crànerie  sur  son  front  bombé  et  qui  lui 
donnait  l'air  d'un  Icoglan  encore  plus  que 
d'une  Odalisque.  Je  m'efforçais  de  plonger  et 
de  voir  en  son  àme,  mais  ni  pâleur  ni  rougeur 
ne  traversa  sa  peau  orange.  J'eus  peur  cepen- 
dant d'être  trop  dur  pour  elle  et  j'ajoutai: 

«  —  Si  notre  enfant  avait  vécu,  Vellini, 
c'eût  été  un  lien  indissoluble.  Je  ne  parlerais 
pas  de  nous  quitter.  Mais  Dieu  hii-même  sem- 
ble avoir  pris  soin  de  nous  rendre  libres.  Rien 
ne  nous  fait  plus  un  devoir  de  rester  les  mains 
unies,  lorsque  nos  cœurs  se  sont  détachés. 

«  —  Qjiand  vous  voudrez,  je  partirai,  — 
dit-elle. 

a  Sa  fierté  contenait  sa  violence. 

«  —  Non,  —  repris-je,  —  pas  ainsi,  pas 
quand  je  voudrai.  Je  vous  prends  pour  juge 
de  ce  qu'il  faut  faire.  Est-ce  que  cette  vie 
agitée,   tourmentée,   tour  à  tour  opprimée    et 


l'égoïsme   a   deux.  335 

oppressive,  peut  remplacer  la  vie  que  nous 
avons  savourée  six  ans?...  Vous  êtes  une  âme 
trop  passionnée  et  trop  grande  pour  accepter 
cela,  Vellini.  Avec  les  exigences  de  votre  carac- 
tère, la  fougue  de  cœurqueje  vous  connais,  vous 
ne  pouvez  vous  ravaler  jusqu'à  ce  mariage  au 
petit  pied,  sans  dignité  et  sans  amour. 

«  Je  cessai  de  parler.  Ce  que  j'avais  dit  ne 
pinçait  pas  la  fibre  cachée  qui,  d'ordinaire, 
tressaillait  en  elle,  comme  la  poudre  éclate. 

«  Elle  garda  sa  pose  molle  et  son  regard  plein 
de  morbidezze. 

"  —  Q^ielle  est  la  femme  du  monde,  Ryno, 
—  dit-elle,  —  qui  demande  que  vous  ne 
viviez  plus  avec  Vellini? 

«  —  Ah  !  il  n'y  en  a  pas  !  —  répondis-je 
avec  une  émotion  qui  lui  donna  un  beau  sou- 
rire, car  elle  venait  de  m'insulter  presque 
autant  qu'elle-même  par  ce  soupçon  que  je 
dissipais.  —  J'aimerais  une  femme  comme  je 
vous  ai  aimée,  Vellini,  que  je  ne  vous  sacrifie- 
rais pas  à  sa  vanité  ou  à  sa  haine.  Ces  six  ans 
ont  laissé  un  sillon  d'or  dans  ma  pensée,  et 
jamais  personne    ne  m'en    flétrira    le  souvenir. 

o  —  Je  ne  le  croyais  pas  non  plus,  —  dit- 
elle  en  me  tendant  la  main.  —  Pardonnez-moi 
ce  mot  que  je  ne  me  repens  pas  d'avoir  dit 
pourtant,  puisqu'il  vous  a  fait  me  donner  une 
telle  assurance. 


29 


226  UNE     VIEILLE     MAITKESSE. 

a  Je  lui  pris  la  main  et  je  m'assis  près  d'elle 
sur  l'espèce  de  causeuse  qu'elle  occupait. 

« — Nous  ne  nous  aimons  donc  plus? — dit- 
elle  d'une  voix  et  d'un  air  sombres. 

a  —  Ma  pauvre  enfant,  —  lui  répondis-je, 
—  vous  le  savez  aussi  bien  que  moi  que  nous  ne 
nous  aimons  plus!  C'est  écrit  jusque  sur  votre 
front.  L'ennui  vous  accable.  Rien  ne  vous  tire 
de  dessous...  Moi,  je  sors  (autrefois  je  ne  sor- 
tais pas  ainsi),  je  dépense  mon  activité  dans 
les  mille  soins  de  la  vie  d'un  homme.  Mais 
vous  qui  restez  seuleà  la  maison,  je  vous  retrouve 
un  peu  plus  accablée,  un  peu  plus  morne  à  mon 
retour  qu'à  mon  départ.  Qiiand  je  rentre,  vous 
ne  m'interrogez  pas  sur. mon  absence.  Autrefois, 
vous  étiez  inquiète,  défiante,  jalouse.  Mainte- 
nant, non.  S'il  y  a  entre  nous  des  violences,  ce 
n'est  plus  que  pour  des  motifs  en  dehors  de  l'a- 
mour. Contradictions  qui  se  rencontrent  dans 
toutes  les  existences  partagées  !  C'est  doulou- 
reux et  c'est  vulgaire,  comme  tout  ce  que  la 
passion   n'anime  et  ne  consacre  plus! 

«  —  Es  verdadero!  —  répondit-elle  avec  une 
triste  effusion. 

«  — ^  Eh  bien,  —  repris-je,  —  séparons-nous! 
C'est  le  seul  moyen  d'en  finir  noblement  avec  ces 
misères.  Vous  avez  toujours  été  sincère. Vous  ne 
ressemblez  pasàvDtresexe.Vous  n'êtes  point  une 
créature  faible  qui  ment.  Séparons-nous!  nous 


l'egoismeadeux.  227 

resterons  amis.  Si  nous  aimons  d'amour  encore, 
cela  ne  nous  empêchera  point  de  nous  donner  la 
main  comme  maintenant,  sans  crainte  et  sans 
honte.  Nous  ne  nous  serons  jamais  trompés. 

o  Marquise,  j'avais  enfin  trouvé  la  fibre,  la 
fibre  immortelle!  Cette  façon  ouverte,  hardie, 
presque  chevaleresque  de  se  séparer,  tenta 
cette  âme  vaillante  et  vraie.  Un  généreux 
éclair  sortit  de  ses  yeux  indolents. 

a  —  Vous  dites  bien;  quittons-nous,  — 
s'écria-t-elle.  —  Je  partirai  demain,  Ryno. 

«  Le  singulier  enthousiasme  qui  la  fit  se 
redresser  près  de  moi,  vibrante  et  vivante,  lui 
attachait  comme  un  bandeau  d'étoiles  autour 
de  son  bonnet  grec  écarlate.  Elle  retrouva  un 
de  ces  moments  d'éclat  subit  et  fascinateur  qui 
la  font  ce  qu'elle  est,  marquise  :  une  femme 
d'un  prestige  incompréhensible  à  qui  ne  l'a 
pas  vue  ainsi,  à  qui,  comme  vous,  ne  la  con- 
naît pas.  Elle  rejeta  son  cigare  avec  un  geste 
d'une  résolution  presque  sublime,  et  elle  l'étei- 
gnit  sous  son  pied,  comme  si  c'eût  été  la  dernière 
torche  de  l'amour  qu'elle  eût  éteinte. 

«  J'eus  un  tort,  marquise,  mais  je  l'admi- 
rais; l'admiration  pétillait  encore  sur  les  ruines 
et  les  cendres  de  l'amour  et  allait  en  faire  res- 
sortir un  jet  de  flamme  étouffée  et  morte. 
J'eus  tort,  je  m'en  confesse  à  vous,  mais  je  no 
pus  m'empêcher  de  lui  dire: 


228  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

«  —  Je  voudrais  te  sculpter  comme  te  voilà, 
Vellini! 

o  Certainement,  je  le  lui  disais  comme  le  lui 
eût  dit  un  artiste,  mais  que  faut-il  pour  réveil- 
ler l'instinct  tentateur  qui  dort  si  peu  au  coeur 
des  femmes?...  Avec  Vellini  plus  qu'avec  per- 
sonne, avec  ce  naturel  ardent,  ignorant  et 
presque  sauvage,  tout  accent  idolâtre  appelait 
la  caresse.  Le  vertige  nous  reprit,  nous  roula 
aux  bras  l'un  de  l'autre,  et  le  cœur  plein  de 
la  ferme  résolution  de  nous  quitter,  nous  res- 
suscitâmes encore,  sans  l'amour,  la  plus  folle 
des  heures  de  notre  amour,  les  éperduments 
devant  lesquels  les  plus  beaux  sentiments  de 
la  vie  peuvent  se  tenir  vaincus  par  des  sensa- 
tions. Comme  la  veuve  du  Malabar  qui  se 
brûle  avec  ses  trésors  sur  le  bûcher  de  son 
mari,  nous  nous  engloutîmes  dans  cette  der- 
nière et  flamboyante  heure  de  plaisir!  Au 
moment  de  nous  séparer,  nous  jetâmes  au 
Passé  cet  adieu  brûlant;  nous  bûmes  à  son 
honneur  cette  dernière  coupe.  » 

—  C'était  le  coup  de  l'étrier;  —  interrom- 
pit la  marquise  avec  l'audace  d'une  vieille 
d'esprit  qui  marcha  sur  un  talon  rouge.  — 
Quand  Bassompierre  quitta  la  Suisse,  il  but 
dans  sa  botte  à  l'écuyère  à  la  santé  des  Treize 
Cantons.  » 


LES    NOEUDS     INCESSAMMENT    REFAITS 


(Suite   d'une  variété'  dans  l'amour) 


|YNO  de  Marigny  ne  put  s'empê- 
cher  de  sourire  à  la  réflexion  de 
madame  la  marquise  de  Fiers.  Le 
jour  commençait  à  introduire  ses 
blancheurs  dans  l'appartement  et  à  lutter  au- 
tour de  la  lampe  qui  éclairait  le  boudoir. 

«  —  Voici  le  jour!  —  dit-il  en  le  lui  mon- 
trant. —  Je  crains  que  vous  ne  soyez  fatiguée, 
marquise. 

—  Non  !  —  répondit-elle.  Et  réellement  son 
visage  était  aussi  ferme,  son  œil  aussi  lucide, 
sa  physionomie  d'une  attention  aussi    animée 


3JO  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

qu'au  commencement  du  récit  de  M.  de  Ma- 
rigny.  En  s'accoudant  au  bras  du  fauteuil,  en 
se  ployant  pour  mieux  écouter,  elle  n'avait 
p»as  même  affaissé  les  plis  gracieux  d'une  robe 
qu'elle  faisait  bouffer  avec  la  supériorité  des 
grandes  dames  d'autrefois,  et  son  rouge  n'était 
pas  tombé. 

«  Dites  encore,  mon  ami,  —  ajouta-t-elle. 
—  On  ne  dort  plus  à  mon  âge,  et  j'ai  passé 
bien  d'autres  nuits  à  une  époque  où  je  dormais. 
De  longues  histoires  au  coin  du  feu,  ce  sont 
les  bals  de  la  vieillesse. 

—  Le  lendemain,  —  continua  donc  M.  de 
Marigny,  —  nous  étions  séparés.  Vellini  prit 
un  appartement  rue  de  Provence,  qu'elle  a 
toujours  gardé  depuis.  Je  lui  avais  dit  que 
nous  resterions  amis.  Je  lui  prouvai  que  j'étais 
le  sien  en  me  chargeant  de  ces  soins  maté- 
riels qui  répugnaient  tant  à  sa  paresse  méri- 
dionale. Je  m'estimais  heureux  de  lui  être 
utile,  et  je  me  promis  bien  d'étendre  sur  elle, 
tout  le  temps  qu'une  nouvelle  liaison  ne  lui 
offrirait  pas  un  appui,  une  protection  habile- 
ment cachée  qui  n'alarmerait  pas  son  orgueil. 
Dans  les  premiers  instants  de  cette  vie  nou- 
velle que  nous  avions  adoptée,  je  la  vis  chaque 
jour  et  même  plusieurs  fois  par  journée.  Je 
cherchais  à  lui  épargner  l'ennui  de  la  solitude. 
J'avais  les  mille  délicatesses  d'un  homme  qui 


LES     NOEUDS     INCESSAMMENT     REFAITS.       2yi 

n'aime  plus,  mais  au  cœur  duquel  il  est  resté 
une  profonde  reconnaissance  pour  un  bon  lieu  r 
longtemps  goûté.  Nous  fûmes  plus  ensemble, 
Vellini  et  moi,  que  nous  n'y  avions  été  depuis 
des  années.  Je  la  conduisais  au  spectacle.  Je 
me  promenais  à  cheval  avec  elle.  Mes  élégants 
amis,  qui  jetaient  toujours  un  peu  leurs  maî- 
tresses par  les  fenêtres  quand  ils  en  étaient 
dégoûtés,  se  moquèrent  de  moi  et  de  cette 
séparation  sentimentale.  Je  les  laissai  railler  et 
je  continuai  d'accomplir,  vis-à-vis  de  cette 
femme  qui  avait  quitté  son  mari  pour  me 
suivre,  ce  que  je  croyais  des  devoirs. 

«  —   Mon  cher,   —  me  disaient-ils   parfois, 

—  tu  ne  te  dépêtreras  jamais  de  cette  femme. 
Tu  ne  crois  plus  l'aimer:  tu  l'aimes  toujours.  » 

—  Moi,  marquise,  j'étais  parfaitement  sûr  du 
contraire.  J'étais  revenu  à  ma  vie  de  garçon 
avec  un  sentiment  de  joie  trop  complet  pour 
douter  une  minute  de  l'entière  reprise  de  moi- 
même.  Un  captif  à  qui  on  ôte  ses  chaînes 
n'est  paG  plus  soulagé  que  je  ne  l'étais.  La  sen- 
sation de  la  délivrance  me  rafraîchissait  divi- 
nement la  pensée,  quand  je  pensais  que  je 
n'avais  pas  refait  avec  une  maîtresse  ce  triste 
roman  d' Adolphe  qui  est  une  si  fréquente  his- 
toire. Vellini  convenait  elle-même,  sans  en 
souffrir,  que  nous  ne  nous  aimions  plus.  Elle 
était  calme  comme  moi,  comme  une  âme  qui 


12  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 


a  pris  son  parti  et  qui  ne  veut  plus  s'abuser. 
Elle  ne  demandait  pas  follement  à  son  cœur 
ce  que  son  cœur  lui  eût  refusé.  Mais,  fille 
d'une  terre  superstitieuse,  âme  frappée  d'une 
sombre  manie,  l'amour  pour  elle  avait  beau 
mourir,  le  bonheur  qu'il  avait  donné  devenir 
impossible,  l'existence  se  scinder  et  aller  par 
des  côtés  différents,  elle  croyait  que  toujours 
nous  reviendrions,  fût-ce  du  bout  du  monde, 
des  quatre  points  cardinaux  de  la  vie,  échouer 
fatalement  dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  comme 
sur  un  double  écueil  :  «  J'ai  bu  de  ton  sang,  — 
disait-elle;  —  tu  as  bu  du  mien.  C'est  là  un 
charme  auquel  croyait  ma  mère.  De  l'influence 
terrible  et  sacrée  de  cette  communion  san- 
glante, nous  en  avons  pour  jusqu'à  la  mort...  » 
Je  l'écoutais  me  dire  ces  choses  avec  un  sou- 
rire incrédule.  Mais  tout,  avant  et  même  de- 
puis la  séparation  consommée,  ne  semblait-il 
pas  donner  raison  à  ces  superstitions  que  je 
méprisais?  Nous  vivions  comme  un  frère  et 
une  sœur;  mais  certains  troubles  passaient 
encore,  comme  une  ventilation  de  feu,  à  tra- 
vers cette  fraternité  qui  eût  dû  être  si  chaste 
et  si  forte,  puisqu'elle  venait  après  les  expé- 
riences de  l'amour.  Elle  n'était  jamais  pour 
moi  comme  une  autre  femme.  Quand  nous 
causions  avec  le  plus  d'indifférence,  la  fumée 
de   son   cigare  ne  passait   point  de    ses   fèvres 


LES    NOEUDS    INCESSAMMENT    REFAITS.     253 

distraites  près  des  miennes  sans  y  ramener  les 
vieilles  soifs  connues.  Et  quand,  au  Bois,  des- 
cendue un  moment  de  son  cheval,  elle  appuyait 
son  pied  sur  ma  main  pour  remonter  en  selle, 
ce  pied  possédé,  aimé,  dévoré  de  baisers  pen- 
dant six  ans,  laissait  pour  toute  la  journée  une 
empreinte  chaude  là  où  il  s'était  posé,  et 
alors,  en  ces  instants-là,  il  semblait  que  les 
quelques  gouttes  de  son  sang  mêlées  à  mon 
sang  se  soulevassent  au  fond  de  mes  veines 
et  y  roulassent,  comme  si  elles  eussent  voulu 
retourner  impétueusement  à  leur  source! 

«  Lorsque  j'eus  bien  établi  la  senora  Vellini 
dans  la  rue  de  Provence,  et  que  je  la  crus  suf- 
fisamment accoutumée  à  sa  vie  nouvelle,  je 
m'en  occupai  beaucoup  moins.  Qiielques-uns 
de  mes  amis,  devenus  les  siens,  la  virent  da- 
vantage et  l'entourèrent  d'un  cercle  plus  étroit 
qu'il  ne  l'avait  été  jusque-là.  Ce  devait  être. 
QLiand  elle  vivait  chez  moi,  quand  elle  était  si 
publiquement,  si  officiellement  ma  maîtresse, 
c'était  avec  moi  qu'il  fallait  compter.  Elle 
m'appartenait  trop  pour  qu'on  ne  mesurât  pas 
la  portée  des  hommages  qu'on  lui  offrait.  Je 
n'avais  pas  été  jaloux,  il  est  vrai.  Sûr  de  son 
cœur,  dans  lequel  je  lisais,  sachant  comme  elle 
était  sincère,  je  n'avais  jamais  montré  à  mes 
amis  ces  revêches  défiances  de  possesseur  qui 
avilissent  l'homme  et  ne  sauvent  pas  la  fidélité 


}o 


254  UNE    VIEILLE    MAITRESSE. 

de  la  femme.  Mais  la  convenance  avait  tout 
naturellement  posé  entre  elle  et  eux  une  noble 
réserve.  A  présent,  cette  réserve  n'avait  plus 
besoin  d'exister,  au  même  degré  du  moins. 
Vellini  reprenait  une  position  indépendante. 
Vis-à-vis  des  autres,  elle  ne  devait  plus  son 
affection  à  personne.  Elle  pouvait  disposer 
entièrement  d'elle-même.  Parmi  les  jeunes  gens 
qui  lui  avaient  toujours  fait  une  cour  assidue, 
ceux  qui  l'aimaient  réellement  étaient  plus 
libres  dans  l'expression  de  leurs  sentiments.  Je 
voyais  tout  cela  avec  plaisir.  Je  me  disais  que 
c'était  là  des  intérêts  pour  elle;  et,  soulagé  de 
son  avenir,  je  me  replongeais  dans  le  monde, 
dans  le  jeu,  dans  les  excès  qu'elle  avait  inter- 
rompus et  remplacés,  elle,  mon  seul  excès, 
ma  seule  folie  pendant  six  ans!!!  Comme  on 
pouvait  supposer  qu'elle  tenait  encore  à  moi, 
car  la  vanité  d'un  amour  qui  a  duré  longtemps 
est  le  dernier  lien  qui  en  reste,  je  ne  doutais 
pas  que  les  nommes  qui  la  désiraient  ne  la 
missent  au  courant  de  toutes  mes  démarches, 
espérant  profiter  d'un  dépit  qu'ils  auraient  fait 
naître  dans  cette  âme  violente;  mais  si  cela  fut 
(et  Vellini  me  l'a  dit  depuis),  je  ne  pus  vers 
cette  époque  m'en  apercevoir  à  son  humeur 
ou  à  sa  façon  avec  moi.  Elle  me  recevait  tou- 
jours avec  la  même  familiarité  tranquille  et 
hardie  qui  attestait  éloquemment  notre  passé. 


LES    NOEUDS    INCESSAMMENT    REFAITS. 


235 


Quand  mes  amis  me  lançaient  quelque  nom 
de  femme  dans  une  plaisanterie,  elle  écoutait 
ces  allusions  comme  si  elle  n'eût  pas  dû  en 
être  atteinte. 

«  —  Pourquoi  donc  me  dites-vous  qu'il  aime 
madame  de  Solcy?  —  répondit-elle  un  jour  à 
l'un  d'eux  devant  moi. —  N'est-il  pas  libre?... 
Croyez-vous  que  je  sois  jalouse?  Nous  ne  som- 
mes plus  que  des  amis,  Ryno  et  moi.  Il  a  le 
droit  d'aimer  qui  bon  lui  semble,  comme  moi 
de  vous  aimer  vous-même,  —  ajouta-t-elle  avec 
une  cruelle  impertinence,  —  si  je  le  pouvais. 

«  Je  quittai  Paris  pour  quelque  temps.  J'allai 
aux  îles  Hébrides  avec  cet  Écossais  qui  eut 
tant  de  succès  dans  le  monde  cette  année-là, 
ce  Douglas  de  Kilmarnock,  si  célèbre  par  l'ori- 

iginalité  de  son  esprit  et  de  sa  danse,  et  dont 
«vous  devez  vous  souvenir.  Pendant  mon 
absence  qui  dura  près  de  six  mois,  on  m'écri- 
vit de  Paris.  On  me  mandait  que  la  senora 
Vellini  avait  pris  un  amant  et  on  m'en  racon- 
tait l'histoire.  Très  certainement,  le  sentiment 
qui  dictait  cette  nouvelle  à  messieurs  mes 
amis  était  une  de  ces  amabilités  que  La  Ro- 
chefoucauld a  classées  dans  son  chapitre  de 
l'Amitié,  mais  dans  la  position  que  je  m'étais 
choisie,  une  telle  nouvelle  ne  devait-elle  pas 
être  ce  que  je  désirais  le  plus?... 

a  Nous  ne   nous  étions  point  écrit,   Vellini 


I 


::j6  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

et  moi;  moi,  par  calcul,  car  mon  dessein  était 
de  rompre  entièrement  avec  un  passé  qui 
n'était  fort  que  quand  nous  étions  réunis;  elle, 
parce  que  paresseuse  comme  toutes  les  femmes 
de  son  pays  méridional,  et,  d'ailleurs,  empor- 
tée par  les  sensations  de  la  minute  actuelle, 
elle  n'avait  jamais  aimé  d'écrire,  cette  froide 
manière  de  phraser  l'amour  des  femmes  de 
France,  dont  elle  se  moquait.  Excepté  ce  qu'on 
me  mandait  sur  son  compte,  c'est-à-dire  le 
choix  extérieur  d'un  amant  (c'était  ce  comte 
de  Cérisy  qui  m'avait  assisté  dans  mon  duel 
avec  sir  Reginald  Annesley),  j'ignorais  la  vie 
qu'elle  avait  menée  pendant  que  j'étais  en 
Ecosse.  Seulement,  et  toujours  d'après  quelques 
lettres  d'observateurs  médisants,  ce  devait 
beaucoup  ressembler  à  celle  dont  elle  avait 
vécu  à  Séville  avant  son  mariage  avec  le  baron- 
net anglais.  Vous  le  voyez,  ma  chère  marquise, 
je  ne  vous  la  fais  pas  meilleure  qu'elle  n'est. 
Je  vous  dis  hardiment  les  choses.  Toute  autre 
que  vous  pousserait  les  hauts  cris  et  nierait 
qu'on  pût  s'intéresser  à  une  pareille  créature... 

—  A  qui  le  dites-vous  !  —  répondit  la  mar- 
quise. —  Nous  en  sommes  à  la  pureté  quand  mê- 
me. Les  ultra-politiquesontpassédanslesmœurs. 
N'ai-je  pas  entendu  l'autre  jour  une  de  nos  plus 
belles  duchesses  traiter  de  fille  mademoiselle  de 
Lespinasse  parce  qu'elle  avait  eu  deux  amours? 


LES    NOEUDS    INCESSAMMENT    REFAITS,     2]7 

o  Une  femme  comme  il  faut,  »  nous  dit-elle  en 
regardant  mélancoliquement  la  corniche  de  son 
salon,  «  n'en  a  qu'un  seul  et  elle  en   meurt.  » 

M'"^  la  marquise  de  Fiers,  l'Érigone  des  sou- 
pers mythologiques  de  la  comtesse  de  Polignac, 
répéta  cela  avec  un  comique  si  naturel,  que 
M.  de  Marigny,  par  ses  mœurs  un  peu  du 
dix-huitième  siècle,  se  mit  à  rire  de  la  parodie 
des  hautes  prétentions  du  dix-neuvième  qu'il 
avait  souvent  vues  se  gendarmer  contre  lui 
dans  la  personne  de  ses  duchesses. 

Mais  comme  le  commérage  n'est  jamais  très 
loin  dans  une  femme  d'autant  de  monde  que 
M'"®  la  marquise  de  Fiers  : 

«  C'est  donc  votre  Malagaise  —  reprit-elle 
—  qui  a  ruiné  ce  pauvre  diable  de  Cérisy  ?  » 
—  Peut-être  bien, — répondit  Marigny,  — 
car  c'est  une  femme  à  qui,  lorsqu'on  la  pos- 
sède, on  voudrait,  comme  ce  lord  célèbre  du 
siècle  dernier:  donner  les  étoiles,  si  elle  s'avisait  de 
les  regarder  avec  plaisir.  Or,  les  étoiles  coûtent  un 
peu  cher.  Mais  ce  que  j'affirmerai  sur  mon 
honneur  et  sur  ma  vie,  c'est  que  si  elle  a  ruiné 
Cérisy,  ça  a  été  sans  rien  lui  demander,  pas 
même  un  éventail. 

«  Qiiand  je  revins  d'Ecosse,  —  continua 
Marigny,  —  j'étais,  à  ce  qu'il  me  semblait,  si 
bien  détaché  d'elle  que  je  restai  à  Paris  quel- 
ques jours  sans  la   revoir.   Je    me  demandais 


238  UNE    VIEILLE    MAITRESSE. 

même  si  je  ne  ferais  pas  mieux  de  ne  point 
retourner  rue  de  Provence.  Mais  je  me  dis  que 
si  je  n'allais  pas  chez  elle,  elle  viendrait  im- 
manquablement chez  moi;  que  je  connaissais 
trop  du  monde  qu'elle  voyait  pour  ne  pas  la 
rencontrer  un  jour  ou  l'autre;  qu'enfin  c'était 
une  noble  fille  qui  comptait  sur  mon  amitié; 
et,  décidé  par  tous  ces  motifs,  j'allai  un  soir  lui 
apprendre  mon  retour. 

«  Je  la  trouvai  sur  son  balcon  en  pierre, 
sculpté  à  la  Mauresque,  au-dessus  duquel  elle 
avait  arrangé  avec  beaucoup  de  goût  une  mys- 
térieuse tendetta  de  coutil  rose.  Ce  balcon 
était  pour  elle  comme  une  patrie.  Des  jasmins 
d'Espagne  s'y  épanouissaient  avec  d'autres  fleurs 
des  pays  chauds,  et  le  bruit  des  voitures,  dimi-. 
nué  par  la  distance  et  dispersé  dans  les  airs  à 
la  hauteur  de  cet  étage,  la  faisait  peut-être 
rêver,  du  fond  de  sa  tendetta  embrasée  et  do- 
rée par  les  feux  du  soir,  au  murmure  de  la 
Méditerranée,  sur  le  rivage  de  Malaga  ! 

«  Elle  ne  m'entendit  point  venir.  Les  tapis 
épais  du  salon,  dont  la  porte  vitrée  était  restée 
ouverte,  avaient  assoupi  le  bruit  de  mes  pas. 
J'allais  la  surprendre.  Cachée  par  l'étroit  dos- 
sier d'une  chaise  très  basse,  je  ne  vis  d'elle 
tout  d'abord  que  sa  coiffure,  —  une  de  ces  coif- 
fures qui  m'avaient  le  plus  affolé,  quand  je 
l'aimais.  C'était  ce  qu'on  appelle  une   Grecque, 


LES    NOtUDS    INCESSAMMENT    REFAITS.     239 

du  nom  des  femmes  qui  l'ont  inventée.  Seule- 
ment, au  lieu  de  l'aiguille  d'or  des  filles  de 
Zanthe,  elle  avait  passé  à  travers  la  torsade 
lustrée  de  ses  cheveux  noirs  un  poignard  nud, 
sans  autre  ornement  que  l'éclat  de  son  pur 
acier.  Tout  à  coup,  ses  petites  mains  saisirent 
ce  poignard  et  le  détachèrent.  L'ancien  batte- 
ment de  cœur  que  cette  Circé  de  l'imprévu 
m'avait  donné  pendant  sept  ans,  me  reprit.  Je 
m'approchai,  ignorant  ce  qu'elle  allait  faire. 
Mais  elle  se  mit  tranquillement  à  tracer  avec  la 
pointe  du  poignard  je  ne  sais  quels  indéchiffia- 
bles  caractèressurla  rampe  en  pierre  du  balcon. 

«  Je  prononçai  un  mot  espagnol. 

«  —  Ah  !  —  dit-elle,  en  se  retournant  avec 
un  bond  et  un  cri,  —  c'est  toi,  Ryno  ! 

«  Et  elle  se  jeta  à  moi  comme  autrefois.  Elle 
se  suspendit  à  mon  cou;  et  comme  elle  tenait 
à  la  main  le  poignard  de  sa  chevelure,  la  lame 
nue,  par  la  pose  de  son  bras  ramené,  se 
trouva   naturellement  couchée  sur  mon  cœur. 

o  —  Tu  ne  m'attendais  pas?  —  lui  dis-je  en 
l'embrassant. 

o  Elle  était  plus  jaune  et  plus  maigre  que 
jamais.  Ses  yeux  brûlaient  dans  leur  orbite 
cernée.  Ses  bras  nuds  me  pénétrèrent  d'une  cha- 
leur mate  à  travers  mes  vêtements. 

«  —  O  Dieu  !  tu  brûles,  tu  as  la  fièvre,  tu 
es  malade  !  —  lui  dis-je. 


340  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

o  —  Je  ne  sais  pas,  —  répondit-elle,  — 
mais  je  m'ennuie. 

«  —  C'est  peut-être  ce  balcon  et  ce  jasmin 
d'Espagne  —  repartis-je  —  qui  te  donnent  le 
mal  du  pays? 

«  —  Tiens!  —  reprit-elle  avec  explosion, 
—  si  c'était  cela  !  —  Et  tombant  de  mon  cou 
sur  la  pointe  de  ses  pieds  chaussés  de  satin, 
elle  se  précipita  sur  les  jasmins,  les  hacha  de 
cent  coups  de  poignard,  en  fit  voler  les  frag- 
ments au-dessus  de  sa  tète,  renversa  les  jardi- 
nières et  jeta  deux  superbes  vases  d'héliotrope, 
en  porcelaine  de  Chine,  par-dessus  la  rampe 
du  balcon. 

«  —  Tu  es  donc  toujours  la  Vellini  d'autre- 
fois ?  —  lui  dis-je  en  souriant  de  ces  sensa- 
tions impétueuses,  —  toujours  la  folle  fille  à 
qui  rien  ne  doit  résister? 

«  —  Ah  !  c'est  la  vie  qui  me  résiste  !  —  répon- 
dit-elle avec  l'accent  d'une  tristesse  tragique, 
frappant  du  pied  et  poignardant  le  vide  autour 
d'elle.  —  Je  ne  sais  pas  ce  que  j'ai,  mais  je 
souffre...  J'étais  plus  heureuse  avec  toi,  Ryno. 

«  —  Est-ce  que  Cérisy  te  contrarie,  ma  pau- 
vre fille  ? 

«  —  Lui!!!  —  dit-elle.  —  Tu  sais  donc 
cela?...  Ils  te  l'ont  écrit?  Oh!  non,  il  ne  me 
contrarie  pas,  le  pauvre  garçon.  Il  m'aime  avec 
une  adoration  d'esclave.  Seulement  son  adora- 


LES    NOEUDS    INCESSAMMENT    REFAITS.     24I 


tion    m'ennuie.    J'aimais   mieux   quand  tu   me 
détestais. 

«  —  Tu  ne  te  soucies  donc  pas  de  lui,  ma 
chère  enfant?...  —  ajoutai-je. 

a  —  Je  l'ai  aimé  quinze  jours,  —  dit-elle, 
—  à  m'iiAaginer  que  tu  avais  un  successeur, 
Ryno.  J'aî  fait  avec  lui  toutes  les  folies  de 
passion;  puis,  au  bout  de  quinze  jours,  je  me 
suis  réveillée,  froide,  dégoûtée.  C'était  fini.  Un 
rêve  de  plus  à  mettre  à   la  pile  de  mes  rêves  ! 

o  —  Et  tu  ne  l'as  pas  jeté  —  repartis-je  — 
par-dessus  la  rampe  de  ton  balcon,  comme  un 
de  ces  vases  auxquels  tu  viens  si  prestement 
de  faire  prendre  ce  chemin? 

«  —  J'en  avais  presque  envie,  — dit-elle  en 
riant,  —  mais,  vois-tu?  il  est  si  bon,  si  dé\oué 
que  la  pitié  m'a  prise.  Je  n'ai  pas  eu  le  cœur 
de  lui  faire  de  la  peine  en  le  renvoyant.  Je  me 
suis  laissé  aimer  par  lui.  La  Pitié,  —  ajouta-t-elle 
avec  une  expression  réfléchie, — voilà  un  senti- 
ment que  je  ne  connaissais  pas  !  Tu  ne  me 
l'avais  pas  appris,  Ryno. 

«  Elle  avait  en  me  disant  cela  comme  un  si 
vif  regret  du  passé,  que  j'en  fus  étonné  et  tou- 
ché en  même  temps,  dans  un  être  d'ordinaire  si 
peu  rêveur.  Elle  était  appuyée  à  la  rampe  du 
balcon,  jonglant  presque  avec  le  poignard 
qu'elle  jetait  en  l'air  par  la  pointe  et  qu'elle 
recevait  par  la    garde.   Je  m'étais  assis  sur  la 


243  UNE     VIEILLE     MAITRESSE, 

cliaise  basse  qu'elle  avait  quittée  et  je  cherchais 
à  pénétrer  le  mystère  de  ses  sentiments  se- 
crets dans  son  extraordinaire  physionomie. 
Ses  yeux  d'aigle  blessée  tombaient  d'aplomb 
sur  moi. 

a  —  Et  toi,  —  dit-elle  avec  une  profondeur 
presque  envieuse,  —  es-tu  heureux?... 

o  —  Et  si  je  ne  l'étais  pas?  —   répondis-je. 

o  —  Ne  trompe  pas  Vellini,  —  dit-elle.  —  Je 
sais  tout  aussi.  Tu  ne  fais  rien  que  je  ne  le 
sache,  Ryno  !  Ils  croient  toujours  que  je  t'aime. 
Ils  ont  toujours  peur  que  notre  passé  ne  re- 
commence, et  pour  l'empêcher,  quand  ils  peu- 
vent me  blesser  le  cœur  avec  toi,  ils  n'y  man- 
quent jamais.  On  t'a  écrit,  n'est-ce  pas?  que 
j'aimais  Cérisy.  Eh  bien,  on  m'a  dit,  à  moi, 
que  tu  avais  suivi  une  femme  en  Ecosse  et  que 
vous  êtes  révenus  ensemble  à  Paris.  Il  y  a  dix 
jours  que  vous  êtes  revenus! 

a  —  Cette  femme  dont  tu  parles,  —  répon- 
dis-je, —  est  une  femme  du  faubourg  Saint- 
Germain.  Je  l'ai  rencontrée  sur  les  bords  du 
lac  Lhomond.  Elle  voyageait  avec  son  mari. 
Comme  on  se  lie  plus  vite  à  l'étranger  quand 
on  s'y  rencontre,  nous  avons  écliangé  mille 
affectueuses  politesses  de  compatriotes  et  nous 
sommes  revenus  ensemble  à  Paris.  Ceci  est 
très  vrai...  et  très  simple  aussi,  comme  tu 
vois. 


LES    NOEUDS    INCESSAMMENT    REFAITS.    243 


o  Elle  cessa  de  jongler  avec  le  poignard. 

«  —  Et  tu  n'es  pas  amoureux  de  cette 
femme  !  —  s'écria-t-elle.  —  Tu  n'étais  pas 
hier  à  l'Opéra  avec  elle  !  Tu  y  étais,  Ryno. 
C'est  Vellini  qui  t'y  a  vu.  Mais  toi,  dans  la 
préoccupat^n  de  ta  nouvelle  maîtresse,  tu  n'as 
pas  aperçu  Vellini. 

«  Et  déjà  la  violence  de  sa  nature  grondait 
en  elle  comme  un  tonnerre  lointain  à  laquelle 
la  mienne  allait  faire  écho.  Je  le  pressentais. 
Je  trouvais  injuste  et  bizarre  que  cette  femme 
qui  n'était  plus  aimée,  qui  avait  pris  un  amant, 
me  parlât  comme  une  maîtresse  régnante  qui 
avait  droit  de  s'irriter  et  de  questionner.  Il  me 
semblait  que  cette  Ellénore  revenait  d'un  peu 
trop  loin  et  un  peu  trop  tard  dans  nos  rela- 
tions. 

«  —  Et  quand  cela  serait,  après?  —  repris- 
je.  —  Serait-ce  la  première  femme  que  j'aurais 
aimée  depuis  que  nous  sommes  séparés?  Pour- 
quoi prends-tu  donc  ce  ton-là,  Vellini?...  Il 
faut  que  tu  sois  bien  malade,  ma  pauvre  en- 
fant, pour  devenir  nerveuse  comme  une  Pari- 
sienne. 

«  —  J'ai  tort,  —  dit-elle.  Et  elle  se  mit  à 
pleurer.  Mais  les  pleurs  de  Vellini  ne  tom- 
baient point  comme  ceux  d'une  autre  femme. 
C'étaient  des  larmes  fières  qui  roulaient  long- 
temps dans  les  cils,   puis  s'en  allaient  mourir 


I 


244  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

silencieusement,  avec  une  majesté  désolée, 
vers  les  coins  abaissés  des  lèvres  tremblantes, 

«  La  pitié  dont  elle  me  parlait  il  n'y  avait 
qu'un  instant,  se  saisit  de  moi  à  mon  tour,  et 
je  l'attirai  sur  mes  genoux  pour  essuyer  ses 
yeux  avec  mes  lèvres. 

«  Elle  ne  résista  pas  plus  qu'une  morte.  Elle 
avait  dans  mes  bras  l'immobilité  attentive  du 
sauvage,  et  ses  yeux  plongeaient  dans  mon 
cœur. 

«  —  C'est  du  sang  aussi  que  des  larmes!  — 
dit-elle  avec  une  passion  surhumaine,  forte 
comme  Dieu  même,  car  elle  me  fit  reculer 
jusque  dans  ce  passé  qui  ne  nous  appartient 
plus  et  qu'elle  ralluma.  —  Bois  donc,  Ryno; 
bois  donc  !  bois  toujours  !  —  répéta-t-elle  en 
m'offrant  avidement  ses  yeux  et  sa  bouche. 
Elleavait  raison,  la  superstitieuse  femme  qu'elle 
était  !  Les  larmes  avaient  le  goût  du  sang  déjà 
bu...  Le  charme  opérait...  Je  la  pris  et  je  me 
sauvai  dans  le  salon,  l'emportant  liée  et  tor- 
due en  spirale  autour  de  moi,  comme  une  cou- 
leuvre. 

«  Une  heure  après,  elle  me  disait  avec  la 
conscience  d'une  force  invincible  : 

a  —  Aime-la,  si  tu  veux,,  Ryno;  aime-les 
toutes;  renie-moi  pour  ta  maîtresse;  mais  le 
sang,  confondu  dans  nos  veines,  est  plus  fort 
que  toi  !' 


LES    NOEUDS    INCESSAMMENT    REFAITS      245 

—  C'était  une  explication  de  Zingari,  —  dit 
la  marquise.  —  La  vraie,  c'est  que^  malgré  tout, 
vous  vous  aimiez  toujours. 

—  Non,  maraude,  non  !  —  reprit  Marigny, 
—  au  contraire!  J'en  aimais  une  autre.  Son 
coup  d'oeil  ne  l'avait  point  trompée,  quand  elle 
m'avait  vu  à  l'Opéra.  La  femme  rencontrée  en 
Ecosse  m'avait  entraîné  par  des  qualités  oppo- 
sées à  celles  qui  m'avaient  captivé  si  long- 
temps. Elle  avait  toutes  les  saveurs  exquises  de 
la  femme  du  monde,  une  aristocratie  de  beauté 
et  de  manières  digne  du  grand  nom  qu'elle 
portait.  Après  Vellini,  la  fille  basanée  du  toréa- 
dor, cette  patricienne  blanche,  blonde  et  lan- 
guissante était  d'un  attrait  singulier.  C'était  la 
fraîcheur  bleuâtre  des  lacs  purs,  aux  bords 
desquels  je  l'avais  rencontrée,  après  les  dévo- 
rements  brûlants  du  désert.  Elle  ne  m'appar- 
tenait pas  alors,  cette  femme;  mais  depuis, 
elle  a  été  jugée  compromise  et  avec  un  tel 
éclat,  qu'il  y  aurait  peut-être  mauvais  goût  à 
moi  de  la  nommer,  si  nous  n'étions  pas  en 
tête-à-tête  et  si  je  n'étais  pas  dans  quelques 
jours  votre  petit-fils... 

—  D'ailleurs,  ce  ne  peut  plus  être  —  ré- 
pondit la  marquise  de  Fiers  —  ni  une  fatuité, 
ni  une  indiscrétion.  L'écusson  des  Marigny  et 
celui  des  Mendoze  sont  écartelés  à  jamais  par 
les   Hérauts   d'armes  de    la    Médisance    pari- 


24^  UNE     VIEILLE     MAllRESSE. 

sienne.  On  ne  l'a  guères  ménagée,  cette  pauvre 
comtesse,  cette  héroïne  de  l'amour  vrai.  On  lui 
a  fait  payer  assez  cher  le  noble  tort  d'avoir  trop 
de  cœur  pour  être  habile. 

—  Oui,  — dit  Marigny  avec  tristesse,  — elle 
a  beaucoup  souffert  par  moi-,  et  telle  est  la 
rigueur  des  sentiments  involontaires,  qu'il  n'y  a 
point  de  dédommagements  à  offrir  pour  les 
maux  dont  on  fut  la  cause.  On  peut  écraser 
une  destinée  sans  avoir  un  tort  à  se  r,eprocher, 
car  ne  plus  aimer,  c'est  un  malheur.  Pourquoi 
cesse-t-on  d'aimer  une  femme?  On  attend  en- 
core l'homme  de  génie  qui  doit  répondre  à 
cette  question. 

«  Je  n'ai  —  ajouta  le  futur  gendre  de 
M""*  la  marquise  de  Fiers  —  à  vous  parler 
de  mon  sentiment  pour  madame  de  Mendoze 
qu'en  tant  qu'il  influa  (car  il  y  influa)  sur  mes 
relations  avec  Vellini.  Autant  qu'on  pouvait 
voir  dans  cette  âme  qui  désorientait  le  coup 
d'œil  par  le  mouvement  et  par  la  profondeur, 
il  me  sembla  que  Vellini,  qui  convenait  de  ne 
plus  m'aimer  et  qui  avait  un  amant,  redeve- 
nait jalouse  comme  au  temps  où  nous  nous 
appartenions  aux  yeux  de  tous.  Il  y  avait  d'au- 
tres femmes  pourtant  dont  on  lui  avait  dit  ce 
qu'elle  savait  de  madame  de  Mendoze.  Mais, 
jusque-là,  je  n'avais  pas  observé  que  la  pensée 
•d'une    femme,    depuis    notre    séparation,    eût 


LES    NOEUDS    I  N  C  E  SSAM  IV!  E  N  T    REFAITS,     247 

m^'  assombri  ou  froncé  son  front  soupçonneux. 
Cela  pouvait  être  un  de  ces  revirements  sou- 
dains comme  il  y  en  a  tant  dans  l'àme  hu- 
maine !  Elle  ne  me  faisait  plus,  il  est  vrai,  des 
scènes  furibondes  comme  autrefois,  mais  elle 
me  montrait  la  rigidité  amère  et  muette  des  ca- 
ractères absolus.  Elle  était  plus  capricieuse 
encore  qu'on  ne  l'avait  jamais  vue.  Elle  foulait 

1^^  aux  pieds  Cérisy.  C'est  sur  lui  que  retombaient 
^p^tous  les  éclats  de  son  humeur.  Témoin  de  ces 
injustices  et  d'ailleurs  très  préoccupé  de  ma 
belle  comtesse,  avec  qui  je  perdais  seulement 

Ipour  la  voir  le  temps  qu'il  est  d'usage  de  dé- 
penser avec  les  femmes  du  monde,  je  dis  à 
Vellini  que  je  m'abstiendrais  de  revenir  rue  de 
Provence. 

o  —  Orgueilleux!  —  s'écria-t-elle,  avec  un 
orgueil  révolté  du  mien.  —  Tu  t'imagines  donc 
que  je  t'aime  toujours  et  que  je  suis  bien  mal- 
heureuse ?Tu  crois  m'épargner  en  t'éloignant? 
Tu  te  sauves  de  moi  comme  d'une  maîtresse 
dont  tu  craindrais  les  persécutions?  Mais  ne 
t'ai-je  pas  dit  de  l'aimer,  ta  comtesse  de  Men- 
doze  !  Aime-la,  Ryno.  Qu'est-ce  que  cela  me 
fait!... 

a  Et  elle  me  disait  cela,  pâle,  hâve,  les  joues 
marbrées  de  deux  taches  rouges,  la  voix 
faussée  par  la  colère  qui  entr'ouvrait  tout  ce 
mépris.    C'était    encore   une  de  ses  puissances 


248  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

que  cette  dissonance  entre  ses  passions  et  sa 
volonté,  que  cette  indomptable  vérité  de  son 
âme  passant  à  travers  toute  cette  force  de  dis- 
simulation qu'elle  m'avait  si  souvent  montrée 
et  qu'elle  tenait  du  chef  de  sa  mère,  la  fière 
duchesse  de  Cadaval-Aveïro. 

«  —  Tu  ne  me  crois  pas,  —  reprit-elle,  — 
tes  yeux  sont  impies  en  me  regardant!  Eh  bien, 
mets  ta  main  sur  mon  cœur  et  raconte-moi 
tes  bonheurs  avec  ta  nouvelle  maîtresse,  et  s'il 
bat  d'une  pulsation  plus  vive,  méprise-moi, 
Ryno. 

«  Elle  avait  dans  les  sourcils  et  dans  les  plis 
du  sourire  l'audace  d'une  femme  qui  eût  jouté 
avec  la  foudre.  Ce  gant  qu'elle  me  jetait,  je  le 
ramassai.  Je  ne  l'aurais  pas  dû  peut-être.  Je 
n'aurais  pas  dû  ouvrir  à  une  ancienne  maî- 
tresse comme  Vellini  les  secrets  d'une  intimité 
nouvelle;  mais  quelque  chose  sans  doute  de 
plus  fort  que  ma  raison  même  retentit  et  flambe 
aux  défis!  J'étais  toujours  le  Marigny  qui,  défié 
dans  un  de  ses  voyages  par  cette  Vellini  qui 
me  défiait  encore,  avais  un  jour  valsé  avec  elle 
sur  l'étroite  et  rase  plate-forme  d'une  tour  de 
trois  cents  pieds  de  hauteur.  Je  fis  ce  qu'elle 
me  demandait.  J'osai  comme  elle.  Je  lui  mis 
la  main  sur  le  cœur,  à  travers  le  lacis  du  cor- 
sage ouvert  par  devant,  et  je  lui  racontai  mon 
amour  et  mes  bonheurs  avec  madame  de  Men- 


LES    NOEUDS    INCESSAMMENT    REFAITS.     247 

doze,  dans  cette  langue  entliousiaste  et  sen- 
suelle qui  allait  si  bien  à  ce  que  je  savais  de 
sa  nature,  enflammant  mon  récit  davantage  par 
le  désir  de  voir  clair  dans  son  âme  et  de  ter- 
rasser tout  cet  orgueil  de  Lucifer;  mais,  sous 
mon  récit  et  sous  ma  main,  ce  cœur  altier 
resta  immobile,  comme  s'il  eût  valsé  encore  au 
bord  de  la  tour  de  trois  cents  pieds! 

«  —  Tu  peux  donc  revenir!  »  — me  dit-elle 
avec  la  joie  d'une  telle  épreuve  et  le  plus 
superbe  de  ses  regards.  —  Et  je  revins.  Oui, 
je  revins,  marquise!  L'espèce  de  pitié  qu'elle 
avait  excitée  en  moi  qui  la  croyais  jalouse, 
périt  dans  mon  cœur  et  n'y  reparut  plus.  Je 
revins  attiré  parla  force  de  cette  âme,  qui  res- 
semblait si  peu  à  la  coquetterie  taquine  et 
menteuse  des  antres  femmes.  L'amour  était 
éteint,  mais  l'intérêt  reparaissait  sous  une  autre 
forme  que  l'amour.  Elle  m'avait  aimé.  Ne 
m'aimait-elle  plus?  Tous  les  souvenirs  de  l'es- 
clavage et  de  la  curiosité  m'obsédaient,  me 
repoussaient  chez  elle.  J'y  allais  en  sortant  de 
chez  la  comtesse.  J'avais  beau  être  amoureux,  — 
et  je  l'étais  vraiment!  je  passais  plus  d'heures 
chez  Vellini  qu'à  l'hôtel  de  Mendoze.  Je  ne 
sais  pas  comment  elle  s'y  était  prise  pour 
ensorceler  Cérisy;  mais  je  ne  remarquai  jamais 
qu'il  fût  jaloux  de  mes  visites.  Elle  me  parlait 
beaucoup  de  la   comtesse.   Elle   ne   comprenait 


a^O  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

pas  une  foule  de  choses  clans  cet  amour  de 
patricienne  qui  combat  pour  sa  dignité,  même 
en  se  livrant,  ou  qui  la  pleure  après  s'être 
livrée.  Il  y  avait  en  madame  de  Mendoze  mille 
nuances  fines  qui  lui  échappaient.  Elle  ne 
disait  pas  comme  le  monde,  qui  me  trouvait 
trop  aimé  de  cette  femme;  elle  disait,  elle, 
que  cette  froide  comtesse  ne  m'aimait  pas 
assez  et  qu'elle  ne  savait  pas  aimer.  Hélas! 
elle  m'a  aimé  au  contraire  au  point  de  se 
perdre  ;  mais  la  fille  du  toréador  appréciait 
mieux  les  transports  de  l'amour  que  ses  dévoue- 
ments. Qiiand,  interrogé  avidement  par  elle, 
je  lui  disais  les  chastes  et  sublimes  abandons 
avec  lesquels  cette  tendre  femme,  qui  me  sera 
toujours  sacrée  et  qu'elle  accusait  de  froideur, 
tombait  sur  mon  cœur  et  dans  mes  bras,  un 
pli  de  mépris  crispait  ses  lèvres  :  «  Tiens!  cela 
vaut  mieux,  »  disait-elle  avec  un  emportement 
de  vanité  étrange  et  d'ardeur  désordonnée,  et 
elle  collait  cette  lèvre  méprisante  à  mes  lèvres, 
avec  une  passion  toujours  prête  et  si  souve- 
raine, que  je  m'indignais  pour  la  femme 
aimée  de  l'empire  de  celle  que  je  n'aimais 
plus. 

«  Marquise,  ce  merveilleux  empire  qu'elle 
croyait  le  talisman  du  sang  bu  ensemble  et  qui 
n'était  pas  seulement  le  talisman  deâ  souvenirs, 
dura    plus    que    mes    liens   avec    madame   de 


LES    NOEUDS    INCESSAMMENT    REFAITS.     2<^l 

Mendoze,  Qi^iand  ces  liens  furent  brisés,  il 
continua  de  subsister.  Les  quelques  années 
écoulées  entre  ma  rupture  avec  la  comtesse  et 
la  rencontre  dans  le  monde  de  votre  Herman- 
garde,  ont  été  remplies  par  ces  succès  faciles 
qui  ont  à  peine  un  lendemain.  Aucun  ne 
devait,  ne  pouvait  affaiblir  ce  que  l'amour 
n'avait  pu  détruire,  et  Vellini  resta  pour  moi 
ce  qu'elle  était.  Elle  aussi,  elle  eut  des  caprices, 
de  ces  brusques  révolutions  d'imagination  et 
de  cœur,  dont  le  monde  dit  un  mal  si  cruelle- 
ment superficiel,  car  elles  sont  la  conséquence 
de  certaines  natures  passionnées  et  puissantes. 
Elle  se  brouilla  avec  Cérisy  ;  mais  l'expérience 
justifia  pour  elle  l'idée  qui  l'avait  tant  saisie: 
que  nous  devions  toujours  nous  revenir.  Elle 
a  maintenant  le  fanatisme  de  cette  croyance. 
Seulement,  ne  pensez  pas,  chère  marquise,  que 
cette  conviction  la  rende  heureuse.  Son  âme 
fière  s'en  soulève  parfois  indignée.  Pendant 
mon  amour  pour  la  comtesse  de  Mendoze  et 
depuis,  elle  a  essayé,  à  plusieurs  reprises,  de 
rompre  cette  chaîne  qu'elle  avait  d'abord  dite 
infrangible.  Elle  voulait  être  toute  à  ses  nou- 
veaux amours;  mais  l'ennui,  le  vide,  le  passé,  — 
que  sais-je?  —  me  la  rejetaient  désolée,  acca- 
blée, niant  qu'elle  m'aimât,  mais  recommen- 
çant d'étaler  avec  un  sombre  orgueil  la  chaîne 
qui  avait  résisté   aux  efforts  de  son  désespoir! 


^52  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

Qiiand,  plus  fort  qu'elle,  parce  que  je  suis 
homme,  je  l'avais  quittée  après  quelque  nou- 
veau déchirement,  me  promettant  de  ne  plus 
revenir,  un  soir  je  la  trouvais  chez  moi  qui 
m'attendait.  Elle  ne  se  tordait  pas  à  mes  pieds, 
elle  ne  me  suppliait  pas;  elle  ne  me  deman- 
dait pardon  ni  de  ses  violences,  ni  de  ses  inéga- 
lités, ni  de  ses  tristesses,  ni  de  tout  ce  qui  m'avait 
blessé  et  fait  fuir.  Mais,  avec  la  conscience 
tranquille  d'un  être  qui  se  croit  l'instrument 
du  destin,  elle  avait  une  façon  de  me  prendre 
par  la  main  et  cette  façon  était  si  pleine  de 
la  brûlante  domination  du  passé,  qu'elle  me 
remmenait! 

«  Marquise,  il  faut  en  finir.  Telle  a  été 
notre  vie  pendant  dix  ans.  Le  monde  n'a  vu 
que  la  surface  d'une  intimité  qu'il  ne  s'expli- 
quait pas.  J'ai  cherché  à  vous  en  faire  voir  le 
fond.  Qiioique  j'aie  passé  sur  bien  des  scènes, 
sur  bien  des  détails  que  j'ai  tus  par  respect  pour 
vous,  —  et  pour  nous  aussi,  —  et  qui  sont, 
hélas!  le  dessous  de  cartes  de  presque  toutes 
les  intimités,  j'en  ai  dit,  j'en  ai  montré  assez 
à  votre  experte  sagacité  pour  que  vous  compre- 
niez à  quel  point  notre  liaison  fut  agitée.  Le 
monde  l'a  mesurée  à  toutes  celles  que  l'habi- 
tude consacre,  après  que  l'amour  qui  les  forma 
n'existe  plus.  Vellini  recevait  beaucoup  d'hom- 
mes de   votre   faubourg  Saint-Germain.   C'est 


I 


I 


LES    NOEUDS    INCESSAMMENT    REFAITS.     2^] 

rue  de  Provence  que  j'ai  rencontré  le  viconrLte 
de  Prosny  pour  la  première  fois.  La  Malagaise 
voyait  des  artistes  et  plusieurs  femmes  comme 
elle.  On  jouait  dans  son  salon  un  jeu  d'enfer, 
et  on  m'y  voyait  tous  les  soirs.  Comme  avec  un 
certain  maintien  on  fait  respecter  les  positions 
les  plus  fausses,  les  hommes  qui  auraient  eu  le 
droit  peut-être  de  trouver  mauvaise  l'espèce 
d'autorité  dont  la  senora  Vellini  m'investissait 
chez  elle,  finirent  par  prendre  leur  parti  de... 
ce  qu'ils  ne  pouvaient  empêcher.  Pour  expli- 
quer l'éternité  de  ma  présence  chez  cette 
femme,  autrefois  ma  maîtresse,  le  jeu,  le  sans- 
gêne  de  la  vie  intime  étaient  les  raisons  que 
l'on  ajoutait  tout  haut  à  celles  que  l'on  disait 
tout  bas.  Quiantà  ces  dernières,  —  ajouta  M.  de 
Marigny  avec  un  fin  sourire,  —  on  les  chuchotait 
à  l'oreille;  je  les  devinais  bien  un  peu,  mais 
je  ne  me  charge  pas  de  vous  les  répéter.  » 

M.  de  Marigny  avait  fini  son  récit.  Il  s'arrêta 
naturellement  et  regarda  la  marquise  qui 
rêvait,  en  tournant  dans  ses  mains  sa  tabatière 
d'écaillé. 

«  —  Le  vieux  Prosny  n'est  pas  si  bête!  — 
dit-elle  avec  une  gaieté  que  le  regret  teignait 
de  tristesse,  —  et  j'aimerais  bien  mieux  qu'il 
le  fût  !  » 


I 


XI 


LE      MARIAGE 


UAND  M.  de  Marigny  eut  achevé 
sa  grande  confidence  à  M'"*  la 
marquise  de  Fiers,  ne  voilà-t-il 
pas  qu'il  eut  peur.  Il  avait  tout 
dit  avec  la  sincérité  d'une  âme  qui  se  confie 
dans  l'âme  qui  écoute;  il  avait  ouvert  son 
passé,  dans  les  replis  les  plus  secrets,  à  ces 
yeux  de  lynx  qu'il  ne  redoutait  pas.  Il  avait  mis 
une  espèce  de  grandeur  à  ne  rien  omettre. 
Mais  c'était  fini  !  Désormais  il  ne  reprendrait 
plus  le  récit  tombé  généreusement  de  ses 
lèvres  :    et   cet    homme    intrépide   jusque-là, 


1 


LE    MARIAGE.  2<^ 


s'effraya  de  ce  qu'il  avait  fait.  Il  eut  un  doute. 
Si  la  douairière  de  Fiers  n'était  pas  la  femme 
qu'il  avait  jugée  ;  si  l'histoire  de  cet  amour, 
trop  raconté  peut-être,  avait  réveillé  en  elle 
ces  instincts  de  prudence  qu'il  n'avait  pas  cher- 
ché à  endormir,  il  était  perdu.  La  main  de  la 
belle  Hermangarde  lui  serait  peut-être  refusée. 
A  cette  idée,  la  sueur  froide  coula  sur  son 
front.  Il  se  repentit  presque,  tant  il  aimait 
M"®  de  Polastron  !  d'avoir  été  franc  avec  la 
marquise.  Tout  homme  qu'il  fût,  l'amour  avait 
créé  en  lui  les  exquises  faiblesses  de  la  femme, 
et  la  peur  le  prit  comme  elle  prend  les  femmes, 
fussent-elles  Jeanne  d'Arc  elle-même,  l'action 
héroïque  accomplie,  le  coup  porté. 

La  marquise,  cette  fée  devineresse,  devina 
cette  pusillanimité  d'un  grand  amour.  Les 
yeux  de  lynx  que  M.  de  Marigny  avait  eu  rai- 
son de  ne  pas  craindre,  le  regardèrent  avec 
une  finesse  aimable  et  tendre  ;  épithètes  bien 
jeunes  [)our  des  yeux  de  soixante-quinze  ans, 
mais  justes  pour  cette  femme,  éternellement 
adorable  d'esprit  et  de  cœur,  que  les  matéria- 
listes de  son  temps,  qui  niaient  l'immortalité 
de  l'àme,  auraient  considérée  comme  une  très 
forte  objection,  s'ils  avaient  vécu  autant 
qu'elle. 

«  —  Qu'avez-vous,  mon  enfant?  —  dit-elle, 
en    le    voyant   presque   consterné    de    ce    qu'il 


3<^6  UNE    VIEILLE     MAITRESSE. 

avait  osé  dire.  — Vous  repentiriez-vous  d'avoir 
été  vrai?  Rassurez-vous.  Je  ne  démarierai 
point  Hermangarde.  Vous  avez  été  confiant, 
eh  bien!  ce  sera  confiance  pour  confiance.  Ah! 
monsieur  de  Marigny,  il  faut  que  vous  aimiez 
beaucoup  ma  chère  petite-fille,  pour  vous  don- 
ner les  airs  de  (îouter  de  moi  ! 

—  Ainsi,  ce  que  je  vous  ai  dit  n'a  pas 
changé  vos  résolutions!  —  s'écria  Marigny 
transporté. 

—  Non,  —  répondit-elle.  —  Pendant  que 
vous  me  parliez  de  cette  Vellini,  j'ai  senti,  il 
est  vrai,  à  plusieurs  reprises,  quelque  chose 
qui  s'effrayait  en  moi  ;  mais  je  me  suis  dit  que 
tout  considéré,  il  n'y  a  pas  de  mariage  possi- 
ble, si  on  exige  un  bonheur  démontré  certain. 
C'est  assez  triste,  cela;  mais  il  ne  s'agit  pas  de 
gémir  sur  la  nature  humaine  :  il  s'agit  de  ma- 
rier ma  petite-fille,  à  moi,  qui  ai  soixante- 
quinze  ans.  En  brisant  votre  mariage  aujour- 
d'hui, je  pourrais  la  laisser  dans  les  larmes  que 
ma  vieille  main  n'essuierait  pas...  J'ai  d'ailleurs 
pour  garantie  de  bonheur,  qui  est  toujours  une 
question,  quoi  qu'on  fasse,  votre  amour  et 
votre  loyauté,  Marigny,  la  beauté  sans  égale 
d'Hermangarde  et  cet  éloignement  dont  vous 
avouez  vous-même  la  nécessité.  On  s'est  embar- 
qué souvent  avec  moins  de  lest  sur  la  mer  où 
vous  allez  naviguer.  » 


LE     MARIAGE. 


257 


Enchanté  de  ces  assurances,  M.  de  Marigny 
laissa  la  marquise  dormir  un  peu  dans  son 
grand  fauteuil  sur  les  excellentes  dispositions 
qu'il  ne  craignait  plus  de  voir  compromises.  Il 
reprit  l'aplomb  de  son  bonheur.  Il  sourit  un* 
peu  en  pensant  à  M"*^  d'Artelles  et  à  la  mine 
qu'elle  ferait  quand  elle  apprendrait  que 
l'histoire  de  cette  relation  à  la  piste  de  laquelle 
elle  avait  lancé  le  Prosny,  il  l'avait  lui-même 
racontée  et  impunément  à  la  grand'mère  d'Her- 
mangàrde.  M.  de  Marigny  connaissait  parfaite- 
ment sa  comtesse  d'Artelles.  La  franchise 
aventureuse,  imprudente,  qui  lui  avait  réussi  en 
disant  tout  à  la  marquise,  en  n'énervant  rien 
de  la  puissance  d'une  ancienne  maîtresse,  en 
la  peignant  avec  la  force  de  ses  souvenirs, 
devait,  bien  loin  de  la  ramener,  choquer  et  alié- 
ner davantage  l'opiniâtre  amie  de  M'"^  de 
Fiers.  Et  en  effet,  quand  la  marquise  conta  ce 
qui  s'était  passé  entre  elle  et  son  futur  petit- 
fils  à  M""**  d'Artelles: 

«  Eh  quoi,  ma  chère  !  —  répondit  celle-ci, 
ne  montrant  qu'un  étonnement  qui,  comme 
on  voit,  n'était  pas  à  la  gloire  de  Marigny,  —  il 
a  eu  l'audace  de  vous  raconter  cette  his- 
toire?... 

—  Oui,  ma  chère,  il  en  a  eu  l'audace,  —  re- 
partit la  marquise  avec  la  petite  taquinerie  qiu' 
est    la   Ai'àce    des    [)lus    solides    amitiés,    —    et 


U 


2^8  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

comme  toujours,  avec  nous  autres  femmes, 
jeunes  ou  vieilles,  l'audace  a  réussi.  Elle  m'a 
attachée  à  lui  davantage.  Car  en  parlant 
comme  il  a  fait,  il  devait  savoir  qu'il  exposait 
son  bonheur.  C'est  plus  que  sa  vie.  J'ai  trouvé 
cela  très  noble  à  lui...  presque  chevaleresque. 
Vous,  l'arrière-petite-fille  des  plus  anciens 
bannerets  de  France,  osez  me  dire  que  cela 
ne  l'est  pas  !  » 

Et  fine  comme  elle  l'était,  l'éloquente  vieille 
enterra  sous  cette  espèce  d'argument  héraldique 
les  derniers  murmures  de  l'antipathie  de 
M'"*  d'Artelles  contre  M.deMarigny.  A  partir 
de  ce  moment,  la  comtesse  ne  parla  plus  du 
mariage  qui  la  désolait.  Elle  vit  que  le  génie 
de  Marigny  l'emportait  sur  le  sien. 

a  — ■  Vicomte,  —  dit-elle,  outrée,  à  M.  de 
Prosny,  —  comprenez-vous  une  pareille  chose  ? 
Elle  aime  mieux  ce  Marigny  que  sa  petite-fille, 
je  n'en  doute  pas.  » 

Il  importait  peu  que  le  Prosny  comprît  cela 
ou  non.  Mais  ce  qu'on  ne  saurait  trop  admirer, 
c'est  la  jeunesse  de  cœur  de  M'"^  de  Fiers, 
attestée  par  le  sentiment  que  lui  reprochait 
son  amie.  Oui,  la  marquise  aimait  Marigny, 
non  pas  mieux  que  son  Hermangarde,  mais 
elle  l'aimait,  et  son  affection  n'était  pas  le  reflet 
de  l'amour  qu'il  avait  allumé  dans  sa  petite- 
fille.  Elle  aurait   été    sans  enfants  qu'elle  l'eût 


LE     MARIAGE. 


359 


appelé  son  fils  d'élection.  Si,  dans  toute  âme, 
l'amitié  est,  sans  comparaison,  le  plus  beau  des 
sentiments  de  ce -monde,  elle  devient  sublime 
dans  une  femme  placée  aux  confins  de  la  vie, 
qui  semble  avoir  tout  épuisé  et  être  devenue 
inséductible.  Le  jeune  homme  qui  l'inspire, 
doit  en  être  plus  fier  que  de  toutes  les  turbu- 
lentes passions  qu'il  a  semées  dans  des  cœurs 
par  l'âge  plus  rapprochés  du  sien.  Herman- 
garde  aussi  —  comme  M*"*  d'Artelles  —  savait 
bien  que  sa  grand'mère  aimait  Marigny  pour 
lui-même,  et  la  tendre  et  généreuse  jeune  fille 
en  était  heureuse  pour  son  fiancé. 

«  Avouez  que  vous  l'aimez  autant  que  moi, 
maman  !  »  disait-elle  avec  l'accent  du  triomphe, 
la  veille  du  jour  fixé  pour  ce  mariage,  l'objet 
de  leurs  plus  vifs  désirs  à  toutes  les  deux. 

Ils  étaient  restés  avec  la  marquise,  après  les 
visites  et  les  félicitations  d'un  pareil  jour, 
Hermangarde  seule  n'était  pas  fatiguée.  Reine 
que  son  diadème  ne  blessait  pas,  elle  avait 
radieusement  montré  son  bonheur,  en  âme 
franche  et  naïve,  en  vraie  jeune  fille  qu'elle 
était.  Elle  avait  écouté  avec  un  ravissement 
qu'une  divine  réserve  entrecoupait  sans  pou- 
voir le  cacher,  ces  compliments  dictés  par 
l'usage  à  des  bouches  envieuses  ou  indifféren- 
tes. L'amour  heureux  chantait  si  bien  dans  son 
àme  qu'elle  en  aimait  tous  les  échos.  Elle  jouis- 


26o  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

sait  profondément  de  tout  ce  qui  eût  causé  un 
peu  d'e'mbarras  à  toute  femme  moins  fortement 
éprise.  Ryno  de  Marigny,  «en  entendant  ces 
douces  paroles  vivifiées  des  plus  célestes  in- 
flexions de  l'amour,  serra  la  belle  main  qu'il 
tenait  dans  les  siennes  et  qui  déjà  était  à  lui. 

o  Et  quand  cela  serait?  —  répondit  en 
riant  la  marquise,  — je  ne  dépenserais  pas  ton 
bien  pour  longtemps,  petite,  car  dans  vingt- 
quatre  heures,  lui  et  toi,  vous  ne  ferez  i)lus 
qu'un.  » 

Le  lendemain,  à  midi,  tout  le  faubourg  Saint- 
Germain  assista  au  mariage  de  M"^  de  Polas- 
tron  et  de  M.  de  Marigny.  La  marquise  douai- 
rière de  Fiers  avait  voulu  donner  à  cette  céré- 
monie la  solennité  qu'on  y  donnait  danssa  jeu- 
nesse. A  présent,  une  fausse  pudeur,  une  pudeur 
anglaise  qui  met  sur  tout  son  voile  indécent,  a  fait 
du  mariage  une  espèce  de  huis  clos  mystérieux. 
On  cache  son  bonheur  comme  s'il  était  cou- 
pable. On  ne  sait  plus,  en  donnant  la  main  à 
une  belle  fille  qu'on  prend  pour  femme,  sous 
l'œil  de  Dieu  et  à  son  autel,  porter  légèrement 
sur  son  front  levé  le  regard  des  hommes.  On 
aime  mieux  recevoir  furtivement  la  bénédiction 
d'un  prêtre  et  s'enfuir  dans  une  chaise  de 
poste,  comme  une  bête  qui  emporterait  sa 
proie,  que  de  donner  à  l'acte  qui  fonde  une 
famille  nouvelle  la  lente  Ct  majestueuse  obser- 


LE     MARIAGE.  26l 


vance  des  convenances  extérieures  qui  l'accom- 
pagnaient autrefois.  La  marquise  de  Fiers 
n'était  pas  dévote,  mais  elle  tenait  aux  tradi- 
tions d'un  autre  âge.  Elle  voulut  couronner  la 
félicité  qui  était  l'œuvre  de  ses  mains,  des 
pompes  du  monde,  unies  aux  pompes  de  la 
religion.  On  se  souvint  longtemps,  à  Saint- 
Thomas  d'Aquin, — cette  aristocratique  église  où 
l'orgueil  des  races  aime  à  se  mettre  à  genoux  de- 
vant Dieu,  —  de  la  messe  de  mariage  de  M"®  de 
Polastron.  La  musique  en  avait  été  composée 
par  une  de  ses  amies,  célèbre  depuis,  et  l'àme 
de  la  femme,  dans  ce  morceau  dont  tout  Paris 
parla  et  qui  n'a  pas  été  recueilli,  s'entremêla, 
pour  le  rendre  plus  touchant  encore,  aux 
mâles  inspirations  de  l'artiste.  La  marquise 
douairière  de  Fiers,  qui  avait  des  relations  de 
parenté  et  de  monde  avec  toute  la  haute  société 
de  Paris  et  de  l'Europe,  en  avait  convoqué  le 
ban  et  l'arrière-ban  à  ce  mariage.  La  petite 
église  de  Saint-Thomas  d'Aquin  offrait  un  spec- 
tacle digne  des  plus  beaux  jours  de  la  Restau- 
ration. On  aurait  pu  se  croire  à  cette  époque 
de  dévotion  mondaine,  en  regardant  la  foule 
incessante  que  des  voitures  chargées  d'armoi- 
ries déposaient  à  chaque  instant  sur  les  mar- 
ches du  parvis  et  qui  allait  s'entasser  un  peu 
confusément  dans  la  nef  et  jusque  dans  le 
chœur.  Partout  ce   n'étaient  que  de  nobles  vi- 


26a  UNE    VIEILLE    MAITRESSE. 

sages,  profils  délicats  on  fiers,  mises  recher- 
chées et  simples  sur  lesquelles  brillait,  de 
temps  en  temps,  l'étoile  en  diamants  de  quel- 
que ordre.  Chose  qu'on,  remarqua  dans  cette 
foule  imposante,  les  femmes  étaient  en  majo- 
rité. Un  mariage  d'amour,  c'est  une  fête  pour 
elles  !  et  elles  y  vinrent  comme  à  une  fête, 
élégantes,  parées,  dans  leurs  plus  charmantes 
toilettes  du  matin,  souriantes,  rêveuses,  inté- 
ressées, curieuses  surtout!  curieuses  de  voir 
l'une  des  plus  riches  héritières  de  France  pren- 
dre pour  époux  et  pour  maître  un  simple 
gentilhomme  sans  titre,  pauvre  comme  Job, 
joueur  comme  les  cartes,  et  libertin,  disait-on, 
comme  le  Valmont  des  Liaisons  dangereuses. 
Pour  des  Françaises,  chez  qui  les  folies  de 
cœur  sont  si  rares,  cela  méritait  d'être  vu  ! 

On  avait  placé  deux  fauteuils  en  velours 
cramoisi,  à  crépines  d'or,  avec  des  coussins  de 
même  couleur,  sur  la  marche  supérieure  du 
maître-autel.  C'est  là  que  les  mariés  devaient 
s'asseoir  pour  entendre  la  messe.  Quand  M.  de 
Marigny  monta  jusque-là,  en  donnant  la  main 
à  M""  de  Polastron,  il  y  eut,  dans  ce  monde 
qui  les  connaissait  pourtant  tous  les  deux, 
parmi  les  hommes,  un  murmure  d'admiration 
pour  elle,  et  parmi  les  femmes,  un  silence 
pour  lui. 

Sans    doute,    on    les  jugeait  dignes    l'un    de 


I 


LE     MARIAGE.  263 


l'autre.  On  comprenait  que  leur  amour  bût  été 
une  prédestination. 

M"*"  de  Polastron  était  en  blanc,  chargée  de 
dentelles,  mise  comme  toutes  les  mariées  du 
monde.  Elle  baissait  ses  longues  paupières  sur 
ses  joues  où  l'émotion  versait  de  la  pâleur, 
mais  de  la  pâleur  lumineuse.  A  ces  flots  de 
mousseline  des  Indes^  qui  enveloppaient  sa 
beauté  sainte  comme  d'un  nuage  et  dans  les- 
quels les  souffles  de  la  démarche  trahissaient 
la  précision  des  plus  purs  contours,  à  sa  virgi- 
nité d'attitude,  à  cette  fusion  divinement  tem- 
pérée de  la  chasteté  et  de  l'amour,  on  pen- 
sait, malgré  soi,  à  l'Étoile  du  Matin,  invoquée 
dans  les  Litanies.  Son  voile  de  Malines  —  ce 
manteau  impérial  de  toutes  les  mariées,  fragile, 
hélas!  comme  leur  empire,  —  descendait  jusqu'à 
ses  pieds,  et  elle  le  portait  de  manière  à  jus- 
tifier ce  grand  nom  de  la  fille  de  Charlemagne 
qu'on  avait  osé  lui  donner.  Près  d'elle  se  te- 
nait Marigny.  Il  était  mis  avec  la  simplicité  qui 
sied  aux  hommes  sûrs  de  leur  puissance.  Sans 
doute  il  était  heureux,  puisqu'il  épousait  celle 
qu'il  aimait  depuis  longtemps  ;  mais  pourquoi 
la  pensée  que,  dans  quelques  heures,  il  pour- 
rait presser  librerhent  sur  son  cœur  cette  ado- 
rable jeune  fille,  ne  lui  attachait-elle  pas  aux 
tempes  un  plus  splendide  éclair?  Qiielle  était 
la   rêverie    inconnue  dont    le  voile  se  dépliait 


304  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

mollement  sur  son  front  pensif?...  Qui  sut  —  si 
ce  n'est  lui  —  i'émotion  intérieure  qui  l'accom- 
pagnait à  l'autel?...  Comme  le  jeune  homme 
du  rêve  de  lord  Byron,  pensait-il  alors,  sous 
la  coupole  étincelante  de  cette  église,  qui 
versait  une  lumière  rosée  au  col  penché  de 
son  Hermangarde,  à  quelque  appartement 
lointain  et  obscur  où  jadis  il  eût  serré  une 
main  qui  n'était  pas  celle  qu'il  avait  alors 
dans  la  sienne?...  Enfin,  était-ce  l'avenir, 
était-ce  le  passé  qui  assombrissait  son  visage 
au  moment  où  il  aurait  dû  rayonner  ?  Ou,  tout 
simplement  encore,  était-ce  l'oppression  d'une 
félicité  trop  grande,  la  mélancolie  du  bonheur? 
Car  ils  disent,  les  gens  qui  ont  été  heureux, 
que  le  bonheur  a  aussi  sa  mélancolie. 

A  côté  des  mariés,  dans  un  fauteuil  sem- 
blable aux  leurs,  mais  placé  plus  bas,  la  mar- 
quise douairière  de  Fiers,  en  robe  de  poult  de 
soie  carmélite,  en  mante  noire  et  en  mitaines, 
couvrait  de  ses  yeux  maternels,  dans  lesquels 
brillaient  cent  ans  de  vie,  sa  petite-fille  et 
Marigny.  La  joie  de  son  cœur  dorait  ses  rides. 

«  Regardez-la,  vicomte!  —  dit  M™*  d'Ar- 
telles  à  son  ancien  Sygisbée  en  mettant  son 
paroissien  ouvert  devant  sa  bouche,  pour  que 
la  réflexion  n'allât  qu'à  son  adresse,  —  perd-elle 
la  tête,  ma  pauvre  amie  ?  Elle  a  l'air  plus  heu- 
reuse   qu'Hermangarde.    Si   elle   ne    faisait  pas 


LE     MARIAGE.  365 


épouser  son  Marigny  à  sa  petite-fille,  je  crois, 
en  vérité,  qu'elle  l'épouserait. 

—  Ce  serait  donc  sa  première  folie, — répon- 
dit le  vicomte,  en  ricanant  silencieusement,  — 
car  elle  n'en  a  jamais  fait  pour  personne.  C'est 
une  fine  mouche.  Mais  enfin^  il  est  temps  pour 
tout,  et,  tôt  ou  tard,  il  faut  bien  que  jeunesse 
se  passe.  » 

Et,  tout  enchanté  de  se  trouver  tant  d'esprit, 
le  vicomte  de  Prosny  tourna  orgueilleuse- 
ment son  binocle  sur  l'assemblée  qui  emplis- 
sait la  nef.  Il  distribuait  des  signes  de  tête  à 
toutes  les  personnes  de  sa  connaissance.  A 
force  de  regarder  autour  de  lui,  son  attention 
lassée  se  porta  sur  l'orgue  qui  répandait  alors 
ses  fleuves  d'harmonie  sous  les  arceaux  de 
l'église  ébranlée,  et  il  ajusta,  dans  l'espèce  de 
tribune  qui  s'ouvre  des  deux  côtés  du  majes- 
tueux instrument,  une  personne  qu'il  ne 
croyait  pas  là,  sans  doute,  car  il  prit  le  plus 
surpris  de  ses  airs  étonnés,  et,  poussant  sa 
joue  avec  sa  langue  et  de  son  coude  le  coude 
de  la  comtesse  d'Artelles  : 

«  Qiie  le  diable  m'emporte,  —  dit-il,  sans 
avoir  égard  à  la  sainteté  du  lieu,  —  si  ce  n'est 
pas  là  la  senora  VelliniJ  » 

On  touchait  au  moment  le  plus  solennel  de 
la  messe,  mais  le  mot  prononcé  à  voix  basse 
par   M.    de   Prosny  produisit  son  effet  sur   la 


34 


266  UNE    VIEILLE     MAITRESSE. 

comtesse  d'Artelles  et  lui  fit  tourner  fort  irré- 
vérencieusement le  dos  à  l'autel.  Elle  aurait 
oublié  Dieu  le  père  lui-même,  en  personne, 
pour  voir  la  senora  Vellini.  Dix  curiosités  en 
une  seule  braquèrent  ses  yeux,  armés  de 
lunettes,  vers  l'endroit  que  lui  désigna  le 
vicomte.  Elle  voulait  juger  Vellini,  cette  terri- 
ble maîtresse  de  dix  ans  I  C'était  la  curiosité  de 
la  femme,  qu'avait  eue  aussi  M""*  de  Fiers. 
Puis,  c'était  la  curiosité  de  l'ennemie  !  Pour- 
quoi la  senora  était-elle  venue  à  ce  mariage  ? 
Était-ce  l'amour  désolé  qui  entr'ouvrait  et  fai- 
sait saigner  sa  blessure?  Était-ce  le  projet  de 
quelque  scène,  de  quelque  scandale,  peut-être 
de  quelque  vengeance  ?  Qtiel  sentiment  enfin 
l'avait  poussée  à  Saint-Thomas  d'Aquin  pour  s'y 
repaître  les  yeux  et  l'âme  de  l'outrageant  bon- 
heur de  M.  de  Marigny?  Questions  qui  faisaient 
palpiter  tout  ce  qu'il  y  avait  de  vivant  dans 
M™®  d'Artelles.  Elle  resta  un  moment  à  consi- 
dérer la  senora  comme  si  l'église  avait  été  un 
théâtre  et  qu'elle  eût  fixé  une  actrice. 

a  C'est  donc  cela,  cette  Vellini  dont  vous 
parlez  tant  !  »  dit-elle,  du  même  ton  que  M.  de 
Prosny  avait  pris  pour  lui  parler,  mais  avec 
l'expression  du  dédain  le  plus  aigu. 

L'Espagnole  était  assise  du  côté  droit  de  la 
tribune.  Par  la  pose  qu'elle  avait  alors,  on  ne 
voyait   que   son   buste.  Elle    portait  la  robe  de 


LE     MARIAGE.  267 


I 
I 


son  pays,  toute  recouverte  de  dentelle  noire  par- 
dessus le  satin  luisant,  et,  sur  sa  tèle,  elle 
avait  sa  mantille.  Mise  singulière,  en  France, 
où  tout  ce  qui  n'est  pas  la  tenue  de  tout  le 
monde  paraît  trop  hardi.  Elle  était  accoudée, 
la  main  contre  sa  joue,  à  la  balustrade  en 
pierres  de  la  tribune.  L'opposition  de  ses 
vêtements  noirs  et  de  son  teint  bistré  la  faisait 
paraître  plus  jaune  que  jamais.  Elle  avait  les 
yeux  tournés  vers  M"®  de  Polastron,  qui  deve- 
nait alors  M""*  Ryno  de  Marigny. 

Son  regard,  fixe  et  profond,  était  si  chargé 
du  magnétisme  inexplicable  qui  n'a  pas  même 
besoin  d'un  autre  regard  pour  fasciner,  qu'Her- 
mangarde  en  sentit  la  lourdeur  oppressive  sur 
ses  candides  et  suaves  épaules,  voilées  de  la 
brume  des  dentelles.  Malgré  elle,  malgré  les 
ineffables  délices  dans  lesquelles  nageait  son 
àme,  la  mariée  distraite  se  retourna,  cherchant 
vaguement  d'où  venait  cette  impression  qui 
l'atteignait  et  qu'elle  dut  attribuer  à  l'orage, 
car  on  était  au  mois  de  juin  et  la  chaleur  acca- 
blait. 

Quant  à  la  comtesse  d'Artelles,  elle  n'était 
pas  de  force  à  lire  dans  cet  impénétrable  re- 
gard. 

a  Ma  foi!  —  dit-elle,  chuchotant  toujours 
avec  son  vieux  vicomte,  —  vous  disiez  très 
bien.  Elle  est  fort   laide  et  Tair  effronté  de  ses 


268  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

pareilles  ne  lui  manque  pas.  Sa  mise  est  celle 
d'une  baladine.  Mort  de  ma  vie!  ils  sont  jolis, 
les  goûts  des  hommes  de  ce  temps  en  général, 
et  de  M.  de  Marigny  en  particulier  !  » 

M.  de  Pi-osny  ne  répondit  pas.  11  était  allé 
souvent  chez  la  sefiora  Vellini,  et  peut-être 
avait-il  plus  d'indulgence  que  M'"®  d'Artelles 
pour  les  goûts  de  la  jeunesse  de  ce  temps. 

«  Elle  a  l'air  bien  tranquille  pour  faire  une 
scène,  —  ajouta  la  comtesse.  —  Et  pourtant 
dans  quelle  autre  intention  une.  femme  comme 
elle  serait-elle  venue  à  ce  mariage?  Qii'en 
dites-vous,  monsieur  de  Prosny  ?  » 

M.  de  Prosny  n'en  disait  rien  du  tout.  Il 
était  occupé  à  lorgner  le  côté  gauche  de  la  tri- 
bune, dans  laquelle  se  trouvait  une  autre  femme, 
en  noir  aussi,  comme  la  sefiora,  mais  dont 
la  pose  était  moins  fière  et  moins  mondaine. 
Cette  femme  était  à  genoux  sur  un  prie-Dieu 
placé  au  bord  de  la  balustrade,  affaissée,  le 
visage  caché  et  soutenu  par  des  mains  amai- 
gries. On  eût  dit  qu'elle  était  la  proie  de  sa 
propre  prière,  si  elle  en  adressait  une  au  ciel, 
ou  de  sa  propre  pensée,  si  elle  ne  priait  pas. 

a  Comtesse,  —  s'exclama  presque  M.  de 
Prosny,  —  voici  un  hasard  des  plus  étranges  ! 
Q^ii  croyez-vous  qu'est  cette  femme  de  l'autre 
coté  de  la  tribune  et  qui  fait  pendant  à  la 
sefîora   Vellini?...    Tenez...    là!...    qui   semble 


LE     MARIAGE.  269 


avoir  peur  d'être  remarquée  et  pour  cela  cache 
son  visage  dans  ses  mains?... 

—  Je  ne  vois  pas  très  bien...  —  répondit 
M'"''  d'Artelles,  se  penchant  en  avant  à  cause 
d'un  piher  qui  kii  cachait  la  personne  dont 
parlait  M.  de  Prosny. 

—  Eh  bien,  c'est  la   comtesse  de  Mendoze! 

—  Par  exemple  !  !  ! 

—  Oui,  c'est  elle  !  —  reprit  M.  de  Prosny. 
—  C'est  cette  pauvre  comtesse,  victime  du 
monstre  heureux  qui  se  cambre  si  bien  à 
l'autel  dans  ce  moment.  Admirez-vous  une 
telle  rencontre?...  Le  cœur  romanesque  a  eu 
la  même  idée  que  la  femme  perdue,  et  le  plus 
grand  des  romanciers,  le  Hasard,  a  voulu  que 
toutes  les  deux  assistassent  au  mariage  de  leur 
ancien  amant,  à  quatre  pas  l'une  de  l'autre, 
de  manière  que...  de  manière  que...  en  recondui- 
sant sa  femme  à  sa  voiture,  ce  Marigny  du 
diable  pourra  voir  ses  vieilles  conquêtes  orner 
de  leurprésence  son  triomphe  d'aujourd'hui.  » 

Il  y  avait  dans  l'accent  de  M.  de  Prosny  le 
sentiment  d'envie  d'un  vieux  vaniteux  oxydé, 
qui  aurait  savouré  dans  sa  jeunesse,  avec  la 
férocité  d'un  cœur  seo,  la  jouissance  égoïste 
qu'il  attribuait  à  Marigny,  et  qui,  ne  l'ayant 
point  goûtée,  se  vengeait  alors  à  en  médire. 

M*"*  d'Artelles  reconnut   M"*^    de    Mendoze. 

0  II   ne   manquerait  plus  —   dit-elle   —  que 


UNE    VIEILLE     MAITRESSE. 


toutes  les  femmes  qu'il  a  compromises  fussent 
ici.  Ce  serait  vraiment  drôle.  Vous  avez  un 
binocle  à  qui  rien  n'échappe,  vicomte.  Cher- 
chez et  avertissez-moi,  quand  vous  en  verrez.» 
Peut-être  y  étaient-elles,  en  effet;  parmi  ces 
femmes  du  monde  qui  baissaient  alors  leurs 
longues  paupières  hypocrites  sur  leurs  missels, 
peut-être  s'en  trouvait-il  plusieurs  que  M.  de 
Marigny  avait  eues, — comme  l'aurait  dit  M.  de 
Prosny,  avec  un  sans-façon  très  convenable  au 
moins  dans  ce  cas.  Elles  ont  parfois,  les  femmes 
du  monde,  une  merveilleuse  facilité  d'oublier. 
Elles  vous  ont  appartenu  tout  entières,  et  s'il 
advient  qu'elles  vous  rencontrent,  elles  ne  vous 
font  pas  même  l'hormeur  de  vous  reconnaître. 
Elles  restent  froides,  souriantes  de  ce  froid 
sourire  stéréotypé  à  leurs  lèvres,  monnaie 
banale  qu'elles  donnent  à  tous.  Elles  n'ont  pas 
assez  de  sang  dans  les  veines  pour  être  trahies 
par  une  rougeur.  Marigny,  de  l'autel  où  il  se 
mariait,  aurait  pu  apercevoir  un  cercle  de  ces 
femmes,  oublieuses  et  naïvement  impudentes, 
l'entourer  comme  les  spectres  de  ses  victimes 
entourent  Richard  III  dans  Shakespeare  ;  mais 
pour  lui,  pour  Marigny,  pour  ce  Richard  III 
de  la  séduction,  il  n'y  aurait  eu  ni  remords, 
ni. horreur,  ni  épouvante  dans  un  tel  specta- 
cle; car  les  coeurs  qu'il  avait  tués  se  portaient 
fort  bien. 


LE     MARIAGE.  27  1 


Excepté  un  seul,  pourtant,  — qui  n'avait  pas 
profané  l'amour,  renié  le  passé,  en  l'oubliant, — 
celui  de  M"*^  de  Mendoze,  mourant  d'un  sen- 
timent trop  fort,  déchirée  par  les  limiers  du 
monde,  et  venue,  dans  sa  dernière  heure  de 
détresse,  s'abattre  aux  pieds  de  l'autel  oii  son 
Marigny  s'enchaînait  à  la  vie  d'une  femme  qui 
n'était  pas  elle,  comme  une  biche  blessée  au 
bord  des  eaux. 

Et  elle,  l'àme  douce  et  bonne,  la  comtesse 
Martyre  de  Mendoze  (car  elle  s'appelait  Mar- 
tyre; sortie  du  sein  de  sa  mère  par  le  fer,  elle 
en  avait  été  meurtrie  et  on  l'avait  appelée 
Martyre.  Y  a-t-il  donc  toute  une  destinée  dans 
un  nom?.,.)  n'était  point  venue  là  poussée 
par  une  passion  égoïste  et  mauvaise,  une  curio- 
sité haineuse  ou  jalouse.  Lys  broyé  qui  ne  don- 
nait plus  de  parfums  depuis  que  la  douleur 
avait  macéré  ses  feuilles  blanches,  elle  ne 
haïssait  pas  Hermangarde  et  elle  pardonnait  à 
Marigny.  Héroïque  d'humilité  tendre,  elle 
comprenait  qu'il  ne  l'aimât  plus  et  elle  en 
mourait.  L'idée  l'avait  prise  d'assister  à  la 
navrante  cérémonie  qui  achevait  le  malheur 
de  son  âme;  d'en  savourer,  un  à  un,  tous  les 
détails...  Cruelle  fantaisie  que  les  cœurs  bri- 
sés connaissent!  On  agace  la  plaie  qui  saigne; 
on  égoutte  sur  ses  lèvres  la  coupe  de  poison.  . 

Ah  !    ce   jour-là,    elle    souffrit    plus    qu'elle 


UNE     V?E!ILB     MAITREÎ5E. 


n'avait  souffert  depuis  que  M.  de  Mari^jny  l'a- 
vait abandonnée,  mais  une  force  surhumaine 
lui  fit  presser  et  tordre  sa  douleur  autour  de 
son  cœur  déchiré  et  courir  à  Saint-Thomas 
d'Aquin.  Nulle  invitation  ne  lui  avait  été 
envoyée...  Le  noble  Marigny,  qui  n'avait  avec 
elle  que  les  torts  involontaires  de  la  nature 
humaine,  aurait  regardé  comme  la  plus  impla- 
cable ironie  d'adresser  une  lettre  de  faire  part 
à  cette  femme  pour  laquelle  il  ressentait  une 
pitié  respectueuse.  Il  avaiit  eu  la  délicate  pen- 
sée de  se  rappeler  à  elle  en  affectant  de  l'ou- 
blier. Il  'montrait  combien  le  passé  tenait  de 
place  dans  son  àme,  par  l'exception  qu'il  fai- 
sait d'elle  parmi  tous  ces  indifférents  qu'il 
conviait  au  spectacle  de  son  bonheur. 

Mais  cette  généreuse  sollicitude  fut  inutile. 
M""^  de  Mendoze  avait  résolu  d'aller  secrète- 
ment, en  voiture  sans  livrée  et  sans  armoirie, 
à  ce  mariage  dont  les  Arsinoé  du  monde 
n'avaient  pas  manqué  de  lui  indiquer  le  jour 
et  l'heure,  et  elle  accomplit  son  projet.  C'était 
insensé...  car  à  quoi  bon  s'attester  une  fois  de 
plus  qu'on  est  perdue-,  que  la  destinée  qui 
vous  tue  depuis  si  longtemps  va  vous  donner 
son  dernier  coup?...  Mais  qui  n'aime  pas  jusqu'à 
la  folie,  n'a  jamais  aimé  comme  cette  femme 
aimait. 

Elle   croyait   qu'elle  ne  serait  pas   aperçue... 


LE     MARIAGE.  37} 


qu'elle  pourrait  se  livrer  à  la  fiévreuse  ivresse 
de  ces  larmes  qui,  en  coulant,  emportaient  sa 
vie.  Pleurer  là...  à  dix  pas  de  lui  qui  l'igno- 
rait... sentir  son  pied  lui  marcher  sur  le  cœur, 
sentir  le  pied  d'une  rivale  préférée  (et  par. 
donnée!)  y  joindre  un  poids  plus  insuppor- 
table encore,  et  prier  pour  tous  deux;  deman- 
der à  Dieu,  les  mains  jointes,  de  les  bénir  et 
d'éterniser  leur  amour:  voilà  la  sublime  folie 
qu'elle  voulait  réaliser  avant  de  mourir  tout  à 
fait.  Elle  était  déjà  plus  d'à  moitié  morte,  et 
elle  ne  tenait  plus  à  la  vie  que  par  l'enthou- 
siasme du  désespoir. 

Dieu  lasoutint,  —  car  Dieu  aime  les  folies  des 
âmes  qu'il  a  créées  immortelles.  Pendant  cette 
messe  qui  dura  longtemps,  les  nerfs  de  cette 
frêle  blonde,  minée  jusqu'à  la  transparence 
par  une  passion  plus  forte  que  la  vie,  ne  furent 
point  au-dessous  de  la  passion  du  cœur.  Nul 
sanglot  ne  trahit  de  son  rauque  éclat  le  silence 
dans  lequel  cette  femme  priait  enveloppée. 
Nulle  convulsion  ne  la  renversa  sur  la  terre. 
Elle  se  tint  à  genoux  sans  faiblir.  Elle  vit  tout, 
elle  entendit  tout  :  le  prêtre  qui  les  bénissait, 
la  foule  qui  les  admirait,  le  double  anneau,  le 
double  oui  prononcé  avec  tant  d'amour  par  les 
deux  voix  qui  le  disaient  ;  et  elle  endura  cette 
torture,  immobile,  voilée,  buvant  ses  larmes 
qui  dévoraient  ses  joues  en  y  ruisselant  et  sans 


35 


374  UNE    VIEILLE     MAITRESSE. 

que  personne  aiiprcs  d'elle  pût  se  douter  de 
son  supplice.  M.  de  Prosny  et  la  comtesse  d'Ar- 
telles  l'avaient  bien  reconnue,  mais  ce  qu'elle 
éprouvait, Dieu  seul  le  vit  et  en  eut  pitié.  Elle 
réalisait  pour  Marigny  le  mot  de  sainte  Thérèse 
qui  défiait  Dieu  de  l'empêcher  de  l'aimer, 
même  en  la  damnant,  même  en  la  plongeant 
dans  son  enfer.  Ce  ne  fut  qu'après  que  tout 
fut  fini,  quand  le  consummaîum  est  de  la  félicité 
pour  eux  et  du  malheur  pour  elle  eut  été 
écrit  dans  le  livre  du  destin,  qu'elle  sentit 
l'espèce  de  fièvre  qui  l'avait  animée  tomber 
et  s'éteindre.  Tout  le  temps  qu'il  y  eut  quelque 
chose  à  voir  de  la  poignante  cérémonie  pour 
laquelle  elle  était  venue,  elle  fut  forte  de  rési- 
gnation, haletante  de  curiosité,  assoiffée  d'un 
martyre  qu'elle  voulait  souffrir  pour  le  Dieu  de 
sa  vie,  qui,  comme,  le  Dieu  du  ciel,  ne  le 
verrait  pas  et  jamais  ne  l'en  récompenserait... 
Mais  quand  les  mariés,  la  messe  dite,  eurent 
descendu  la  nef,  suivis  d'un  flot  de  parents  et 
d'amis,  à  travers  la  brillante  assemblée  qui  se 
pressait  sur  leur  passage  ;  lorsque  les  derniers 
bruits  des  voitures  se  furent  perdus  au  loin  et 
que  l'église,  peu  à  peu  redevenue  déserte, 
eut  repris  son  silence  accoutumé,  la  faiblesse 
revint  au  cœur  de  l'infortunée  comtesse,  et 
elle  crut  qu'elle  allait  mourir.  Le  sol  lui  parut 
tourner   autour   d'elle.  Elle   eut  peur  de  s'éva- 


LE     MARIAGE. 


nouir  dans  cette  tribune  vide  et  solitaire  où 
elle  était  restée.  Elle  en  redescendit  l'escalier, 
chancelante  et  n'ayant  plus  qu'une  pensée  :  le 
désir  d'aller  mourir  plus  loin  ;  touchante  pu- 
deur de  femme  malheureuse,  dernier  soin  de 
la  fierté  d'une  Mendoze  qui  voulait  sauver  sa 
mémoire  de  l'insulte  prodiguée  à  sa  vie. 

Quand  elle  arriva  au  bénitier  où  sa  main 
défaillante  s'appuya,  elle  vit,  de  l'autre  côté  de 
cette  conque  de  marbre  qui  contient  l'eau 
sainte,  une  femme  qui  y  trempait  sa  main. 

a  Ah!!!  »  —  dirent-elles  toutes  deux  en  se 
reconnaissant.  Cri  réciproque  et  involontaire 
auquel  le  sentiment  d'une  vieille  haine  donna 
une  étrange  profondeur.  L'église  retentit  de  ce 
double  cri,  si  bref  et  si  sombre.  Mais  personne, 
excepté  ces  deux  femmes,  ne  s'y  trouvait 
alors  et  ne  fut  scandalisé  d'entendre  la  voix 
des  passions  troubler  la  paix  du  sanctuaire. 

Elles  s'étaient  vues  déjà.  Vellini,  pendant  la 
liaison  de  M.  de  Marigny  et  de  M"*^  de  Men- 
doze, avait,  curieuse  et  peut-être  jalouse  (qui 
lisait  dans  cet  inscrutable  cœur?),  poursuivi 
d'une  recherche  acharnée  la  femme  qui  lui 
avait  succédé  dans  le  cœur  de  son  amant.  Elle 
s'était  multipliée  et  repliée  autour  de  la  com- 
tesse, partout  où  elle  avait  pu  la  rencontrer. 
Souvent  M"'^  de  Mendoze  avait  involontaire- 
ment frémi  en  apercevant  dans  la  foule  —  soit  au 


UNE    VIEI  LLE     MAITRESSE. 


théâtre,  sur  le  devant  d'une  loge  placée  en 
face  de  la  sienne,  soit  sur  les  marches  des  es- 
caliers des  Italiens,  lorsqu'avec  mille  autres  elle 
y  attendait  son  tour  de  voiture,  —  une  femme 
mince  et  fièrement  cambrée,  qui,  comme  une 
vipère  dressée  sur  sa  queue,  comme  la  guivre 
du  blason  des  Sforza,  lui  lançait  deux  yeux 
d'escarboucles,  opiniâtrement  dévorants.  On  a 
déjà  vu  combien  l'amour  si  ardent  de  cœur  et 
si  pur  de  sens  de  la  comtesse  de  Mendoze, 
paraissait  faible  et  misérable  à  la  fougueuse  et 
sensuelle  Vellini.  Et  cela  qu'elle  ne  comprenait 
pas  (quand  elle  rencontrait  M'"*  de  Mendoze), 
lui  affilait  encore  le  regard  et  le  rendait  insup- 
portable. 

Aujourd'hui,  elle  ne  se  contenta  pas  de  la 
regarder,  elle  lui  parla. 

a  C'est  donc  vous,  comtesse  de  Mendoze  !  — 
lui  dit-elle  familièrement,  en  digne  fille  adulté- 
rine d'une  duchesse,  qui  croyait,  sans  doute, 
que  toutes  les  femmes  étaient  égales  devant 
l'amour.  —  Il  y  avait  longtemps  que  nous  ne 
nous  étions  vues.  Nous  nous  rencontrons  donc 
encore  une  fois. 

—  Vous  savez  mon  nom,  madame,  —  ré- 
pondit la  comtesse,  avec  une  dignité  triste  qui 
trancha  sur  le  ton  hardi  de  la  senora  ;  —  moi, 
je  ne  sais  pas  le  vôtre.  Mais  depuis  longtemps, 
je  vous  connais.  Jamais  vous  ne  m'aviez  parlé 


LE     MARIAGE. 


277 


jusqu'ici,  mais  les  sentiments  vrais  se  devinent. 
J'ai  cru  autrefois  que  vous  aviez  sur  moi  de 
méchants  desseins.  Je  sentais  en  vous  une 
rivale.  Je  sentaisque vous  deviez  aimer  comme 
moi  Ryno  de  Marigny. 

—  Non,  je  ne  Paimais  plus,  —  reprit  Vel- 
lini  ;  —  je  l'avais  aimé  !  Si  je  vous  suivais  dans 
la  foule,  si  je  cherchais  à  lire  dans  votre  àme 
à  travers  votre  blanc  visage,  c'est  que  je  ne 
pouvais  comprendre  que  le  Ryno  qui  avait  été 
à  moi  pût  être  à  vous  ! 

—  Ah  !  si  j'en  avais  été  trop  fière,  —  dit 
M'"^  de  Mendoze,  qui  ne  plia  pas  plus  qu'elle 
ne  se  révolta  sous  cet  arrogant  mépris,  —  j'en 
aurais  été  bien  punie.  Une  plus  belle  que  moi 
m'a  vaincue, 

— Une  plus  belle  que  nous  deux,  madame! 
—  repartit  Vellini,  touchée  de  cette  grandeur 
modeste  et  cherchant  à  s'y  associer  en  se 
faisant  justice.  —  Vous  étiez  déjà  plus  belle 
que  moi;  mais  si  je  ne  comprenais  pas  qu'il 
put  vous  aimer,  lui,  c'est  que  je  connaissais, 
c'est  qu'il  me  racontait  votre  amour. 

—  Hélas  !  madame,  —  reprit  la  pauvre  com- 
tesse à  qui  son  tendre  cœur  ne  reprochait 
rien,  —  com.ment  donc  était-il,  votre  amour, 
puisque  le  mien  vous  faisait  pitié  ? 

—  Oh  !  le  mien  !...  —  reprit  Vellini,  en  reje- 
tant sa  tête    en   arrière,    avec    un  éclat  dans  la 


378  UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 

voix  auquel  un  tressaillement  des  échos  de 
l'orgue  répondit.  Puis  elle  ajouta  (d'un  ton 
plus  bas,  avec  la  superstitior»  retrouvée  d'une 
Espagnole  :  —  mais  cela  ne  peut  pas  se  dire 
dans  l'église...  » 

Et  comme  pour  écarter  les  deux  démons  de 
la  Volupté  et  de  l'Orgueil  qui  la  poussaient  à 
faire  curée  devant  sa  rivale  des  souvenirs  de 
son  amour,  elle  —  qui  pensait  si  peu  à  Dieu 
d'ordinaire  —  se  couvrit  d'un  grand  signe  de 
croix. 

La  comtesse  eut  une  rougeur  sous  sa  pâleur 
de  larmes.  L'accent  de  la  Malagaise  lui  révélait 
d'épouvantables  bonheurs  dont  l'idée  n'avait 
jusque-là  jamais  approché  de  son  àme,  chaste 
comme  la  neige  des  glaciers,  mais  comme  la 
neige  des  glaciers  quand  elle  commence  de 
devenir  fumante  sous  les  forts  rayons  du  soleil. 

a  Je  ne  veux  pas  le  savoir  non  plus,  —  dit 
M'"®  de  Mendoze  avec  le  sentiment  d'un  affreux 
regret.  —  Mais  l'amour,  c'est  le  dévouement, 
et  si  vous  l'aimiez  encore,  madame,  comme 
moi  je  l'aime  toujours,  dites,  qu'auriez-vous 
fait  aujourd'hui  ? 

—  Si  je  l'aimais  encore  !  !  !  Voyez-vous  ce 
cuchillo,  comtesse?  —  reprit  la  sefîora,  en  ten- 
dant une  espèce  de  couteau  grossier  par-des- 
sus le  bénitier  à  M""^  de  Mendoze,  qui  eut  hor- 
reur de  l'instrument  et  du  geste.   —   Je  serais 


LE     MARIAGE.  279 


venue  ici  même,  au  pied  de  cet  autel,  l'enfon- 
cer dans  le  cœur  de  celle  qu'il  épouse,  pour 
qu'il  n'en  eût  jamais  d'enfant,  » 

Et  l'idée  qu'elle  exprimait  lui  fît  monter  le 
sang  aux  tempes  et  à  ses  yeux  cruels  qui  s'in- 
jectèrent. Son  visage  noircit.  On  voyait  qu'elle 
ne  se  vaiitait  pas  et  qu'elle  était  très  capable 
de  ce  qu'elle  disait. 

«  Et  moi,  madame,  —  dit  la  comtesse,  — 
j'ai  fait  mieux  que  cela.  J'ai  prié  pour  lui,  j'ai 
prié  pour  elle.  J'ai  demandé  à  Dieu  de  les 
bénir  et  de  bénir  leurs  enfants.  Méprisez-moi 
de  tant  de  faiblesse,  mais  je  crois  l'aimer 
mieux  que  vous.  » 

Évidemment,  la  fille  du  toréador  ne  comprit 
rien  à  cet  héroïsme  de  l'amour  dévoué.  Un 
poing  à  la  hanche,  le  front  contracté,  elle  écou- 
tait avec  un  mépris  aveugle  les  paroles  de 
M"*®  de  Mendoze...  Et  comme  si  elle  lui  eut 
jeté  la  foudre  ". 

«  Priez  donc,  — dit-elle  avec  triomphe,  — et 
aimez-le;  ce  sera  en  vain!...  Vous  ne  le  reverrez 
pas  à  vos  pieds.  Moi,  je  ne  l'aime  plus  ;  je  ne 
prierai  pas;  et  pourtant  il  me  reviendra  I  » 

Ce  fut  au  tour  de  la  comtesse  de  ne  pas 
comprendre. 

«  Elle  est  folle,  —  pensa-t-elle  ; —  l'amour 
l'a  égarée.  Serait-ce  vrai?  L'aimerait-elle  mieux 
que  moi  ? 


UNE     VIEILLE     MAITRESSE. 


—  Oui,  il  me  reviendra!  —  reprit  cette 
étrange  prophétesse  des  passions  éteintes;  — 
la  chaîne  du  sang  est  entre  nous.  Vous  ne  me 
croyez  pas,  madame,  mais  écoutez-moi...  » 

Et,  lui  prenant  la  main,  elle  l'entraîna  vers 
la  porte,  comme  si  ce  qu'elle  avait  à  lui  dire 
n'avait  pu  être  prononcé  dans  le  lieu  saint;  — 
et  elles  sortirent  de  l'église  toutes  les  deux. 


FIN     DE      LA      PREMIÈRE      PARTIE 
ET    DU    PREMIER    VOLUME. 


TABLE 


3« 


TABLE 


Pages. 

DÉDICACE     ...,..»    «    .  I 

Préface  de  la  nouvelle  édition 3 

I.  Un  thé  de  douairière 17 

II.  I  promessi  sposi 35 

III.  Un  ancien  cavalier-servant 60 

IV.  Une  maitresse-sérail 70 

V.  Les  adieux 84 

VI.  La  curiosité  d'une  grand'mcre 100 

VII.  Une  variété  dans  l'amour 124 

I.VIII.  Sang  pour  sang  ,0 174 

'IX.        L'égoïsme  à  deux 199 

X.  Les  nœuds  incessamment  refaits 229 

XI.  Le  mariage 254 


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